Les jeunes actifs qui prenaient le métro il y a quelques semaines ont pu voir une étrange publicité. « re » s’étalait en quatre par trois, police blanche sur fond noir. Internet s’est un peu agité, la nouvelle s’est répandue. Bref, pastille humoristique diffusée entre 2011 et 2012, créée par Kyan Khojandi et Bruno Muschio (Navo), produite par Canal, revenait pour une deuxième saison. Disney + s’était chargé de la production. Une jolie machine de guerre communicationnelle s’est mise en branle sur les réseaux et les médias traditionnels, pour mieux créer le désir avant la mise en ligne du premier épisode, le jour de la Saint-Valentin, gratuitement et sur YouTube.
La série est un produit qui se vend et se pitche à des producteurs, des diffuseurs, des plateformes, lesquels conçoivent des stratégies pour rendre la série désirable, et attirer les spectateurs. Rien de nouveau ici, rien d’étonnant. On peut se souvenir, récemment du 1,2,3 soleil mis en place sur les Champs-Élysées pour la deuxième saison de Squid Game en décembre, ou des publicités qui inondaient la capitale lors de la diffusion de la deuxième saison d’En thérapie (Toledano et Nakache, 2022, autre mini-série représentative d’une certaine qualité française, parisienne et focalisée sur les problèmes intimes et familiaux). Mais Kyan Khojandi excelle tout particulièrement dans cet art de la communication, de la bonne idée publicitaire, du pitch. Qu’il soit le présentateur de la version française de Hot Ones, émission dans laquelle des personnalités font leur promotion par le biais d’une interview-concept en est l’un des signes. On trouvait dans la première saison de Bref un jeu constant avec la publicité. On se souvient ainsi des innombrables produits en 3000 (Energy3000, Capote3000, …), qui donnaient lieu à d’amusantes parodies. Ce « truc » réapparaît la deuxième saison, et en particulier dans le premier épisode gratuit, offert aux spectateurs comme un produit d’appel, un premier échantillon offert. « Je » (le personnage principal, qui n’a pas de nom, joué par Khojandi) découvre grâce à Billie, sa colocataire qui vit comme lui une rupture douloureuse, qu’il tend à rester dans des situations amoureuses néfastes par peur de la solitude. Ce problème sentimental est mis en image par un « truc », le médicament Malaccompagnax3000, dont lui et Billie auraient eu tendance, au cours de leur vie, à abuser. L’on touche ici à l’une des mécaniques centrales de Bref, en particulier dans la première saison. Il s’agit de montrer un phénomène observé (comportement ou type social, par exemple) grâce à une parodie de publicité, un cliché de cinéma, une idée de mise en scène particulièrement séduisante, thème sur lequel on pouvait varier à l’infini. L’épisode 80 (« Bref, j’ai fait une dépression ») prenait ainsi l’apparence d’un jeu vidéo. Le personnage passait des niveaux qui représentaient les souvenirs douloureux de sa vie, afin de remonter à la surface et … vaincre sa dépression. Ce type de fonctionnement par analogie (« imagine que ça serait un jeu vidéo … ») apparaît bien souvent dans la deuxième saison. Par exemple, dans le troisième épisode, lorsque Khojandi parvient à entrer dans une photographie de mariage, pour entendre les conflits qui se disent à voix basse, les dents crispées, sous les sourires. Mais aussi, plus léger, l’Académie des Oncles, dans le même épisode : les futurs oncles seraient formés aux arts de la vulgarité et de la beauferie dans une université où l’on apprend la pétanque et les expressions fleuries[11] [11] L’oncle beauf est un de ces clichés qui portent tout un mépris larvé et cool. Il est dénigré par les jeunes qui reviennent en famille, et permet ainsi de dérouler le comique le plus pesant, mais ironiquement. . Certaines jusqu’à la nausée : le couple est présenté par la métaphore du véhicule, tantôt conduit par une seule personne, tantôt mal fichu, tantôt parfaitement personnalisé, toujours un placement de produit pour Peugeot[22] [22] Les scénaristes ont d’ailleurs la délicatesse – ou le vice – d’attendre le quatrième épisode pour saturer le récit de placements de produits plus grossiers les uns que les autres. Mention spéciale au Marionnaud qui devient le lieu d’une réminiscence proustokhojandienne, lorsqu’il sent le parfum d’une jeune fille qu’il n’avait pu embrasser en colonie de vacances. .
Il est difficile de ne pas saisir dans ces trouvailles l’écho des writing rooms pleines de ces nouveaux producteurs de sketches, créatifs qui cherchent toujours l’idée originale, le pitch, qui permettra de dérouler les blagues. Bref apparaît en vérité comme le modèle séminal de l’humour mainstream français qui s’est développé sur YouTube, à mi-chemin d’Internet et de la télévision dans les années 2010, Golden Moustache et Studio Bagel en tête. Il s’y est mis en place ce fonctionnement par décalage parodique et par jeu avec des références geeks et pop culture des années 1990, ainsi qu’un mode de production. Loin du bricolage, les créatifs avaient besoin de moyens considérables pour mettre en place leurs concepts. Près d’une dizaine d’années plus tard, cet écosystème semble s’être solidement établi, migrant depuis le couple télévision/Internet (Bloqués ou Serge le mytho, écrites et réalisées par Khojandi et Navo, sont à ce titre les modèles accomplis du pitch : c’est deux rappeurs qui ici n’en seraient pas et traînent sur un canapé ; c’est un type menteur pathologique et drôlement imaginatif qui leur rendrait visite, assez intéressant pour devenir le héros de son propre programme) vers le cinéma[33] [33] Florent Bernard, l’un des réalisateurs de Golden Moustache, est crédité dans les remerciements de Khojandi pour Bref 2, et a sorti son premier film au cinéma l’année dernière. et les plateformes, Disney + en l’occurrence. À ce titre, les innombrables caméos, qu’ils viennent d’Internet (McFly et Carlito, Bertrand Usclat), du cinéma (Noémie Lvovsky, Emmanuelle Bercot) ou de la musique (Orelsan) dessinent le tableau complet de cet écosystème médiatique, créatif et bankable, tout autant qu’ils accrochent le spectateur, lui font plaisir.
Au vu des thèmes de la série (être un jeune homme dans une grande ville, faire l’expérience de l’amour et de la rupture, exister au sein d’une bande d’amis) Khojandi et Navo entendent dialoguer avec How I met your mother ou Friends. On peut davantage comparer leur travail à celui que fait Don Draper dans Mad Men, cherchant par tous les moyens à trouver l’idée brillante qui fera la campagne publicitaire de l’année.
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Cette logique du concept, du truc, s’appliquait à merveille au format court des pastilles de la première saison de Bref. Elle s’essouffle vite quand il s’agit de voir plus grand. Déjà la brièveté prenait de l’ampleur, lors de la fin de Bref 1 (« Bref, j’ai fait une soirée déguisée » courait sur trois épisodes). Cette deuxième saison a la forme d’une mini-série : 6 épisodes d’une quarantaine de minutes chacun. C’est donc bien que les ambitions ont évolué, et que la série aspire à gagner en sérieux, en anoblissant son format.
Puisqu’il nous faut retrouver le produit qui nous est cher, on retrouve bien souvent la forme qui caractérisait Bref (qui avait été elle-même parodiée à outrance, et à toutes les sauces). C’est-à-dire un montage saturé, à l’image par une série de cuts qui va s’accélérant, au son par une triple nappe son direct/voix off/bruitage qui donne une impression de saturation, lequel est comme le jingle, la marque de fabrique de la série, et qui se veut être le bruit d’une récapitulation (bref). On constate que, bien souvent, ces six épisodes commencent en reprenant ces formes balisées et connues. Ce moule de rythme et de montage est idéal pour l’autoportrait (ainsi, pour présenter ses nombreux tocs), ou les micro-observations sociologiques qui sont au cœur de l’humour de la série : le personnage s’absente et la pensée intrusive s’accomplit sur l’écran (le champ-contrechamp du médecin qui lui annonce qu’il a quarante ans, puis le traite de connard, Khojandi qui lui demande de répéter…).
Pour autant, à mesure que l’épisode progresse (et la série en général), ces effets de compression/saturation se font plus rares et avec eux, les gags les plus gratuits, les petites trouvailles qui sont, il faut bien le dire, les seuls éléments plaisants de Bref. A la place, on constate :
En s’enflant, Bref emprunte à tous les codes scripturaux de la série, et intègre donc le nécessaire : des arcs de personnages (la relation de Billie avec Ben, le meilleur ami du personnage principal, qui refuse la rupture), des cliffhangers. À la fin du troisième épisode, le personnage sort de l’hôpital où son père est mort, et nous dit que ce lieu sera celui de son pire souvenir comme de son meilleur. Flash-forward, le voilà accompagnant une femme à la maternité, mais son visage est caché. Un personnage (joué par Freddie Gladieux) brise le quatrième mur, téléspectateur qui nous annonce en mangeant du popcorn que lui sait qui c’est. Il spoile. Voilà la plus grossière infamie parmi les « trucs » : les scénaristes inventent ce personnage pour bien dire qu’ils ont conscience de la facilité de certaines ficelles, que tout cela n’est qu’illusion… Faut-il rappeler que mettre en place une mauvaise idée ironiquement la rend doublement plus bête[44] [44] Par ailleurs, les esprits de notre génération, saturés par ces sketches, ont souvent la désagréable impression de revoir des gags déjà usés. ?
La photographie elle-même est particulièrement léchée, colorée et élégante, et l’on ne peut que constater le grand soin accordé aux décors. Exit la colorimétrie morose de la première saison. Un nouvel esprit souffle sur l’image. Une nouvelle mode aussi certainement : il est certain que cette série sera dans dix ans un énième exemple de la fadeur pastel qui gouverne nos images contemporaines. Cette attention portée aux décors, aux effets spéciaux et à la couleur témoigne d’une volonté de rendre un travail soigné et moins bricolé, et signale bien sûr un changement de budget : Disney est à la manœuvre, et non plus Canal. Peut-être le studio impose-t-il son esthétique.
Ces changements de forme répondent dans la logique de la série à un bouleversement du personnage (dix ans ont passé, après tout.) Le montage saturé était à l’image du personnage, obsédé, toqué, maniaque. Le solipsisme et les pensées intrusives ne durent qu’un temps, il lui faut désormais prendre conscience de son égoïsme, de ses échecs, de sa loose. Ce bouleversement apparaît avec une bien grande finesse dans la série. Son ex de la première saison a réalisé un film, Mortelle banalité, qui met en scène leur relation, son narcissisme et sa violence. D’abord incapable de le regarder, il finit par se remettre en question, comprend qu’il est « le mec du film », et qu’il est nécessaire de voir ses propres défauts (textuel).
Puisqu’il ne s’agit jamais de laisser le spectateur réfléchir par lui-même, la raison de ce nouveau packaging nous sera clairement donnée à la fin de l’épisode 5. Le « Je » de 40 ans converse avec des versions passées de lui, qui ne cessent de commenter (mélange des voix off signature) la scène et de la ramener à leur propre intériorité. L’occasion pour le plus vieux de constater combien il a changé, combien il a quitté le solipsisme en « se mettant à la place des autres ». Le changement de forme est motivé par un changement de fond, celui d’un coming of age à quarante ans.
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Bref est un néant politique. Rien d’éclatant à cela. Conçu par des créatifs, il représente de jeunes gens dont les préoccupations ne sont qu’intimes (amoureuses, amicales, familiales selon les épisodes). La série est fidèle à la classe qu’elle représente et à qui elle parle, la classe qui la produit et dont elle est l’image et l’enfant.
Bref ne fait pas de politique, mais il fait dans la morale : l’horizon de la mini-série, c’est de tuer le narcissique toqué, incapable de conserver une compagne ou un travail. Tuer « le mec de bref » avec « le mec du film ». L’arc du personnage correspond donc à une grande réconciliation, avec son frère (celui qui réussit tout), avec les femmes (celles qui sont tout le temps parfaites). Le problème, c’est lui. Il lui faut prendre conscience de ses erreurs, se réconcilier avec lui-même pour pouvoir se réconcilier avec les autres. À ce titre, se délier du meilleur ami d’enfance, qui se trouve être un ivrogne violent et possessif, représentant d’une virilité décidément ringarde, voire pas cool. #metoo a passé entre les deux saisons de cette série, le sexisme bon teint des débuts a revu son cahier des charges. À quarante ans, Khojandi découvre que l’on peut être ami avec des femmes. Carla, son « plan cul régulier » de la première saison, est désormais sa meilleure amie, et ils entretiennent maintenant une relation profonde et sincère, dénuée d’arrière-pensées. L’impact de #metoo apparaît clairement dans le film que réalise son ex : elle a fini par voir la violence qui se jouait dans son couple au quotidien, pour le représenter à l’écran, et partant, éduquer les spectateurs (jusqu’au conjoint violent lui-même en l’occurrence, qui finit par comprendre qu’il est le « mec du film »). Néanmoins ces questions éminemment politiques, c’est-à-dire relatives aux rapports de pouvoir et de domination qui structurent la société, ne sont plus abordées que sous un seul angle : réussir à voir, et parvenir à dire. Les problématiques intimes de la mini-série (comment faire face à ses traumatismes, à la dépression, comment être un mec bien, non plus un ex égocentrique voire violent, comment être un bon père de famille), sont ainsi constamment libérées de toute conflictualité. Il ne s’agissait que de s’en rendre compte, et de réussir à en parler, à évacuer.
Pas de politique donc, mais de la morale. Celle de Bref 2 est au degré zéro, c’est une morale des bons sentiments : il faut prendre soin des gens qu’on aime, être sincère et ne pas mentir, « assumer » quand on a fait des « conneries », s’éloigner des personnes toxiques. Voilà ce qui gît sous le montage saturé et les trucs publicitaires.
Il y avait pourtant bien la question du travail, abordée avec un certain humour dans la saison 1[55] [55] Les ficelles et les abus du télémarketing, par exemple, dans l’épisode 55, « Bref, je m’appelle Éric Dampierre ». . Le bullshit job réapparaît dans la saison 2 : Khojandi est coopté dans l’entreprise de son père et de son frère, il débouche des toilettes, distribue des dossiers dans les différents étages. Il finit par démissionner, mais ça n’est pas à cause de la vacuité du salariat dans le tertiaire (ce que représentent brillamment des sitcoms anglaises comme Peep Show ou The Office). C’est parce qu’il supporte mal le fait d’avoir été augmenté grâce à son frère. Les bullshit jobs ? Une affaire de famille. La dépression ? Elle aussi est une affaire de famille. Elle ne s’explique plus que par quelques mauvais souvenirs d’enfance et par le fardeau du père qui n’a pas suffisamment soutenu son fils. Le monde est loin, les problèmes se résolvent à l’aise, dans le cabinet du psychologue (joué par Alexandre Astier, autre emblème de cette nouvelle comédie qui a gagné les salles). Il ne suffit que de s’amender, et de parler de ses parents.
D’ailleurs, le misfit finit bien : embauché dans un magasin de jouets rétros, il se prend de passion pour le webdesign et la vente et ligne, et finit par racheter la boutique à son ancienne patronne. Il embrasse le rêve entrepreneurial et la série se termine par un entretien entendu avec un conseiller bancaire. Le geek a enfin trouvé l’emploi de ses rêves, la femme de ses rêves, et Bref se clôt comme une comédie romantique qui se prendrait trop au sérieux, dégoulinant de sa fausse gaucherie et de ses bons sentiments.
Pourtant, il dessine des sourires attendris sur les visages des jeunes actifs. L’affiche publicitaire a fait son œuvre, la pauvre morale et le sale esprit d’entreprise nous ont sournoisement saisis. Demain, nous prendrons le métro l’esprit plus léger.