Depuis Une Vraie jeune fille sortie en 1976, Catherine Breillat déconstruit notre regard sur le corps et la sexualité, allant à l’encontre de sa propre pudeur. La cinéaste se donne ainsi comme sacerdoce de montrer les corps féminins différemment, pour ne plus en avoir peur et apprendre à les regarder, tout simplement. Cet entretien, réalisé en Mars dernier, bien avant la sélection de L’été dernier en compétition officielle au Festival de Cannes, clôture un travail de recherche autour de la monstruosité et des représentations des corps féminins. Breillat se livre ainsi sans retenue sur son rapport aux autres arts comme la littérature et la peinture qui influencent son travail, sur son rapport au corps, à la censure, mais aussi sur sa guerre contre l’image pornographique et sa direction d’acteurs qu’elle nomme elle-même « massacre à la tronçonneuse ». Anatomie de l’enfer, Romance, Sex is comedy, Parfait amour… retour sur la filmographie d’une auto-proclamée « dévergondée de l’image ».
Débordements : Ma première question tourne autour de votre rapport à l’écriture et à la littérature. Vous avez écrit des livres avant de réaliser des films. La littérature a nourri votre enfance et votre adolescence.
Catherine Breillat : À 12 ans j’avais déjà un corps d’adulte et mes règles. Cela terrorisait mes parents qui voulaient m’enfermer. Ma seule liberté était d’aller à la bibliothèque. J’ai évidemment trouvé avec un instinct sans pareil tous les livres avec des passages frauduleux, interdits et généralement fracassants, sublimes et totalement misogynes. Les passages sexuels et crus des livres des grands auteurs masculins sont toujours d’une violence inouïe envers les femmes. C’est quelque chose qui m’a fondé. J’ai d’ailleurs écrit mon premier livre, L’homme facile, du point de vue de l’homme avant de le passer à la troisième personne du singulier. J’ai également écrit le scénario de Police de Pialat de cette manière. Je ne trouvais pas le personnage masculin donc j’ai décidé de l’écrire d’abord sous forme de roman. J’avais besoin de me glisser dans sa peau, d’être dans ses pensées. J’avais besoin de dire « je ».
D : Vous avez également adapté des grandes œuvres de la littérature, comme le conte Barbe bleue.
CB : C’était mon conte préféré ! C’était aussi le livre que toutes les petites filles de six ans lisaient dans ma génération. Mais qui est Barbe bleue ? C’est un tueur en série. C’est l’homme qui tue les femmes. De générations en générations et ce, dès l’âge de six ans, on nous apprend à aimer l’homme qui tue les femmes.
D : Vous avez aussi adapté certains de vos romans : c’est le cas de Pornocratie qui est devenu Anatomie de l’enfer.
CB : Je l’ai écrit pour le film, pour l’adapter. Au départ je voulais adapter La Maladie de la mort de Marguerite Duras mais je ne pouvais pas avoir les droits tout de suite. La colère m’a saisie et j’ai décidé d’écrire. C’est comme ça qu’est né Pornocratie. D’ailleurs, dans ce livre, j’écris parfois du point de vue de l’homme et parfois du point de vue de la femme.
D : Qu’est-ce que vous permettent les mots que vous ne permet pas le cinéma et inversement ? Pourquoi ce besoin d’écrire et de passer par le « je » ?
CB : Les mots m’ont donné ma liberté. Grâce aux livres, aux 26 lettres de l’alphabet, on voyage partout, on se projette partout. On entre dans la peau des hommes, des femmes. On traverse tous les sentiments : on baise, on pleure, on assassine… Les auteurs nous transportent partout. Le cinéma c’est encore autre chose que la littérature. Le cinéma est composé d’idéogrammes : le sens du sens. Dans une seule et même image, on peut mettre la chose et son contraire. Alors que dans une phrase, pour exprimer la chose et son contraire, on utilise des connecteurs comme « mais », « en même temps ». C’est long. Alors que l’image c’est fracassant !
D : C’est une fulgurance…
CB : Oui ! Une fulgurance composée de chair humaine. La fabrication d’un film est un processus fondamentalement immoral : on prend les acteurs à bras le corps pour les plonger dans des sentiments. Je ne détruis pas mes acteurs, mais être metteur en scène c’est avoir une emprise totale sur eux, pendant toute la durée du tournage. Ils doivent entrer dans le film. Rocco Siffredi est un très grand acteur car il est dans le vrai. Quand il joue, il faut que cela soit vrai. Il se donne à éprouver tous les sentiments du personnage. C’est dommage que sa présence nuise à l’image du film.
D : Donc pour vous, un bon acteur doit être dans le vrai ? Il doit ressentir ?
CB : Oui. Il ne faut pas jouer mais ressentir. Il faut vivre. Tout. Et cela brûle forcément un peu.
D : Vous parliez d’emprise à l’instant, alors comment amener quelqu’un à ressentir pour de vrai des sentiments du personnage, donc d’un être hors de lui ?
CB : J’y arrive mais je ne sais pas comment. J’ai besoin que mes acteurs m’éblouissent et me fascinent. Je les mets dans un état où ils vont vouloir m’éblouir et donc trouver les ressources en eux-mêmes. Ce n’est pas simple. Surtout pour des acteurs qui ont déjà joué. Les deux premiers jours de tournage, j’appelle ma direction d’acteurs « massacre à la tronçonneuse » car il faut tout détruire. Je déconstruis leurs appuis, leurs conforts, pour qu’il n’y ait plus que l’émotion pure. Ils ne doivent pas se préserver.
D : Il s’agit d’abolir toutes distances.
CB : Il faut abolir la retenue. Je veux qu’on joue sans aucune retenue, qu’on entre dans le personnage, qu’on soit le personnage. Pour cela j’interdis beaucoup de choses à mes acteurs. Par exemple, je leur interdis de lever les sourcils. Quand on lève les sourcils on donne l’impression de chercher ses mots et les yeux n’expriment rien. Alors que les yeux doivent être droits et non entraînés vers le haut par les sourcils. Je leur interdis également de cligner des yeux. Si je vois un clin d’œil j’arrête la prise. Si l’acteur est réellement dans le personnage son regard est droit. S’il cligne des yeux ça veut dire qu’il n’est pas dans le personnage mais qu’il est acteur et je n’en veux pas dans mon film. Je recherche l’intensité, l’émotion mais on ne doit absolument pas voir que les acteurs sont des acteurs et qu’ils jouent. Par exemple, un gros plan doit montrer une intensité, c’est infinitésimal. Mais il ne faut surtout pas que les muscles jouent. Sinon cela donne des mimiques et c’est horrible. L’acteur doit savoir le texte par cœur mais mécaniquement. Il ne doit pas se diriger lui-même avant le tournage. Les émotions doivent naître au tournage.
D : Ce qui marque dans votre cinéma est la place laissée aux dialogues notamment pour les personnages féminins qui parlent beaucoup, dans de longues tirades sur le corps, la féminité, le dégoût. Quel statut donner à cette prolifération du langage ? Est-ce que la parole vient épuiser l’image ?
CB : Je dis souvent que je filme le poids du silence, alors que mes films sont remplis de dialogues. En arrivant sur le plateau d’Anatomie de l’enfer, Yogos, le chef opérateur me demande quelle lumière je veux pour le film. Je lui ai répondu qu’il fallait faire ce film comme si c’était un film en noir et blanc et muet bien qu’il soit en couleur et avec beaucoup de paroles. Mais je le considère tout de même comme un film muet, c’est-à-dire expressionniste.
D : Pourquoi le considérer comme un film muet ?
CB : Ça veut dire que beaucoup d’éléments du film passent non pas par la parole mais le silence et l’image. Je suis une cinéaste des émotions et de l’ultra-intimité. Je filme l’ultra-intimité c’est-à-dire ce qu’on ne montre jamais, donc le poids du silence. C’est aussi filmer la poésie : c’est-à-dire l’expressionnisme et donc les symboles. Les symboles sont fondamentaux, ancestraux et ils nous traversent. On sait tous ce qu’ils signifient sans que cela ne soit dit ou expliqué. Finalement, ce sont les silences et l’image. Le cinéma est signifiant : le choix de la focale et du cadre est signifiant, tout comme la lenteur. Pour moi le cinéma c’est de la lenteur. Les gestes doivent être lents pour avoir un sens. Ils doivent être chorégraphiés comme dans la danse. Rien n’est naturel. Alors je m’inspire énormément du cinéma expressionniste.
D : En regardant Sex is Comedy, je n’ai pu m’empêcher de voir le personnage de la réalisatrice Jeanne, comme votre double.
CB : Bien sûr ! C’est moi face à du cinéma. Je tourne exactement de cette manière.
D : Elle parle beaucoup de cinéma. Dans quelle mesure certaines répliques renvoient à votre propre conception de l’image ? En voici quelques unes : « Pour moi le studio c’est comme une église, c’est le lieu de la parole, de la parole du film », « Je me fiche de ce que j’ai écrit, dis toi bien que le cinéma c’est de l’incarnation », « C’est le mouvement des corps jamais des mots. Les mots sont des mensonges, le corps c’est la vérité et là il faut que j’invente la vérité! »
CB : Ce n’est pas exactement ma vision mais mon vécu. J’ai déjà prononcé toutes ces phrases. Le tournage est le lieu du corps, de l’émotion. Par exemple, je ne mets jamais de musique dans mes films. La musique sert à amener une émotion qui n’était pas au tournage, donc quelque chose en plus. Dans mes images, tout est tellement dense et lourd que la musique vient détruire et surtout encombrer. Il faut arracher une émotion et une image. Mon dernier film est un remake d’un film danois. A quelques exceptions près je n’ai pas changé le scénario, ni les répliques. En regardant le film original j’ai retrouvé les mêmes répliques que dans mon film mais avec un sens différent. Je les avais détournées. Mon film est donc l’inverse du film danois avec exactement le même scénario et les mêmes répliques sauf qu’elles n’ont pas le même sens. L’incarnation des personnages est différente. Je ne voulais pas que le personnage féminin soit une prédatrice. Au contraire, c’est le personnage masculin qui est amoureux d’elle et petit à petit elle cède. Certes, elle n’aurait pas dû céder, mais le sens du film est alors radicalement différent. On comprend alors que la différence réside dans le metteur en scène : avec exactement la même histoire, les mêmes dialogues, les scènes n’ont rien de semblables. Revenons sur l’idée d’une parole mensongère. Dans la vie une phrase peut être une vérité, un mensonge conscient ou alors un mensonge qu’on se fait à soi-même. Dans une même phrase on retrouve ce qui est dit, non-dit et caché. Au tournage je joue avec ça. Quand je trouve ma scène ennuyeuse, je décide d’y incorporer du mensonge, des défaillances.
D : Cela rejoint ce que dit le personnage de Marie dans Romance au début du film : « il faut être attentif au langage car c’est une chose vraie ».
CB : C’est une chose vraie car les mots nous permettent de penser. Sénèque dit qu’on se choisit les pères que l’on veut et c’est vrai. J’ai deux pères : Lautréamont et Bergman. Lautréamont m’a donné la nécessité d’écrire et Bergman celle de filmer. Ils m’ont fondé. On peut aussi citer Rimbaud et Baudelaire mais l’écriture de Lautréamont est bien plus forte : elle est d’une fureur, d’une beauté, d’une musicalité sauvage et sublime dans ce flot de paroles poétiques violentes et presque incohérentes par moment. Avec Lautréamont les mots ont la parole. Il est donc fondamental de connaître beaucoup de mots car ils donnent la possibilité d’avoir accès à la pensée, de la constituer et de la formuler.
D : En parlant des mots, je voulais vous lire un passage du livre de Christine Aventin, Breillat les yeux, le ventre où elle parle d’Anatomie de l’enfer en disant : « C’est un film qui remonte à l’origine des évidences, et de l’image pour ce qu’elle est : la création d’un monde par l’œil. La parole qui s’y pose, d’une écriture extrêmement élaborée, tient du traité, de la démonstration, mais aussi de la parole, du mythe ancestral et du texte sacré. La voix off, démiurgique, est celle de Breillat elle-même, qui est bien consciente d’être allée jusqu’au bout de sa recherche. Les personnages sont des archétypes, les corps des symboles, les séquences des idées, le récit une cosmogonie de l’homme et de la femme, l’histoire originelle d’une impossible fusion menant à l’accession de soi dans l’autre. »
CB : Je suis totalement d’accord avec elle. D’ailleurs, Anatomie de l’enfer est mon plus grand film. C’est une perfection absolue de l’image. Il exprime quelque chose de fondamental.
D : Vous évoquiez la poésie avec Lautréamont et Baudelaire. On retrouve la poésie dans votre écriture d’Anatomie de l’enfer avec de nombreux effets de rythme, de musicalité. J’ai noté des allitérations en -s comme « une sorte de sorcellerie des signes et des bruits obscènes de la nature » ou encore « ils ont peur de ce sang qui coule sans qu’aucune blessure ne soit faite ». Vous utilisez également des comparaisons très imagées comme celle de la grenouille et du sexe féminin. Comment définir cette poésie dans votre écriture ? Peut-on parler de poétique du dégoût ?
CB : Bien sûr ! Quand j’écris, j’entre dans un état de transe où les mots m’emportent. On retrouve alors tout dans ma phrase : la fureur et le foisonnement d’images.
D : On retrouve aussi l’image baudelairienne de l’or et de la boue : l’or du langage exprime des émotions ou images violentes et monstrueuses.
CB : C’est ce que le personnage joué par Robert évoque dans Romance. Il parle du « fracas du trivial et du divin ». C’est ce que j’aime. J’aime mélanger la violence extrême, la brutalité et la douceur.
D : Dans la rencontre entre brutalité et douceur, on retrouve la rencontre entre le beau et le laid.
CB : Ce mouvement est nécessaire sinon on tombe dans le platitude. Si on met des acteurs beaux dans un histoire belle, que se passe-t-il ? C’est de l’imagerie, de la convenance. Et cela ne m’intéresse pas. Quand je mets en scène une scène d’amour, mes personnages ne baisent pas, ils font l’amour. C’est très différent et loin de la convenance. L’amour c’est l’extase divine, c’est ce qu’on retrouve dans le marbre blanc du ravissement de Sainte-Bernadette. On voit ce qu’est l’amour quand on arrive non pas au plaisir ou à la jouissance mais à l’extase. C’est ce que je cherche à montrer. Ce qui est incroyable dans la sexualité est la fusion charnelle où il n’y a plus de sexe, ni d’obscénité.
D : Pour vous qu’est-ce que le monstre ? Qu’est-ce qu’un rapport monstrueux à soi et à sa féminité ? Le monstre semble au fondement de l’expérience de la féminité dans vos films.
CB : Le monstre est l’insert sur le sexe dans Anatomie de l’enfer. Il est le cadrage de ce sexe ouvert, qu’on aurait découpé comme on a découpé le pubis d’Olympe de Gouges pour s’en faire une moustache. On retrouve également ce cadrage dans le cinéma pornographique où il n’y a que le sexe. Et on montre qu’il est horrible. Ce qui est considéré comme horrible ou beau est une question de mode. On nous apprend que ce sexe est horrible et qu’il faut le renier. J’ai été élevée dans le déni de mon sexe : pour avoir une dignité humaine, je devais en faire abstraction, le dénier. A un moment dans ma vie, j’enviais presque les filles du porno qui faisaient quelque chose que j’étais incapable de faire : écarter les jambes pour se faire filmer.
D : Finalement, le monstre est la négation du corps.
CB : C’est le déni. Dès ma petite enfance, je devais nier que j’étais constituée charnellement : il ne faut pas suer, ni avoir ses règles… Il faut se cacher parce qu’on est une horreur pour les autres et donc pour soi. J’ai été élevée de cette manière et cela détruit une personne.
D : Le monstre dans cet insert m’a également évoqué le mythe du vagina dentata, ce vagin denté qui semble apparaître dans Anatomie de l’enfer et qui est déjà présent dans Pornocratie : vous parlez du vagin comme de la « bouche sans dent ». Le monstre c’est également et simplement ce mythe.
CB : Les hommes ont une peur ancestrale des femmes car leur sexe est absorbé. Quand on dit que l’homme prend la femme, c’est en fait le contraire : c’est la femme qui prend l’homme. Si j’entoure mon bras de ma main, qui prend mon bras ? C’est bien ma main. Il faut faire attention au vocabulaire.