Après le Los Angeles d’Elysium, Neil Blomkamp réinvestit avec Chappie la ville de Johannesburg où se déroulait son premier film, District 9. Le cadre urbain de ce troisième long-métrage reproduit les catégories sociales des deux précédents – gangs, forces de police, entreprise, riches (ici en voiture de sport) – et leurs rapports de domination que la technique vient une nouvelle fois exacerber. La finesse dans la représentation des rapports sociaux n’est sans doute pas le point fort du film, mais là n’est pas son objet, qui est plutôt de déployer une série de variations sur les rapports entre conscience et machine. Comme dans District 9, ce sont des images d’actualité et des extraits de reportages qui nous introduisent dans cette fiction en présentant les différents protagonistes et leurs motivations : Michelle Bradley, patronne de l’entreprise Tetravaal responsable de la construction des robot policiers Scouts ; leur créateur, Deon, qui aspire à inventer une machine douée de conscience ; son concurrent, Vincent Moore, un ancien militaire bigot opposé à l’intelligence artificielle. Une fois cette ouverture passée, Blomkamp investit une mise en scène où règnent le montage alterné, les plongées, contre plongées, ralentis et raccords mouvement. Chappie n’est pour l’instant que « 22 », un des nombreux robots policiers obéissant à un programme strict mais que sa propension à s’attirer des ennuis singularise déjà aux yeux des techniciens en charge des réparations. Ceci vaut à « 22 » ses premiers signes distinctifs : une antenne orange puis les autocollants « crush » et « reject ». Le corps de Chappie, tout machinique qu’il soit, renvoie à celui des héros précédents de District 9 et Elysium, des corps de travailleurs à chaque fois mis en danger.
Mais qu’en est-il de cette conscience dans la machine qui constitue l’argument du film ? Le cinéaste l’introduit par un coup de force narratif : Chappie est un robot doué de conscience parce que Deon, après de multiples tentatives avortées, est enfin parvenu à transcrire les différents éléments de la conscience en un programme. La séquence se construit à travers un champ contrechamp quelque peu ironique entre le personnage et l’écran où la boucle du code défile jusqu’à devenir stable. L’enjeu est donc directement posé, il ne s’agit plus de s’interroger comme dans Blade Runner ou, plus récemment, Under the skin, sur la possibilité ou non d’un esprit dans une machine humanoïde. Une fois la conscience devenue software, quels effets cette grosse ficelle narrative permet-elle de produire ? Un robot au programme inédit s’il en est puisqu’il n’est plus déterminé par des fonctions mais capable d’apprendre le langage, les mouvements, les idées, les émotions. Malgré cette dimension d’apprentissage, le traitement de Chappie n’est pas complètement anthropomorphisé. C’est sans doute ce qui constitue la réussite du personnage qui évoque aussi bien l’enfant que l’animal, notamment par la mobilité de ses oreilles. Sans avoir de visage ou de regard à proprement parler, les éléments mobiles sur la tête du robot et le jeu corporel de Sharlto Copley en motion capture ensuite travaillé en animation, en font un corps expressif. Cette intériorité transférée dans le domaine de la machine est également sensible dans les répliques et le débit de Chappie qui oscillent entre la spontanéité de l’enfant et la rapidité du feedback, du traitement des données en informatique. L’ancien Scout policier, bien qu’il soit doué d’intelligence, n’a pas d’emprise sur le récit, il est d’abord soumis aux enjeux narratifs conduits par les autres personnages du film et se retrouve pris dans des situations qui ne relèvent pas de son fait. Sur ce point, les différentes épreuves traversées par Chappie successivement enflammé par des adolescents, martyrisé par Vincent Moore, et l’impuissance de son bienfaiteur à l’en préserver, évoquent les tribulations toujours plus malheureuses d’un Oliver Twist.
Ce passage à la conscience se joue aussi au niveau des images. La vue subjective est en effet employée à plusieurs reprises pour donner à voir la perception des robots, et son enjeu ne se limite pas à forcer l’empathie du spectateur. Ces vues en première personne de Chappie lorsqu’il est encore Scout 22 sont filmées par une caméra go-pro fixée sur la tête de l’acteur. Elles mettent en scène un circuit fermé qui va de la reconnaissance à l’action ; un schéma sensori-moteur brisé une première fois lorsque le personnage, frappé par un tir de lance roquette, ne voit plus que du ciel sans aucune autre indication. Ce schéma sensori-moteur est rompu une seconde fois, définitivement, lorsque Chappie devient conscient. Sa perception est alors à l’inverse des vues subjectives que pouvait offrir Terminator 2, par exemple. L’accent n’est pas mis sur les lignes de codes et les indications qui défilent des deux côtés de l’image, mais sur les points de saillance qui attirent le regard robotique, figurés par un surcadrage et un léger grossissement d’un élément de l’image. Ces vues subjectives jouent un rôle important lorsque Chappie se retrouve aux prises avec un groupe de jeunes puis confronté à Vincent Moore. La première cadre lorsqu’il s’enfuit un bout de bitume, la seconde la hanche d’un de ses assaillants et le pistolet qu’il porte. Aucune de ces deux perceptions n’enclenche directement sur une réaction. Dans le second cas ce n’est pas la perception du pistolet qui motive la réaction du robot, mais un enchaînement de répliques : « Chappie has fears », « Chappie no more fears ». C’est aussi par ce biais que passe la mise en scène d’une conscience, en modelant dans les images l’intrication entre perception, affection et action. La façon dont perçoit Chappie est d’ailleurs nettement opposée à l’interface qui relie Vincent Moore à l’Orignal, le modèle concurrent des Scouts conçus par Deon. L’Orignal correspond à une conception fermement dualiste : d’un côté le pilote humain, sa conscience, ses valeurs et, de l’autre, le corps mécanique augmenté. Là aussi cette question est prolongée dans la mise en scène puisque l’apparition de ce robot correspond à un morcellement des plans qui isole la tête du pilote coiffée d’un casque dissimulant ses yeux de ses mains en train d’activer les manettes. Les raccords regard et mouvement entre Vincent et l’Orignal, entre un corps humain et la démultiplication mécanique de sa force de frappe, donneront lieu à l’image la plus violente du film, le corps coupé en deux d’Amerika – le complice de Ninja et Yolandi (membres du groupe de rap sud-africain Die Antwoord) qui récupèrent Chappie au début du film. L’usage le plus inhumain de la technique revient donc à celui qui considère la conscience comme le propre de l’homme et l’intelligence artificielle comme contre nature, puisque la technique ne saurait être en aucun cas un prolongement de la vie.
La conscience est également l’enjeu qui donne à Chappie la mainmise sur une narration qui jusque là lui échappait lorsque, dans la dernière partie du film, il s’attelle à transcrire sous forme de données numériques sa conscience, celle de Deon et de Yolandi. Le film dépasse alors l’idée quelque peu caricaturale d’une conscience devenue software pour proposer un double matérialisme : la conscience correspond à l’activité neuronale ; cette activité peut être transférée. Le cinéaste met en scène trois formes de rapport entre le mécanique et le conscient : une conscience artificielle dans un corps mécanique, une conscience et un robot reliés par une interface, une conscience humaine transférée dans un robot. Pourtant cette possibilité de faire migrer les consciences vers des corps non organiques ne va pas de pair avec une technologie transparente, des écrans tactiles mais, au contraire, une technologie low tech, l’insistance sur les lignes de code, les barres de téléchargement, les câbles, les touches du clavier. Le film construit sur ce point une unité remarquable : la conscience devient l’objet de transferts tout comme l’argent, les commandes de nouveaux robots par la police, les armes, les actions en bourse de Tetravaal font l’objet de transferts tout au long du film.
L’évolution de Chappie en tant qu’être conscient est traitée aussi bien sur le plan visuel que narratif. Chappie se voit au cours du film doté d’un nouveau bras, affublé de colliers gangsta et de graffitis, autant de modifications qui ne servent pas seulement à souligner l’impressionnant travail réalisé sur le personnage en animation. Ces différentes strates font également écho au sigle omniprésent de la firme Tetravaal, aux tatouages de Ninja, aux murs recouverts de dessins de l’immeuble désaffecté où vit ce dernier avec Yolandi et Amerika, aux lignes de code informatique qui insistent durant tout le film. Si les personnages humains, Deon, Ninja et Vincent restent chacun dans une ligne narrative, morale et vestimentaire qui leur est propre et n’en varient pas, ils perçoivent également le monde et les événements selon une structure dualiste : les crimes d’un côté et l’épanouissement spirituel de l’autre ; être un gangster ou un dégonflé ; être un humain ou une machine. En ce sens le montage alterné et les champs contrechamps servent bien ces lignes opposées. Blomkamp situe l’humain du côté d’une morale binaire tandis que Chappie permet d’agencer autrement les éléments de ces dualismes. Il combine les influences, braque des voitures avec un poulet en plastique en exhortant les victimes à ne plus voler les voitures de « daddy » (alias Ninja), ou parvient à coder les données de sa conscience avec un casque neuronal sur la tête, un collier « Hustler » sur la poitrine et d’énormes bagues aux doigts. Il ne s’agit pas tant de proposer un nouveau découpage, mais de tenter de nouvelles combinaisons. C’est ainsi que se construit l’apprentissage de Chappie, en agglutinant entre eux des éléments appartenant à des séries opposées. Le personnage permet alors un traitement intéressant de la violence à travers une morale bricolée selon les influences et les circonstances. Malgré la promesse faite à Deon de ne pas commettre de crimes, lorsque le robot Orignal piloté par Vincent Moore tue Yolandi, Chappie poursuit ce dernier dans les locaux de Tetravaal où il le roue de coups, sans arme à feu, pour lui donner une leçon avant de lui pardonner ses actes. Dans les lignes fixes du montage alterné et des trajectoires des personnages, Chappie inscrit ainsi un jeu de brouillages et d’agencements inédits. Les actions du robot ne se limitent pas à une succession de sketchs (Chappie apprend à lire, Chappie découvre la cruauté du monde, etc), elles intègrent progressivement le coeur du récit et reconfigurent nos rapports aux différents personnages. Si bien que ce qui pouvait passer au début du film pour un coup de force gagne peu à peu en consistance, jusqu’à cette scène où, sous le patronage de Chappie, le personnage de Deon quitte le corps de l’acteur pour animer celui d’un robot. Le mouvement des consciences peut alors opérer sur le même plan que les mouvements des corps, des objets et des informations ; une possibilité qui offre à Blomkamp une issue plus heureuse, plus plastique aussi que dans ses deux films précédents, aux relations entre l’organique et la machine.