La Trilogie d’Oslo : Rêves, Amour, Désir, de Dag Johan Haugerud (sortie le 2, 9 et 16 juillet 2025). La jalousie. Trois volets distincts mais dont les titres semblent interchangeables : Rêves raconte l’amour à sens unique d’une élève pour son enseignante ; Amour se compose de trajets en bateau où l’on se met en chasse sur Grindr ; Désir s’ouvre sur le récit d’un rêve, entre collègues ramoneurs. Avec pour cadre la capitale d’Oslo, cette dénommée trilogie avait tout du produit art et essai savamment soigné, joli package d’errances amoureuses en milieu urbain, avec flot de dialogues érotico-sentimentaux estampillés Rohmer. Le résultat vient au final déjouer (en partie) les attentes, avec trois films qui creusent patiemment et intelligemment la question de l’expression ou non d’un désir lancinant, la façon de l’assumer, de le prendre en main – vis-à-vis de soi comme des autres. Si l’impression de flottement de leurs ouvertures, dans des lieux en hauteur, pris dans le mysticisme d’une lumière solaire ou d’une fumée blanche, s’estompe progressivement, c’est parce que la parole n’y est pas vague et sautillante. Celle-ci est mue par un principe exploratoire mais concerné, tentative de circonscription et de compréhension d’un geste (une main aux fesses dans Amour) ou d’une impulsion (la passion dévorante de Rêves, l’adultère homosexuel avec un inconnu dans Désir), et trouve un écho dans la déambulation spatiale de ses énonciateurs : les trajets en ferry d’Amour sont autant d’allers-retours sensuels, tout comme les baies vitrées occupant tout le scope accentuent les distances et les incompréhensions entre les êtres dans Désir.
Mais c’est Rêves qui emporte la mise, dès son parti pris narratif, pourtant le plus restrictif : la passion amoureuse de Johanne pour sa professeure de français Johanna, nous parvient par la voix-off de la première, récit qui trouvera son aboutissement dans un livre et une séance de thérapie, brouillant parfois les frontières entre fil de pensée, retranscription littéraire (avec ce que cela peut comprendre de jeu avec la fiction) et confession thérapeutique (avec ce que cela peut comprendre de mensonge). Ce cœur battant est pris dans une logique contradictoire de recroquevillement (Johanne garde toujours sur elle la clé USB qui contient son manuscrit) et d’expansion : l’amour s’intensifie, ouvre l’espace (ces plans magnifiques où Johanne se rend chez Johanna, et qu’Oslo se découvre dans toute sa grandeur, à même d’accueillir un sentiment d’une telle intensité) et gagne en audience (sa grand-mère, puis sa mère, et enfin le grand public), tout en étant pris dans un processus de clôture (aller au bout du récit, de cette histoire), volontaire ou non. Ce qui compte, au fond, ce n’est pas tant que Johanne s’amourache de son enseignante, ni même qu’elle éprouve pour la première fois des sentiments vis-à-vis d’une femme, mais bien que le récit qu’elle porte, à la fois force vitale et support de fiction, fasse naître une forme de jalousie. Lorsqu’elle fait lire son manuscrit à sa grand-mère, poétesse légèrement passée de mode, elle le fait pour se délester, pas pour chercher un point d’appui propre à permettre une publication. Or, non seulement sa grand-mère trahit sa promesse en le confiant à sa mère, mais elle ne l’encourage pas non plus à publier, en dépit de l’enthousiasme de son éditrice. C’est toute la beauté de Rêves que de s’élever au-dessus des circonvolutions sentimentales, propices à une possible rêverie béate, pour creuser ce sillon de jalousie – piste également arpentée dans Désir, à travers la femme trompée qui envie peut-être plus qu’elle ne reproche cet adultère en apparence simple et aléatoire. Car il est beaucoup question du regard de l’autre dans la trilogie, de la manière dont l’opinion sur une situation affective révèle la part d’échec en nous, l’impasse artistique et sentimentale qui nous guette. Et si Johanne sort grandie de sa traversée, elle le doit à un principe simple, qui lui fait oublier sa clé USB dans un endroit qu’elle ne connaît pas : verbaliser ce qui la remue sans s’y complaire, être au clair avec et dans l’espace.
Hugo Kramer
Les 4 Fantastiques : Premiers pas, de Matt Shakman (sortie le 23 juillet 2025). Il y a un moment, presque fugitif, où Les 4 Fantastiques – Premiers pas s’élève au-dessus de sa propre inertie : lorsque Galactus surgit dans le cadre. Non pas comme entité destructrice, ni même comme simple figure de l’antagonisme, mais comme corps cosmique, silhouette lentement dessinée dans l’obscurité du vide. À cet instant, le film effleure quelque chose : non pas tant la peur que la stupeur – cette intuition d’un monde qui nous dépasse, cette sensation d’un regard qui nous observe, sans colère, dans un détachement souverain. Ses yeux brillent au loin, deux lueurs témoignant d’une conscience insondable. Galactus n’est plus seulement une menace abstraite : il devient une figure mythologique reconfigurée, démiurge mélancolique – non par manque, mais par excès d’éternité, sa posture évoquant fugitivement celle d’un être humain, comme si l’infini adoptait nos contours.
Cette incarnation est l’un des rares gestes de cinéma du film – et peut-être le seul qui ait de l’ampleur. Le design de Galactus échappe au simplisme numérique ; il flirte avec une esthétique du sublime, cette grandeur qui dépasse toute mesure, qu’on ne peut embrasser sans effroi. Pourtant, cette incarnation ne donne lieu à aucune élévation dramatique. C’est là que le film révèle son impuissance et son incapacité à faire advenir la matière dont il dispose. Lorsque Galactus dévore une planète, le geste est réduit à une abstraction – et les cris des condamnés, récupérés par Johnny Storm, n’ont pas d’autre existence que sonore : recouverts par sa vindicte, ils ne sont plus qu’une abstraction illustrative, flottant sans peser, pures vibrations sans chair. Quand Galactus surgit à Times Square, tout semble se jouer en quelques gestes, alignés sans suite ni retentissement. Il saute de son vaisseau et atterrit dans l’East River, provoquant une vague qui déferle dans les rues – mais dont l’eau, aussitôt, semble s’être diluée dans l’image. Quelques flaques, à peine visibles, subsisteront sur le bitume, comme les traces d’un choc auquel le monde refuserait de répondre. Un bref plan montre les civils réfugiés sous terre apeurés par la secousse, un peu de poussière tombant sur eux – mais rien ne semble vraiment peser. Galactus s’agenouille pour creuser la terre d’une main et en humer la matière, avant de traverser l’avenue en ligne droite, renversant quelques voitures, sans que le sol ne ploie. Tout est là, pourtant : le corps, le mouvement, le volume. Mais rien ne pèse. Ce qui devrait être brutal n’est que fonctionnel, ce qui devrait marquer le monde le traverse à peine. Une succession d’actions réduites à leur seule littéralité, comme si l’idée même d’un impact restait étrangère à la mise en scène – or c’est souvent là que se joue la réussite d’un film d’action.
Les 4 Fantastiques semble traversé par un réflexe de dédramatisation constant. Un exemple : l’esquisse d’une ligne narrative forte – presque dérangeante – celle du sacrifice potentiel de l’enfant à naître de Reed et Sue. Galactus, dans un moment inattendu de rationalité obscure, propose un marché : la vie de l’enfant contre la survie de la planète. Ce serait là le cœur d’un récit tragique, presque mythologique – la reprise, en creux, d’Abraham et Isaac, transposée dans un contexte de science-fiction. Mais le dilemme moral, éthique, intime, est effleuré, puis recouvert aussitôt, comme si le film redoutait de s’enfoncer dans la profondeur qu’il venait d’entrouvrir. Même le mouvement populaire – la foule, d’abord en colère contre l’orgueil des héros, les accuse de provoquer la catastrophe – se dissout sans conséquence. Une scène, une pancarte, une clameur, puis l’oubli. Un discours suffit pour que la fiction reprenne son cours, comme si rien ne s’était joué. Le temps, lui aussi, semble glisser sans laisser de trace : aucun compte à rebours ni délai à respecter, aucun tempo qui contraint – les scènes s’enchaînent, comme suspendues hors du temps, alors que la narration suggère que des jours, des semaines, peut-être même des mois s’écoulent avant l’avènement de la menace. Le film semble désirer le drame mais le refuse dans ses effets, comme si chaque élément potentiellement conflictuel devait être immédiatement neutralisé. Il ne s’agit pas tant de paresse que d’une indifférence systémique à la gravité. Sam Raimi nous manque : dans Spider-Man 2 (2004), la menace paraissait réellement incontrôlable. Même le Superman (2025) de James Gunn, pourtant plaisant, reste prisonnier de cette légèreté – sans doute parce qu’il vise surtout les enfants.
La réussite partielle de Galactus en tant que présence accentue alors le vide qui l’entoure : un personnage pensé, dessiné, presque senti, mais inséré dans un monde qui refuse de réagir à lui (il ne s’agit pas tant de le combattre que de le téléporter à l’autre bout de l’univers). La planète ne répond pas, les corps ne s’effondrent pas – alors que le Dévoreur de Mondes semble sur le point de mettre en crise l’élasticité même de Reed Richards, la mise en scène choisit brusquement de déplacer son point de vue – l’histoire ne s’écrit pas. Il en résulte un film paradoxal : habité par une figure tragique, mais dénué de tragédie. Comme si le sublime s’était invité dans une fiction qui, structurellement, ne pouvait le contenir – et que tout le film n’était que le processus d’éjection de cette grandeur importune.
François Goglin
Salva Maria, de Mar Coll (sortie le 20 août 2025). Une femme douce. Salve Maria est l’exemple même d’un film très convenu et pourtant très réussi. Convenu dans sa progression narrative en forme de thriller plein de cauchemars qu’on craint prémonitoires et d’obsessions qui glissent vers la paranoïa ; convenu parce qu’il parle, avec rigueur et insistance (sans aller jusqu’au volontarisme), d’un « sujet sérieux » (la dépression post-partum). Et pourtant c’est un film où tous les plans ont une belle solidité, une tenue ; où s’opère, précisément, ce qui devrait aller de soi, une synthèse entre ces conventions – d’aucuns diraient un classicisme, souligné peut-être par l’élégant 35mm dans lequel ce film est tourné. Dans son essai Les Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres, Jean Paulhan suggère l’idée que les conventions littéraires ne devraient pas être aussi décriées, car elles sont bien souvent découvertes par les auteurs comme ce qui « marche », et qu’ils ne peuvent donc pas retirer sous peine de voir tout leur édifice s’effondrer. C’est pour la même raison qu’on ne peut rien enlever au film de Mar Coll : ni cette fenêtre qui ne ferme pas, symbole un peu gros, ni les traversées en voiture pseudo-hitchcockiennes, référence un peu lourde – on pourrait à la limite lui reprocher les hallucinations démoniaques qui apparaissent, fort heureusement brièvement, dans le dernier quart du film. Les conventions, c’est aussi ce qui permet au film de Mar Coll d’atteindre ses grands moments : le climax narratif, où l’autrice rencontre enfin la mère infanticide qui l’obsède, est aussi le plus beau passage du film, où la scénographie monte dans des hauteurs tragiques et où le moindre mouvement de main porte en lui une tension écrasante (le bruit des tasses, les personnages filmés de dos ; on penserait presque à Bresson). Le SMS envoyé par l’héroïne, s’affichant à l’écran, n’est pas une trouvaille en soi, mais la manière qu’il a de suspendre le temps en est une. Certes, cette beauté, Mar Coll ne l’atteint qu’en un point de rupture, celui qu’elle a construit pas à pas, méthodiquement, en metteuse en scène de talent, avec, il faut le dire, l’aide non négligeable de son actrice, Laura Weissmahr, toute en silence glauque et en obscurité contrôlée. Mais c’est déjà un miracle, aujourd’hui, pour un petit film à beau sujet, que de toucher à ces moments où le cinéma s’invente.
Pierre Jendrysiak
Pris au piège – Caught Stealing, de Darren Aronofsky (sortie le 27 août 2025). Darren Aronofsky se livre à une expérience paradoxale : faire mine d’abandonner ses dispositifs visuels et conceptuels sophistiqués – ces grandes machines qui ont façonné son cinéma, pour s’emparer d’un matériau réputé mineur, un roman noir pulp, nerveux et saturé de violence triviale. On pourrait croire à un « petit film », sec, rapide, qui fait profil bas, mais c’est précisément ce trompe-l’œil qui intrigue : Caught Stealing n’est pas un relâchement, encore moins une récréation. Derrière l’étau d’un récit resserré, fait de courses-poursuites et de règlements de comptes, se rejoue une descente aux enfers qui, tout en puisant dans l’imaginaire du polar, demeure résolument aronofskienne : mise en scène hyper-contrôlée, obsession du corps martyrisé, dramaturgie de la chute. Le film prend soin de détailler le passé traumatique de son protagoniste – l’accident de voiture, l’ami tué, le corps marqué à vie, la carrière sportive brisée – et de jalonner sa reconstruction pas à pas : chaque fuite, chaque affrontement, chaque cicatrice surmontée devient une étape vers une forme de délivrance. Une grammaire bien connue. Plutôt que de déconstruire le mythe, Aronofsky en souligne la mécanique, révélant à la fois la persistance et l’épuisement d’un modèle héroïque qui ne tiendrait plus que par habitude. Pour autant, en deux plans, Hank (Austin Butler) revient d’entre les morts, prêt à en découdre – réussite d’un film qui vise aussi le plaisir d’une économie narrative. L’idée de « faux petit film » se loge donc dans ce double mouvement : Aronofsky mime l’économie du polar de gare, avec ses rebondissements un peu sales, ses archétypes éculés, tout en les tirant vers une mise en scène trop travaillée pour rester au ras du genre.
Car une autre énergie traverse le film : un souffle punk hérité du New York des années 1990, ranimé comme une réminiscence intime. Les ruelles taguées, les bars miteux et les éclats gores révèlent un imaginaire urbain où la brutalité circule à ciel ouvert. Dans ces surgissements, Caught Stealing retrouve l’improvisation désinvolte d’une scène underground. La gravité de la rédemption héroïque se trouve parasitée par une veine ludique, presque régressive, qui brouille le ton du film et le rend insaisissable : fresque tragique et jam session anarchique à la fois. C’est dans les fuites de Hank à travers les ruelles que le film prend véritablement son envol : la violence s’exhibe au vu de tous, sans retenue ni contrepoids. Les malfaiteurs, indifférents à toute morale, incarnent une brutalité performative : figures juives implacables qui traquent Hank et Russ (Matt Smith), Russes plus grotesques mais tout aussi violents. Les coups laissent des traces, les corps s’effondrent, et rien ne vient adoucir l’impact. Ce n’est pas un hasard si les personnages semblent prisonniers d’un monde clos, où chaque ruelle, chaque appartement décrépi se mue en piège. Mais c’est précisément dans cette claustrophobie que le film trouve sa drôle de démesure, laissant transparaître, sous la crasse et la violence, une aspiration à la grandeur.
F. G.
Exit 8, de Genki Kawamura (sortie le 3 septembre 2025) / En boucle, de Junta Yamaguchi (sortie le 13 août 2025). On le sait, la relative médiocrité des adaptations de jeux-vidéo tient à ce que généralement elles se contentent de porter sur grand écran un lore (dont l’inspiration, l’univers et ses archétypes, provient d’ailleurs souvent du cinéma ou de la littérature populaire) ainsi qu’un ensemble de gimmicks qui visent avant tout à satisfaire chez les fans un désir de reconnaissance. Si on a pu entendre dire – notamment durant les années 2000-2010, lorsque nous étions au pic de la mode du « plan séquence immersif » – que telle scène, tel geste de mise en scène, était « inspiré par les jeux-vidéo », il y a, à ma connaissance, peu de films qui s’intéressent réellement au concret de l’expérience vidéoludique que l’on pourrait résumer sommairement ainsi : l’effectuation d’actions en vue d’accomplir un certain nombre de tâches plus ou moins difficiles dans des espaces délimités. C’est peut être le mérite de ce petit film bancal et maladroit qu’est Exit 8 de Genki Kawamura : approcher en cinéma ce qui constitue l’expérience en réalité souvent assez laborieuse du joueur. Il fallait pour cela adapter un jeu dont le gameplay est si dépouillé (il consiste à traverser huit fois un même couloir de métro à la recherche d’anomalies sans se tromper, sous peine d’être renvoyé à la case départ) qu’il laisse percevoir sa structure rigide.
Le film, qui reprend à l’identique les règles du jeu éponyme, ménage de façon plutôt habile une place pour le·la spectateur·ice. Si la caméra donne souvent l’impression de suivre le personnage-joueur comme pour mimer le suivi des déplacements dans un jeu vidéo, elle prend aussi à de nombreuses reprises son autonomie en flottant dans l’espace. S’opère ainsi un jeu de focalisation qui nous donne parfois un temps d’avance sur le héros perdu dans ce couloir uniforme (typiquement lorsque la caméra s’attarde sur un détail incongru qui lui a échappé), tandis qu’à d’autres moments l’information importante est laissée un temps hors champs pour créer du suspens. Cette tension permanente s’avère ludique car elle suscite un certain engagement, qui, s’il ne fait pas du·de la spectateur·ice un·e joueur·se, le place néanmoins dans une position qui pourrait être celle d’un·e accompagnant·e (la caméra ne peut pas être directement rapportée à une subjectivité, néanmoins son mouvement continu lui confère une certaine présence) et que l’on peut rapprocher de la place qu’occupe l’enfant dans la deuxième partie du récit. Nous sommes avec ce salaryman maladroit, asthmatique, nous le voyons petit à petit maîtriser l’environnement à mesure que ses gestes s’automatisent. En cela, Exit 8 se distingue de ces blockbusters dans lesquels le plan séquence immersif rime avec moment de bravoure : ici, le héros ne fait généralement que scruter en boucle le même environnement. Au fond, la maîtrise d’un jeu vidéo ne passe-t-elle pas par la répétition des mêmes actions jusqu’à trouver la bonne combinaison ?
Toutefois, le film n’atteint pas la simplicité du jeu original, qui faisait sa singularité [11][11] Le jeu est largement inspiré de P.T., la démo mystérieuse et géniale du projet de reboot avorté de la licence Silent Hill par Hideo Kojima et Guillermo del Toro. : faire peur en introduisant des bizarreries plus ou moins subtiles dans la répétition du même. Ici, les anomalies les plus frappantes (la plupart sont reprises du jeu : inondation du couloir, invasion de rats, changement d’attitude de l’homme passant, etc.) deviennent des événements spectaculaires. Elles perdent ainsi le caractère proprement incongru qui leur donnait l’apparence d’un bug dans le programme. On comprend la nécessité d’ajouter de tels artifices au sein d’un film destiné au circuit commercial (certaines de ces scènes sont d’ailleurs plutôt plaisantes en tant que purs moments de série B), mais reste que l’on s’éloigne ici de la dramaturgie minimaliste qui fait la force du jeu. D’autant plus que le récit ajouté est trop convenu, trop explicite (le couloir de métro comme éternel symbole de l’aliénation au quotidien) et va jusqu’à déployer une morale aux accents « pro-vie » pour le moins douteux : la compagne du héros avec qui celui-ci parle au téléphone dans les premières minutes est sur le point de se faire avorter ; la rencontre avec l’enfant sera alors pour l’homme l’occasion d’incarner une forme de paternité par laquelle il trouvera la rédemption (bien que la fin laisse planer l’ambiguïté quant à son sort).
Sorti quelques semaines auparavant, En boucle (Junta Yamaguchi, 2023) propose quant à lui un schéma de boucle temporelle en apparence plus classique : le personnel et les client·e·s d’une auberge située près d’une rivière sont condamnés à rejouer plus ou moins consciemment les mêmes 120 secondes. Ce film est lui aussi imparfait (l’humour bouffon peut vite agacer, l’écriture manque de subtilité et les personnages ne brillent pas par leur originalité) mais il trouve, par sa manière de filmer ces héros déterminés à résoudre le problème dans un plan séquence répété en boucle, un certain plaisir du geste, un plaisir de l’épreuve. Bien qu’ils et elles soient à chaque fois ramené·e·s à la case départ, l’espace se déplie au fur et à mesure de leur progression (que l’on ressent véritablement dans la répétition, le réalisateur ne faisant aucune ellipse) de façon similaire à un rogue-lite. Si chacun·e essaie à son tour d’expliquer ce qui lui arrive, la fin révèlera que la véritable cause de l’anomalie était simplement hors champ, là où ils et elles n’avaient pas songé à regarder, et imprévisible (le récit versant soudain dans la science-fiction). Le recours à l’absurde permet ainsi à En boucle d’éviter la lourdeur symbolique de Exit 8, en restant fermement attaché aux actions des protagonistes – comme une voie possible pour penser à nouveau le rapport entre cinéma et jeu vidéo.
Thomas Vallois