Deux films se superposent dans Cinq caméras brisés. D’abord, le home-movie, puisque Emad Burnat, qui n’est pas cinéaste, se lance dans la réalisation pour filmer la naissance et les premières années de son quatrième fils, Gibreel, mais aussi les conflits au foyer, les fêtes de famille. Et puis, le témoignage d’un pays en guerre, ou plutôt, car une guerre supposerait deux camps s’affrontant à armes plus ou moins égales, d’un village occupé de Cisjordanie, Bil’in, et des exactions commises au fil des jours par l’armée israélienne. Les questions, multiples, qui naissent de ce croisement entre journal intime et carnet de lutte interpellent directement et de façon passionnante notre perception européenne de la situation. Au centre du film, ce sont moins ses causes économiques et politiques qui sont abordées que la manière dont la population affronte le conflit au quotidien. La question pour l’auteur, qui a commencé à filmer non pour alerter l’extérieur mais pour lui-même, devient alors : que faire de ces images ? Comment rendre compte avec elles de cette réalité vécue ? Comment, et surtout à quoi bon faire du cinéma au milieu de cette violence ?[11] [11] A ce titre, la rencontre de Guy Davidi, documentariste israélien, a été déterminante. C’est lui qui a permis au caméraman d’y voir clair dans ses rushes, de sélectionner un sujet et de suivre une trame dans la somme enregistrée.
La première singularité du film est de s’appuyer sur un tournage étalé sur cinq ans, de 2005 à 2010. Cette durée incroyablement longue pour un documentaire en cinéma direct correspond au temps vécu par la famille, le village et le pays. Burnat le dit lui-même : la naissance de chacun de ses quatre enfants renvoie à une période différente de la confrontation entre Israël et la Palestine, des accords d’Oslo à la seconde Intifada, jusqu’à la construction du mur de séparation, au centre du film. Ce rapprochement entre la sphère intime et le contexte géopolitique illustre dès l’introduction la spécificité du point de vue du filmeur, qui n’est pas un œil extérieur ou surplombant, mais un membre de la communauté qui s’empare de l’outil pour filmer ce que ce village vit au quotidien.
Cette vie quotidienne, faite de luttes et de drames, certes, mais aussi de joies et d’espoir, d’attente et de temps faibles, est précisément celle qui n’intéresse pas les médias. De toute évidence, ce temps de tournage prolongé ne correspond pas aux documentaires, qui cherchent plutôt à dénoncer les exactions et à interroger les choix politiques, voire à proposer des solutions de réconciliation[22] [22] Voir notamment à ce sujet Un Etat commun d’Eyal Sivan, ainsi que notre entretien avec l’auteur. ; encore moins aux informations, qui ne parlent de la Palestine que pour signaler la reprise des tirs de roquettes, bombardements, etc. Quand la parole est donnée à l’habitant, c’est pour témoigner d’une situation ponctuelle et précise, très limitée dans le temps. Au contraire, Burnat prend la parole, non pour revendiquer, mais pour décrire sa vie et présenter sa famille, son village. Ce geste n’est pas celui d’un militant, mais d’un habitant, un père qui filme ses enfants et partage avec nous son inquiétude. Et c’est toujours à travers eux qu’apparait le conflit : drame concret, filmé par le prisme de la communauté. Ainsi, c’est presque malgré elle que la parole de l’auteur devient une parole politique : parole de l’assiégé qui refuse de subir sa situation de victime passive, trouvant dans l’acte de filmer son activité de prédilection. Burnat est très clair à ce propos : en devenant filmeur de son quotidien, il a trouvé sa voie, sa manière personnelle de lutter, et est parvenu à « donner un but » à son existence. La pratique du film est ainsi intrinsèquement subversive puisque celui que l’on veut contraindre à l’immobilisme et à l’enfermement trouve une activité qui est aussi une évasion : sorti de prison et assigné à résidence, filmer ce qu’il voit depuis sa fenêtre est la seule distraction qui lui reste.
Et pourtant, tout en se situant au centre de ce qu’il filme, le filmeur parvient constamment à conserver une distance salvatrice face au réel. C’est là où la médiation de l’image joue pleinement son rôle : l’écriture n’est pas celle du commentaire sur le vif, mais la voix de qui a pris du recul avec les années, et qui, revoyant ces images, se souvient et nous fait part de son ressenti, de ses angoisses de père, donne des indications sur l’action enregistrée et ses suites, ou encore se souvient de son enfance, d’un temps d’avant l’occupation. Le filmeur devient son premier spectateur, déchiffrant dans ses images les traces de sa propre histoire, et il faut rendre grâce ici à l’écriture poétique de Burnat qui s’emploie à souligner les vides dans l’image plutôt que de chercher à les combler. Par ce commentaire rétrospectif, le film maintient d’un bout à l’autre cette distance paradoxale entre subjectivité omniprésente et écart entre le spectateur et le réel.
Cette médiation par l’image, l’auteur en use aussi avec les siens quand il projette ses rushes aux villageois : en se voyant à l’écran, ils posent à leur tour un oeil neuf sur leur vie, la violence omniprésente ne les pétrifie plus. « Nous vivons trop de blessures chaque jour. Elles n’ont pas le temps de cicatriser, que déjà une douleur en chasse une autre. » Le film doit permettre de se souvenir de ces blessures, et d’y faire face. De plus, l’écran rassemblent ceux qui se ressemblent, les spectateurs se reconnaissent en communauté d’acteurs. Une solidarité se crée entres les villages, les luttes, entre ceux qui regardent et se reconnaissent unis à l’écran. Il s’agit de transformer sa colère en quelque chose de positif, comme Phil, qui a su garder, envers et contre tout, son sourire d’enfant. Le regard de l’enfant, c’est celui qui voit les choses non seulement « comme elles sont », mais comme elles devraient être. Lui aussi, gardant tant que possible son optimisme, prend à sa manière ses distances avec son quotidien.
Mais cet écart peut parfois se révéler dramatiquement illusoire. À plusieurs reprises, le cinéaste amateur dira comment il se sent protégé derrière sa caméra. Quand des photographes de guerre, et spécialement les reporters qui ont couvert l’ouverture des Camps, déclaraient user de leur appareil comme d’un bouclier, il s’agissait de mettre de la distance entre eux et l’horreur du réel. Rarement, ce bouclier aura trouvé une incarnation aussi concrète. Car l’homme et la caméra font corps, littéralement : quand une grenade lacrymogène heurte Burnat à la tête, comme lui la caméra est touchée. Plus tard, c’est au contraire sa caméra qui arrêtera une balle qui aurait dû lui être fatale. Ces images qui témoignent du danger sont donc elles-mêmes en danger, fragiles, incomplètes et présentées comme telles. En elles, la réalité des combats se fait violemment sentir, mettant en avant ce corps qui filme au cœur de l’action, et les cinq caméras brisées, victimes de la répression, disent bien comment les pertes d’images accompagnent les pertes humaines.
Ajoutons que si la caméra joue un rôle protecteur, c’est aussi vis-à-vis de la population, puisqu’elle empêche parfois l’armée d’employer la violence. Il n’y a qu’à voir le nombre d’interpellations que suscite le cameraman pour comprendre combien les militaires ont conscience d’être filmés, et font tout pour l’éviter. Ce refus d’être filmé est sans doute plus symptomatique qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas seulement de la crainte d’être incriminé par le témoignage que le film porte, mais bien plutôt de la peur de se découvrir à travers le regard de l’autre : les identités deviennent alors poreuses, l’agresseur sûr de son droit apparaît facilement en bourreau.
Mais c’est surtout la mort de Phil qui surprend et émeut. Là encore, c’est la présence continue du caméraman au cœur de l’action qui permet de saisir un instant aussi fugace qu’une mort captée en direct. Dans un article fameux, André Bazin voyait dans la mort une « spécificité cinématographique ». L’instant crucial du passage de vie à trépas appartient spécifiquement à la caméra, bouleversant l’unicité ontologique de la mort. Pour Bazin, la répétition désormais possible de la mort la rendait « plus émouvante, car elle multiplie la qualité du moment originel par le contraste de sa répétition. »[33] [33] André Bazin, « Mort tous les après-midi », Cahiers du cinéma, n°7, décembre 51, p67 Cependant, le critique écrivait avant l’avènement de la télévision, et notamment avant le Vietnam, où la mort enregistrée est devenue, si ce n’est banale, du moins plus courante[44] [44] Ne soyons pas dupes. On sait bien que la mort télévisuelle demeure extrêmement rare, et que si le Vietnam a mis le public face à des visions horreur, pour le téléspectateur occidental (l’Irakien dirait certes tout autre chose), « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu ». . Ce qui pose problème dans les conclusions de Bazin est peut-être le lien que l’on entretient avec ces victimes anonymes, dont la mort ne provoque en nous qu’un vague sentiment de compassion. Car après tout, qui sont pour nous ces gens qui meurent « tous les après-midi » ?
Le film apporte une réponse en affirmant la place singulière du preneur d’images au sein de sa communauté. Celui-ci ne filme pas que des victimes sous le feu de l’ennemi, mais bien des gens qui vivent, qui luttent et qui espèrent. Quand les militaires israéliens abattent Phil, ce dernier n’est pas une énième victime du conflit, mais un individu que l’on a vu évoluer au cours des années. C’est là où l’attention profonde accordée aux temps faibles prend tout son sens, car c’est ainsi seulement que l’on peut commencer à comprendre la douleur de ces cortèges qui portent leurs martyrs, et ne plus voir ces foules entre deuil et colère comme une image de plus, tellement vues qu’on n’y prête plus qu’une attention distraite. Travailler dans la durée permet de donner une consistance aux individus, d’en faire des personnages, avec leurs traits de caractère et leurs distinctions, et c’est dans cette rencontre entre temps vécu et saisie de l’instant fatal que le film devient véritablement bouleversant.
Affirmer la place de l’auteur permet aussi d’imposer une identité à ces images, de leur conférer une unicité temporelle, spatiale et humaine et finalement de les intégrer dans une histoire, empêchant ainsi qu’elles ne soient que des images parmi d’autres. À ce titre, le film est parsemé de caméras : d’autres filmeurs couvrent les manifestations en permanence, cette présence étant notamment exemplifiée dans un plan criant : une rangée de caméras enregistrent les discours officiels à l’occasion de la venue de personnalités politiques dans le village. Burnat, lui, met en avant la suspicion de son ami Abeed, qui ne fait pas confiance aux orateurs professionnels. Contre les images de marque, l’auteur privilégie toujours des images de vie ; contre le symbole de lutte qu’est devenu Bil’in, la vie concrète de ses habitants.
Le film s’emploie à situer l’affrontement sur le terrain le plus concret possible, rappelant ce qu’est le principal enjeu des tensions : le territoire, le sol, la terre. La terre est ce qui soude la communauté : ramasser les olives, par exemple, se fait souvent en famille. L’auteur insiste sur le fait que ces oliviers fondent un lien entre lui et les siens, ce qui rend d’autant plus insupportable le motif récurrent du film, à l’image et dans les revendications des villageois : le mur qui les sépare de leurs parcelles agraires. De nombreux trajets en voiture longent ce mur qui progresse inlassablement, travellings qui montrent un sol grignoté peu à peu par les colonies, des plantations agricoles ravagées. Non seulement les hommes souffrent, mais la terre affiche elle aussi ses cicatrices, où son passé fertile devient méconnaissable pour l’auteur et les siens. Et aux cicatrices de la terre répondront l’impressionnante blessure de Burnat après son accident, causé par un choc contre le mur lui-même. L’agression contre la terre passe ainsi directement dans les corps filmés. Son ventre fendu de part en part entre en écho avec cette ligne arbitraire qui coupe le village, comme pour dire explicitement la souffrance causée dans la chair par cette séparation : « nous ne faisons qu’un avec cette terre », dit-il en préambule.
Cette vision terre-à-terre se prolonge dans la bataille pour l’occupation de ce terrain. Là encore, l’affrontement est biaisé entre ces bâtiments flambants neufs qui poussent comme des champignons et cette unique cabane où l’ on s’enferme pour éviter d’être délogé. Bâtir un logement en dur pour retourner la loi contre ceux qui la font et en profitent, qui la font pour en profiter ensuite ; mais aussi et surtout, habiter le lieu symboliquement. Le « jeu » tient ainsi une place importante dans le face-à-face : ces cahutes qui ne seront jamais habitées ne valent que pour ce dont elles témoignent : « nous sommes là, vous ne pouvez pas nous chasser. » De même, lors des manifestations, Abeed s’ingénie à « jouer » théâtralement, en inventant des mises en scène, des gestuelles pour démontrer aux soldats son attachement à sa terre : être là, être visible, coûte que coûte.
Corps encore, l’autre balise temporelle du film est Gibreel, cet enfant qui grandit marqué par la violence : ses premiers mots – « mur », « cartouche », « soldats »; ses premières phrases – des récits des manifestations ; et cela jusqu’à écrire son nom d’une main encore hésitante sur le mur de béton. Dans ce film « à ras de terre » qui scrute, qui colle à la peau des choses, celle de Gibreel soulève l’inquiétude de Burnat. Cette peau sensible d’enfant s’endurcira en assistant aux brimades et aux agressions répétées. Le filmeur ne peut empêcher son fils de grandir et de comprendre peu à peu ce qui se passe, et l’injustice de la situation. Ce qu’il enregistre tout au long de ces années, c’est un enfant qui perd son innocence. Au fil du temps, Gibreel perdra son regard d’enfant et ne verra plus les choses que « comme elles sont ». Ces constats désabusés sont ceux d’un père qui s’inquiète du monde qu’il va transmettre à ses enfants : comment préserver cette peau douce, cette sensibilité au monde, sans tomber dans une rage aveugle ? Comment enrayer le cercle de la violence qui ne cesse d’envenimer la situation ? Burnat ne sait que répondre à cette question. L’avenir, celle de son fils comme celle de la Palestine, demeure une énigme, source d’inquiétude perpétuelle. Le film lui-même ne saurait apporter de réponse, mais il lui permet néanmoins (et à nous spectateur) de mieux saisir sa place dans le monde, en posant sur lui un regard apaisé.
« Il ne peut y avoir de résistance sans mémoire et sans universalisme », disait Godard dans Éloge de l’amour. Burnat filme pour se souvenir et ainsi guérir ses plaies et ses pertes, car « guérir est un devoir de résistance ». Il faut guérir pour résister aux attaques quotidiennes de l’adversaire, mais aussi et surtout à sa propre colère. Au-delà de la petite victoire des villageois qui finissent par regagner une partie de leurs terres, c’est de cette résistance pacifique mais déterminée de l’homme poussé à bout dont le film porte témoignage. Et cette lutte est universelle.