Conclave, un film d’Edward Berger (sortie le 4 décembre 2024). Pa-pa-pa-pam. Un détail peut donner envie d’aller voir un film, y compris quand ce dernier s’annonce comme une (trop) grosse production à Oscars. Pour Conclave, il était simple : voir Sergio Castellitto, acteur adoré chez Ferreri, Bellocchio et Rivette, vapoter dans ses habits de cardinal. Au-delà de la délectation à l’écouter parler, en grande partie, dans sa langue maternelle (notamment pour une diatribe pleine d’intolérance), se signale donc l’usage comique de sa vape, ponctuation légèrement anachronique dans ce conclave vieillissant et engourdi. Mais cet effet est aussi à l’image du film, et vaut pour toutes ses figures. Au fil d’un vote où différents cardinaux font la course en tête, chacun a le droit à son moment, avant d’être écarté de la course à la papauté. Conclave fait sien ce principe et miniaturise en vignettes ses retournements tonitruants (scandale sexuel, ambition démesurée, libéralisme religieux, conservatisme raciste) mais appuyés, voire caricaturaux. Le cardinal Thomas Lawrence (Ralph Fiennes, qui traîne une mine de chien battu deux heures durant) se voudrait alors point d’équilibre, point de passage de toutes les pistes cardinales. Mais il ne peut résoudre ce vrai problème d’échelle, celui d’îlots solitaires qui ne sont que des effets trop sûrs d’eux. Le rôle d’Isabella Rossellini (forcément géniale) est à ce titre parlant. Si elle a le droit à sa scène, remettant un cardinal à sa place en plein réfectoire, dans un jeu à la fois très expressif (ses yeux presque révulsés) et tout en retenue (sa posture qui ne flanche pas, aucun surplus dans ses gestes), ce qu’elle révèle a déjà été éventé, et ne semble être que la conclusion répétitive de la séquence précédente. Académisme des formes doublé de numéros d’acteurs ayant souvent la même allure, suite de notes trop lourdes qui s’accumulent et tombent à plat.
La réflexion sur le pouvoir – ou son refus – est rapidement phagocytée par les impératifs du cadre cérémoniel, même si le déroulé des votes est assez bien mené dans ses variations et sa manière de structurer le récit. Mais c’est comme si le refus de Lawrence de se projeter et d’envisager la fonction papale devenait celui du film. Ne restent que des votes comme des détonations : tout doit être tonitruant, y compris le final assez ahurissant (Conclave est adapté de Richard Harris, dont le Ghost Writer était autrement plus stupéfiant dans sa conclusion). Ni méditation politique, ni, au fond, crise de foi, comme le laissait présager l’un des premiers plans où Lawrence serrait sa calotte avant de faire face à la tâche à venir. Il ne s’agissait pas d’attendre d’Edward Berger, nouvelle coqueluche hollywoodienne depuis À l’ouest rien de nouveau (2023), un film sur le sens du pouvoir religieux et son impossible incarnation, qui se focaliserait non pas sur les forces en présence dans l’Église mais sur celui en prenant la responsabilité. Ce film-là a presque une quinzaine d’années, il nous laissait face à un balcon vide et un désespoir abyssal : c’était Habemus papam.
Hugo Kramer
Sept promenades avec Mark Brown, un film de Pierre Creton et Vincent Barré (sortie le 15 janvier 2025). Dans son introduction à De la figure en général et du corps en particulier, Nicole Brenez désignait le cinéma scientifique comme un « continent inconnu ». Pour l’exercice de l’analyse filmique, certes, mais aussi pour l’intérieur du cinéma : si les ponts entre documentaire et fiction sont assez convenus, les ponts entre cinéma amateur et professionnel le sont un peu moins, et ceux tendus vers le cinéma scientifique sont encore plus rares. Pourtant il y a peut-être une vertu du cinéma, une vertu souvent oubliée, que ce cinéma scientifique incarne mieux que les autres : apprendre. C’est à l’édification de tels ponts que s’essaye régulièrement Pierre Creton, ici accompagné, comme dans ses autres films « floraux », de Vincent Barré. Ils se retrouvent ici pour suivre le botaniste Mark Brown et constituer un « herbier », en 16mm, des plantes anciennes (certaines ont des centaines de millions d’années – elles devaient se défendre contre les dinosaures) avec lesquelles il travaille à la reconstitution d’une forêt primaire, qu’il nomme « L’Aube des fleurs ».
Les cinéastes, sans doute, ne croient pas beaucoup aux frontières : ils les traversent pour aller d’un continent cinématographique à l’autre, jouant une familiarité avec l’inconnu, mélangeant sans embarras les images, les voix et les méthodes. Ils partent surtout du principe absolument démocratique que chacun a son savoir et que chacun peut apprendre, apprendre des autres et apprendre aux autres (en français le mot apprendre a ces deux sens). Comme la plupart des films de Creton, c’est un roman d’apprentissage : pour Mark Brown, qui connait par cœur ses plantes primitives, mais concède n’être un entomologiste qu’amateur ; pour les documentaristes, gentiment corrigés par Brown lorsqu’ils confondent « nom vulgaire » et « nom commun » ; pour toutes et tous, toujours, sur l’amour, sujet faussement caché du film (quoi de plus érotique que les fleurs ?), jusqu’à ce que Mark Brown, inspiré par un souvenir amoureux qui lui revient en mémoire chargé de mélancolie, parle de faire l’amour dans les champs. L’amour, c’est d’ailleurs, comme le rappelait Orson Welles dans une très belle archive où il s’emportait contre le mot « professionnel », le vrai sens du mot amateur : celui qui aime. Pierre Creton, Vincent Barré, mais aussi leur chef-opérateur Antoine Pirotte et son assistante Sophie Roger, et toute cette petite troupe qui les accompagne dans leurs promenades : ce sont les princes de l’amateurisme cinématographique.
Pierre Jendrysiak
Le Dossier Maldoror, un film de Fabrice du Welz (sortie le 15 janvier 2025). L’affaire Marc Dutroux est un traumatisme qui a révélé les dysfonctionnements des systèmes policier et judiciaire belges : parce que les victimes n’ont pas pu être sauvées lors d’une enquête laborieuse, un scandale d’état a éclos, métamorphosant le pays. Librement inspiré de l’affaire (les noms et les lieux diffèrent), Le Dossier Maldoror dresse le portrait de Paul Chartier (Anthony Bajon), un jeune policier représentant un corpus populaire indigné, pris dans une guerre des polices (communale, judiciaire et nationale), obsédé par la disparition de jeunes filles.
Le nœud du film est là. Cherchant la reconstitution d’une enquête sur le mal – tournage à Charleroi, participation de la population locale -, le film explore les liens entre la criminalité et l’inertie institutionnelle, nourrissant un sentiment d’injustice et une révolte populaire qui grondent toujours en Belgique. Il privilégie ainsi la thèse du réseau criminel et non du prédateur isolé et, par la même, souhaite retrouver l’esprit des vigilante et du cinéma d’exploitation des années 1970 dont il récupère certains effets : photographie granuleuse, arrêts sur images, transitions via brûlures de pellicules. Une image toujours heurtée, en somme, et une poisse lorgnant du côté du Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper ; autant de procédés qui font également écho à l’écriture poétique, toute en collages, des Chants de Maldoror de Lautréamont.
De toutes ces strates et des faits établis par l’enquête, la fiction finit par évacuer le réel au profit d’une scénarisation épique. L’ouverture en cristallise d’emblée la tension et la boursouflure : une perquisition filmée caméra à l’épaule, une sémiologie des gestes policiers, interrompues par un générique avec musique grave et titre stylisé. Peu à peu, les habitants et les corps de police sont ainsi relégués à l’arrière-plan, Fabrice du Welz s’intéressant avant tout au déploiement psychologique et à la dégradation mentale et morale du protagoniste plutôt qu’à un contexte sociopolitique, certes en soubassement. Cette focalisation sur l’individu, et en particulier sur sa descente aux enfers, reflète un choix narratif, mais surtout esthétique. Non seulement le film nous martèle l’obsession de Paul Chartier, mais il sadise le personnage (on pense à l’élément de l’enquête tombant le jour de l’accouchement de Jeanne (Alba Gaïa Bellugi)). Le changement de point de vue opéré dans la seconde partie du récit (lorsque Marcel Dedieu (Sergi Lopez, superbement grandguignolesque) force une femme à sucer les pieds coupés de son partenaire dans le coffre d’une voiture) ne s’adresse enfin plus qu’aux spectateurs·rices. Le film tend dès lors à les éprouver pour en assouvir les fantasmes – du Welz multiplie les séquences horrifiques, les régimes d’images et les empêchements institutionnels pour mieux entretenir la satisfaction de la vengeance. Et Paul Chartier, les yeux toujours rougeoyants, couvant des larmes qui peineront à couler, se heurte à un vertige. Passé d’un idéal de justice à une pulsion de mort, il devient une figure à la fois tragique et héroïque, occultant ainsi les dimensions collectives et sociales du drame, dans un ultime geste de justice personnelle semblable à l’Inspecteur Harry. Toutefois, cette catharsis, loin de guérir la société, laisse la Belgique toujours gangrenée par ses maux. Loin de l’optimisme de Once Upon a Time in… Hollywood, dont la revanche sur l’Histoire a motivé l’écriture de du Welz, le personnage est condamné, et la structure judiciaire, elle, reste corrompue.
François Goglin
Maria, un film de Pablo Larraín (sortie le 5 février 2025). Un écart. Lors d’une des sorties parisiennes de la Callas, deux affiches sont visibles, sans doute sur la devanture d’un cinéma : Providence d’Alain Resnais et Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel (celle-ci réapparaît même une seconde fois) ; deux des films les plus notables de l’année 1977. D’un côté, les visions d’un écrivain où ses proches deviennent les protagonistes de sa fiction mentale, de l’autre, la fixation amoureuse déjouée par une double incarnation (deux interprètes pour le personnage de Conchita). Voilà qui pourrait tout à fait résumer Maria, forme de conclusion à la trilogie de Pablo Larraín amorcée par Jackie (2017) et poursuivie avec Spencer (2022). En se concentrant sur la dernière semaine de la cantatrice désormais privée de scène, errant après sa glorieuse voix passée, Maria (le film, le personnage) fait valoir son pouvoir de fiction (« C’est moi qui décide de ce qui relève de la fiction ou de la réalité », dit-elle en substance à son majordome), par le biais d’une interview déambulatoire avec un dénommé Mandrax (comme son sédatif) et par sa propre démultiplication, passant de Maria à la Callas au fil des époques (virtuosité de la photographie d’Edward Lachman, qui alterne teintes et formats d’image).
Dans le café où elle s’est échouée, le garçon met un de ses vinyles, le son quasiment à fond. La Callas s’offusque, refuse d’avoir à s’écouter, car un enregistrement c’est « parfait », ce n’est pas ici et maintenant. Par le travail d’Angelina Jolie, au visage/masque oscillant entre relâche flegmatique et tension totale, Maria ne se fait pas restitution mais recherche d’un état présent, expérimentation qui donne la mesure de l’écart entre une femme et son talent, de ce qu’elle met en œuvre pour le combler. C’est en s’y mesurant, par l’entremise de la fiction mentale resnaisque ou de la démultiplication à froid buñuelienne, que Maria touche du doigt sa recherche d’une voix perdue : le monstre vocal Jolie/Callas, dont les voix, après une alternance dans la séquence d’ouverture, finissent par se chevaucher, qui se perd entre les époques et les corps, et, dans un ultime souffle, s’effondre de ne plus savoir duquel il tire son inspiration, sa respiration. Il est assez fascinant de voir ce point de rupture atteint par Larraín et Jolie, sans faire de la Callas la marionnette d’une énième vanité.
H. K.
Mickey 17, un film de Bong Joon-ho (sortie le 5 mars 2025). Nous avons quelques questions à poser à Bong Joon-ho. D’abord, où est passé son indéniable talent de metteur en scène ? Si ses films, de Memories of Murder à Parasite, nous semblent politiquement assez faibles, ils étaient aussi la démonstration d’une certaine maîtrise de la mise en scène de situations souvent fort complexes ; elle n’étaient pas sans symbolisme lourdingue, mais les chutes, remontées et autres glissades dans les escaliers qu’il a l’habitude de filmer avaient leur charme. Rien de tout cela ici, et je dois dire que les yeux me sont sortis des orbites quand j’ai lu le nom de Darius Khondji au générique de fin : tristesse de cette base SF morne et triste, de ces paysages glacés sans aucune inspiration (c’est la même planète de glace qu’Interstellar, mais Nolan savait mieux travailler l’immensité de son territoire), de ces confrontations molles où le découpage ne semble pas avoir d’autre fonction que de nous montrer les sourires des gentils et les grimaces des méchants. On pourrait dire que cette base très grise et cette planète très blanche ont du sens d’un point de vue métaphorique – Mickey 17 ne parle pas d’un autre monde, il parle du nôtre – mais la lourdeur de la métaphore n’empêchait pas The Host ou même le mièvre Snowpiercer d’être des films enlevés, endiablés, pris dans un certain sens du rythme et de la dramaturgie du film d’action.
Nouvelle question alors : pourquoi Bong Joon-ho se sent-il ainsi obligé de tout ramener à la satire et à la métaphore ? Les rares moments agréables de Mickey 17 sont ce qu’il y a d’extérieur à cela : les scènes de sexe et de séduction (l’attirance puérile entre Mickey et Nasha est une des grandes réussites du film – il faut dire que Robert Pattinson et Naomi Ackie sont très bons), l’esquisse d’un vertige métaphysique (la crainte de la mort comme ce qui rend Mickey trop humain pour être, justement, gardé en vie). Mais tout est toujours ramené, aplati au politique au sens le plus simple, le plus bas, le plus « symbolique » – la lutte des classes résumée à la jouissance de « ceux d’en haut » contre la maigreur de « ceux d’en bas ». La critique politique et sociale pourrait être le moyen par lequel Bong Joon-ho tire ses films vers le haut : elle pourrait les nourrir de l’intérieur, multiplier la force de leurs trouvailles formelles, leur donner une certaine assise. Elle n’est finalement que le point d’arrivée un peu minable de métaphores lourdement appuyées, dont on se demande légitimement à quoi elles correspondent. Au fond, de quoi parle Mickey 17 ? Qu’est ce qui est critiqué ? Qu’est ce qui est moqué ? Si on commence à le nommer on réalise que le film n’a pas grand-chose à nous dire, sinon un vague : « Trump est moche et méchant, vive la démocratie. » On a connu horizon politique plus émancipateur.
Et la dernière, la plus évidente : s’il est si niaisement choqué par les inégalités, l’exploitation et la souffrance humaine, pourquoi la raconte-t-il avec une telle légèreté, une telle suffisance, et même un tel plaisir (nervosité grotesque de tous ces corps mis en pièces) ? S’il rêve qu’on libère les esclaves, pourquoi aime-t-il tant montrer les chaînes ? Cette question, on peut la poser depuis Memories of Murder, et la réponse nous semble être toujours la même : qu’au fond il s’en fout un peu. Devant Mickey 17 je n’ai cessé de repenser à Starship Troopers, sa satire tout aussi lisible, ses créatures trop humaines, ses dirigeants autoritaires… On a parfois accusé Verhoeven d’être un peu trop sensible au fascisme qu’il exposait ; au moins, on ne pouvait pas l’accuser d’y être indifférent.
P. J.