Le cinéma de Patricia Mazuy est singulier dans sa manière de ne pas s’embarrasser de détails, d’exigences réalistes ou politiques, de moments d’explication psychologique, d’exposition narrative. On pourrait reprendre à son sujet la phrase de Jean-Claude Biette à propos de Jean-Marie Straub et Danièlle Huillet, dont il disait qu’ils ne « s’intéressent qu’à ce qui les intéresse. » Les films de Mazuy donnent parfois l’impression d’être faits pour son propre regard, comme si elle cherchait à créer une situation pour voir à quoi elle ressemblera à l’écran, sans préjuger a priori de ce que ça « donnera ». C’est ce qui fait autant le charme que l’austérité, la difficulté de ses films, et peut-être ce qui explique sa rareté, que toute la presse souligne alors que la Cinémathèque Française entame une rétrospective de son œuvre : il faut mobiliser une production, une équipe, pour répondre à l’exigence d’une seule personne, une attente personnelle, un regard qui ne se préoccupe que de lui-même. Cinéma égoïste, affaire privée (Achille Reggiani, fils de la réalisatrice, est d’ailleurs un des comédiens principaux de Bowling Saturne).
Ce qui intéresse Mazuy ici, comme dans son précédent film Paul Sanchez est revenu !, c’est le fait divers. Le meurtre de province, les notables, les personnages de la région, les flics, les décors (un cimetière, un commissariat, un bowling). Déjà en 1985, elle participe au montage de Sans toit ni loi, qu’Agnès Varda décrivait comme « un fait d’hiver ». Peaux de vaches s’ouvrait sur un évènement dramatique que les journaux reprenaient (l’incendie plus ou moins volontaire d’une ferme) ; Paul Sanchez est revenu ! naissait d’une obsession pour Faites entrer l’accusé. Bowling Saturne pourrait d’ailleurs être un grand épisode de l’émission de France 2, dont l’essentiel tient, comme toujours, en quelques lignes : un flic, Guillaume, hérite du bowling de son père et en confie la gérance à son demi-frère marginal, Armand, chez qui cette nouvelle stabilité sociale va réveiller des pulsions de violence et le transformer en prédateur. Une sorte d’affaire Alain Lamare inversée où le tueur fou n’est pas le flic mais son frère. Un récit extrêmement simple, plus proche d’un western (on peut penser à Pursued de Raoul Walsh) que d’un film policier.
Si Bourdieu disait que les faits divers font diversion, c’est parce qu’ils sont – sujet tristement d’actualité – insignifiants en eux-mêmes mais pleins de possibilités d’interprétation, et Mazuy s’intéresse précisément à cette insignifiance, allant jusqu’à vider le récit des éléments pittoresques ou piquants qu’on pourrait y trouver ; la ville où le film se déroule est à peu près invisible et anonyme, les paysages absents, même le groupe de chasseurs est dépaysé (ils chassent du gros gibier à l’étranger). Ne reste que la substance, l’essentiel, dans cette scène centrale qui est incontestablement la grande scène du film : celle dans laquelle un rapport sexuel consenti, assez magnifiquement filmé et monté, se transforme en une scène de viol et de meurtre sordide, montrée très frontalement. C’est ce nœud qui intéresse Mazuy, ainsi que les corps qui s’accumulent dans la seconde partie et sur lesquels elle insiste parfois longuement, filmant les peaux en décomposition, les cheveux mêlés à la terre, leur yeux livides, révulsés. Cette horreur d’un geste incompréhensible, dont se repaît le true crime et autres séries Netflix (documentaires ou fictionnelles), est affrontée directement, et cette scène de violence centrale met au fond le spectateur au défi de la regarder ; on voudrait se cacher les yeux car pour une fois tout est donné à voir, dans l’espace et dans le temps (c’est aussi la longueur de la scène qui choque – le temps que la vie met à quitter un corps).
Il s’agit donc de regarder, d’aller voir. On pourrait faire la liste des regards filmés dans Bowling Saturne : ceux que se lancent silencieusement les frères (dans un étrange faux champ-contrechamp dans l’ascenseur du bowling, où Armand reste filmé de dos, les regards des frères semblent annoncer les coups qu’ils s’infligeront dans la scène finale), ceux, impossibles, des victimes, dont Mazuy filme souvent le visage et les yeux, et ceux des animaux, bien entendu, en particulier de ce chien qui assiste aux meurtres. Des regards qui frappent justement par leur variété, leur altérité, par l’impossibilité de les comprendre et de les interpréter : ils sont fondamentalement autre, et pourtant nous devons y mettre quelque signification. Manière d’infliger aux personnages ce que nous pensons voir en eux ; le SMS terrifiant d’Armand, qui harcèle une femme au téléphone, est « Je sais que t’en as envie, je l’ai vu dans tes yeux. »
L’animalité, sujet essentiel du film, est d’ailleurs elle aussi une question de regards : comme un animal n’est anthropomorphisé que par le regard que nous portons sur lui (ce que rappelait fort bien Eo récemment), un être humain n’est « animal » que parce que l’on juge qu’il en est ainsi ; et ce que l’on qualifie d’animal, ce sont souvent des choses pourtant profondément humaines dans leur absurdité, leur codification, leur intégration dans notre culture (tuer, manger, faire l’amour). Il y a, par moments dans le film un passage de l’être humain à l’animal, où les comédiens grognent, crient, se laissent comme posséder par quelque chose qui sommeille en eux, et pourtant ce sont leurs sentiments humains qui sont à la source de ces comportements – exemplairement, le plan qui suit la scène de meurtre, où Armand marche nu dans sa cuisine, comme une bête affamée, pour finir par… allumer une cigarette.
Fort heureusement Mazuy ne sert pas la tarte à la crème réflexive du « vous qui trouvez ça horrible, pourtant, vous regardez » – ça, c’est justement le true crime de Netflix qui le fait, idiotement, ironiquement. Bowling Saturne n’a aucune ironie, il est totalement premier degré, terre à terre même. Cela pourra surprendre, à propos d’un film manifestement aussi chargé en significations : il suffit d’entendre Mazuy parler du film, de son intérêt pour la violence que les pères laissent en héritage à leur fils, ou de la signification de ce bowling en sous-sol, relié à l’appartement du père par un ascenseur, comme si tout cela était un réseau organique, que le père était encore vivant et emprisonnait ses fils dans ce bâtiment maudit (d’où le Saturne du titre, le dieu romain dévorant ses enfants). Mais le fait divers, justement, a cette particularité d’être à la fois insignifiant et impossible à maintenir dans cette insignifiance : il mobilise forcément l’imaginaire, l’angoisse, il se charge malgré lui de nos mythes, nos convictions. Filmer un fait divers est comme filmer des chevaux – et Mazuy, qui a si bien filmé des chevaux dans Sport de filles, le sait bien : c’est à la fois la chose la plus terre à terre du monde (il ne faut pas effrayer l’animal), et cela mobilise en même temps tout un imaginaire, une histoire du cinéma et de l’humanité (y compris dans ses aspects les plus terribles : la guerre, les massacres de la Conquête de l’Ouest…).
Cette sur-signification de Bowling Saturne, cette charge métaphorique (une fois n’est pas coutume, le terme convient parfaitement) est donc inévitable ; le film se dirige donc vers un anti-réalisme presque abstrait, par exemple dans la scène où le groupe de chasseurs, avant de visionner des images de chasses, chante en chœur une chanson du XVe siècle. Ces images de chasse, d’ailleurs, sont l’occasion d’une mise en abîme on ne peut plus claire : les chasseurs y voient quelque chose, Xuan (une jeune militante écologiste) une autre, et il est impossible de dire avec certitude ce qu’y voit Armand, manifestement désarçonné par ces images, alors que sa tête se mêle en surimpression avec la vidéo de chasse (est-il attristé par la mort du fauve, dans lequel il se reconnaît, ou par la violence de son père, dont il constate qu’il est l’héritier ?). Ce que dit cette scène, c’est que cette sur-signification, ce n’est pas Mazuy qui l’impose, mais que plus la violence est inutile, vaine, absurde, plus il faut lui donner, artificiellement peut-être, une signification.
Nous arrivons alors au point le plus problématique du film, qui est aussi celui du traitement médiatique des faits divers. Car l’expression même de fait divers semble les ramener à des faits non politiques, anodins, inévitables, ce qu’ils ne sont évidemment pas, en particulier quand il s’agit de meurtre de jeunes femmes, en réalité conséquences terminales d’un système patriarcal. Mais les films de Mazuy, un peu comme ceux de Catherine Breillat (dans un film comme À ma sœur ! par exemple, qui passe lui aussi par le fait divers), sont précisément intéressants parce qu’ils poussent jusqu’au bout une logique patriarcale qui transforme ces crimes en moments esthétiques, métaphoriques, presque spirituels (Armand finit d’ailleurs par ritualiser ses meurtres). Si je précisais que la scène centrale de Bowling Saturne commence avec douceur et se termine dans la violence, c’est parce que justement le passage de l’un à l’autre est à la fois soudain et monotone ; la scène n’est pas vraiment coupée en deux, le découpage ne s’accélère pas soudainement, et tout se déroule dans un seul et même mouvement. C’est aussi pour cela qu’à la fin le « bon » frère est tout à coup rattrapé par la même violence qui possède le « mauvais » (Guillaume arrache avec colère la ronce qui pousse sur la tombe de son père, hurle sur Xuan, rit en voyant Armand se jeter par la fenêtre). C’est que Mazuy, fascinée de longue date par ces êtres horribles de virilité que sont les héros de western, filme dans le même temps la masculinité convenable, admissible, et sa conséquence monstrueuse, en montrant du même coup que l’une ne va pas sans l’autre. C’était déjà ce que disaient, peut-être un peu malgré eux, les westerns d’Anthony Mann, de Budd Boetticher ou de Sam Peckinpah, auxquels Mazuy se réfère souvent. Bowling Saturne rejoue au fond ce cinéma, mais recentre le regard sur cette conclusion habituellement esquissée, sous-entendue, et refoulée : que le héros viril et le monstre assoiffé de violence sont, au fond, les mêmes.