Suite à la 1ere édition du CLaP, nous avons discuté avec deux réalisateurs en compétition, chacun avec son premier long-métrage : Ana Vaz (É Noite na América) et Theo Montoya (Anhell69, CLaP du Public et mention spéciale du jury).
Au premier abord, tout semble les éloigner. Vaz, brésilienne accoutumée aux circuits artistiques des pays du Nord, parle de son travail avec érudition et habileté, assumant consciemment le rôle de porte-parole d’une cause. Dans ses films, elle soulève une voix presque romantique de résistance aux impératifs de la modernité, vers un réenchantement du monde. Montoya, issu des banlieues colombiennes, a fondé sa maison de production à Medellín, où il a grandi et reçu son éducation. La persona du réalisateur rappelle beaucoup la narration du film : entre humour noir et nihilisme sublime. Cependant, lorsque nous abordons sa cinéphilie, une complicité fleurit peu à peu.
Dans leur opposition diamétrale, ils se complètent. Ils esquissent ce qui deviendra le cinéma latino-américain de demain : la continuation d’un long travail de deuil, mais avec une réinvention de formes, de postures, de genres ; et un regard qui s’éloigne du rationalisme néolibéral bien éclairé pour plonger dans les ombres, avec ses animaux, ses insectes, ses fantômes.
Débordements : Sortant de la salle de cinéma, une image-synthèse reste à l’esprit : un animal traverse la nuit d’une ville-monument, la nuit ici comprise comme le moment de suspension qui favorise le contact avec l’altérité. Que signifie la rencontre entre l’altérité du corps animal et l’espace politique de Brasília ?
Ana Vaz : À son origine, rien de ce qui est dans É Noite na América ne provient d’une recherche, d’un livre, de quelque chose que j’ai écrit et que j’ai essayé de retrouver dans le réel. C’est un film qui traverse mon chemin comme un animal qui essaie de traverser l’autoroute, sans la certitude de réussir. L’idée d’un animal qui traverse la structure rigide est ce qui oriente l’intention du film vers ce que j’appellerais une fable documentaire : le film se présente comme une fable, mais tout ce que l’on voit est tiré d’une matière crue et dure.
Quand je parle de Brasília, en fait je parle aussi du DF (Distrito Federal[11] [11] Le Distrito Federal équivaut plus ou moins à la région métropolitaine de Brasília mais constitue aussi une des unités fédératives du pays. ). De façon plus ample, le DF est aujourd’hui entouré par une ceinture verte d’un agrobusiness très violent, très venimeux, qui provoque le déplacement d’une série de peuples, notamment de peuples animaux. Mes films ont beaucoup à voir avec cette violence de la modernité face aux différents corps qu’elle affecte, déplace, transforme, déracine. Dans ce sens, j’ai voulu en quelques sortes procéder par analogie avec le western et à son utilisation de la nuit américaine : les Indiens et les cowboys au milieu de ce désert, éclairés par la nuit américaine qui n’est ni jour, ni nuit, un territoire indéterminé qui palpite entre deux mondes. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont la réalité autour de moi pourrait être transfigurée vers cet état de limbes, d’entre-mondes ou de réinvention de mondes afin de répondre à la violence de la modernité, obsédée par les lumières, le jour, la clarté…
D. : … la netteté.
A. V. : Oui, par la netteté. À travers cette opacité, on retrouve un espace de protection par l’obscurité, qui peut servir de camouflage pour que ces êtres puissent exister d’une autre façon.
D. : En effet, l’utopie moderne de la Brasília des années 1950 a mal vieilli. C’est comme si nous vivions la nuit de ce rêve de progrès. En quoi cette intention d’aller à contre-courant des obsessions de la modernité est présente dans ton approche matérielle du film ?
A. V. : Le choix de la matérialité analogique de É Noite na América est venu en même temps que celui de la nuit américaine. J’ai compris qu’il était important que la manière dont le film était tourné reflète ses conflits internes. J’ai décidé de réutiliser une série de bobines de 16 mm, toutes périmées, des restes des tournages de pub. On ouvrait la boîte, on filmait deux ou trois plans, et tout le reste allait à la poubelle. J’ai cherché ce déchet auprès de personnes qui travaillent dans ce domaine et qui trouvent un peu drôle que je travaille avec l’analogique. On parle d’une certaine archéologie de l’image, la manière dont les produits chimiques du 16mm vieillissent au long du temps. Ils sont marqués par le temps, par le climat aride du Planalto Central, par l’exposition à la lumière, par la série d’événements météorologiques ayant une influence sur le négatif. Autrement dit, ce négatif est lui-même un élément narratif, il raconte quelque chose.
Quand j’ai parlé de l’idée à Jacques Cheuiche, notre directeur de photographie, il m’a dit que c’était une folie [rires], car la nuit américaine exige de jouer sur l’exposition, et pour cela il faut un bon négatif. Il m’a dit : “Il est bien probable qu’on termine sans aucune image. T’es sûre de vouloir prendre ce risque ?”. Mais je lui ai répondu: “Oui, Jacques, parce que ce qu’on va vivre, c’est plus important que les images” [rires]. Et si on sortait de la tête l’idée que le négatif doit être bien, que l’image doit être bien, et si on faisait un film qui se raconte aussi par sa matérialité ? J’étais prête à ce que ça soit un film totalement obscur, où on écouterait le cri des alouates – ce beau chant de revendication qui ouvre le film – on écouterait les témoignages, les voitures dans la ville, enfin, toute cette électricité… Quand les images se sont finalement dévoilées, j’étais étonnée qu’on ait quelque chose. Beaucoup de choses se sont perdues ou se sont trouvées modifiées. L’histoire de chaque bobine, une histoire que je ne connais pas, est pourtant toujours là.
D. : Entre les paradoxes sans synthèse que ton film nous offre, parlons de la narration en gualín (verlan brésilien, língua en portugais signifie langue et l’inversion de ses syllabes donne gualín), qui nous jette dans cet état intermédiaire entre la compréhension et l’incompréhension, entre l’être natif et l’être étranger, en plus de, phonétiquement, faire penser à nos langues autochtones. C’était une langue marginale déjà parlée dans certaines favelas et banlieues brésiliennes, et qui a joué un rôle dans la résistance à la dictature militaire. Comment le gualín est entré dans ton film ?
A. V. : Comme la plupart des choses qui font partie de É Noite na América, le gualín a surgi de l’expérience du tournage. Nous avions une personne très chère dans notre équipe, [William] Dimpa, notre grip. Pendant les premiers jours de tournage, j’ai entendu Dimpa parler en gualín avec une autre personne dans le van de production. Et c’est lui qui m’en a raconté l’histoire : il s’agit d’une langue inversée comme plusieurs formes de patois et de verlan, assez nombreuses au Brésil, avec chacune ses règles particulières. Le gualín que nous utilisons est une langue née en Taguatinga, une ville voisine de Brasília qui se développe dans le sens inverse de celle-ci. Brasília est toute entière ordonnée, avec les secteurs de divertissement, de commerce, une ville panoptique, et toutes les villes autour d’elle sont vernaculaires : villes construites et développées par ceux qui ont été rejetés de cette utopie. Taguatinga, une des villes les plus fertiles de la région, c’est où habitait Dimpa depuis son enfance, et là-bas le gualín existe comme langue codée, secrète, pour que ce qui se dit ne soit pas compris… par des oreilles intruses [rires], que ce soit un voisin ou la police. C’est une langue très dure à apprendre, car le type d’inversion change selon le nombre de syllabes. Vers la fin du tournage, j’invite Dimpa à nous raconter, en gualín, ce qu’il avait vécu. Et, à la fin de chaque jour, il incarnait ce personnage qu’il a inventé de lui-même, une espèce de commentateur radio qui regarde le film d’un espace futur. En écoutant l’enregistrement, je me suis dit : “C’est ça ! Le narrateur du É Noite na América est le narrateur de la langue inversée, cette langue qui a pu traverser l’autoroute, la langue qui va dans un sens inverse de ce qui nous a été imposé, une langue qui est sortie de Brasília, qui regarde Brasília du dehors.”
Débordements : Alors, es-tu surpris par la réception d’Anhell69 ? Qu’est-ce que l’on dit du film ?
Theo Montoya : Je ne sais pas. Je ne fais pas trop attention aux questions des gens. On pose toujours les mêmes questions. “Pourquoi est-ce un film trans ?”, ce genre de choses.
D. : Je suppose qu’on doit te poser beaucoup de questions à propos des références cinématographiques. J’étais très touchée par le fait que Victor Gaviria joue un chauffeur de corbillard. Effectivement, dans le contexte du cinéma colombien, il a ouvert la voie vers une posture nihiliste particulière. Qu’est-ce qui te touche, concrètement, dans le cinéma de Gaviria ?
T. M. : Un des thèmes d’Anhell69 est le no future. C’est très important en Colombie. Un de ses films s’appelle justement Rodrigo D. Futur : Néant [Rodrigo D. No Futuro, en espagnol], ce qui est d’ailleurs une référence à Umberto D. Il parle de ce moment particulier à Medellín, quand la violence du narcotrafico était très présente, le protagoniste en déprime et flirte avec le suicide. Ce film est très radical dans sa forme, les personnages parlent le vrai langage des rues de la ville. Alors, dans mon film, quand je demande ce qui se passe avec ma génération, je me rends compte que le non-futur est encore trop présent. On parle de la même ville que Gaviria, sauf qu’on est dans un autre quartier, et avec une autre… dynamique.
Parce que la Medellín d’il y a trente ans a beaucoup changé, c’est une ville globale maintenant. Pourtant, nous n’avons jamais résolu ces enjeux du passé. Alors le premier lien est là : Gaviria est le père de ce nouveau cinéma en Colombie, et d’une certaine manière il perpétue une connaissance de la mort, sachant que pas mal des acteurs de Rodrigo D. Futur Néant sont aussi morts [de façon prématurée, de façon violente]. Jusqu’à aujourd’hui, Gaviria a beaucoup d’influence. Voyez les films récents, comme Los reyes del mundo [2022, de Laura García Ortega] : toujours le même type de cinéma. Mon film, en revanche, est en train de “pirater le père” [il dit hack the father], car c’est une autre génération, avec d’autres questions, comme la sexualité, par exemple. Nous sommes dans un autre moment, nous voyons le cinéma et ses figures paternelles sous une autre approche. La transmission prend d’autres chemins, en restant une transmission. Parce que si l’on continue à faire le même cinéma d’il y a trente ans, rien ne changera jamais.
D. : La référence à Uncle Boonmee est très claire : ce sont pratiquement les mêmes fantômes. Il n’y aurait pas une différence entre les fantômes en Thaïlande et ceux à Medellín ?
T. M. : J’ai eu cette même discussion avec l’équipe qui s’occupait des décors et des costumes du film [Melissa Salazar, Maria Paulina Henao]. Elles m’ont dit que l’idée des yeux rouges était très cinématographique, mais Apichatpong ne les a pas pensés comme ça juste parce qu’ils sont visuels : il essayait de montrer quelque chose de la culture de sa région.
Nous avons alors décidé de faire une recherche sur le sujet à Medellín. Au début des années 2000, les paramilitaires sont entrés dans notre quartier avec l’idée d’anéantir toute la guérilla [épisode de la guerre urbaine dans la Comuna 13]. Beaucoup de civils ont disparu en ce moment. C’était une catastrophe. Tout cela a mis le gouvernement dans une situation très compliquée. Suite à cela, un groupe de mères de personnes disparues décide de faire une performance où elles ont reproduit leur silhouette pour garder leur mémoire. Et j’ai pensé aux gargouilles, ces figures qui n’ont pas vie de jour mais qui pénètrent dans la ville pendant la nuit. C’est comme ça que j’ai mélangé un hommage à Apichatpong et aux mères de Medellín. Quand je parle de mon envie d’être DJ, ce n’est pas tant pour la musique que pour l’idée de mixer, mixer des concepts, des rythmes, pour arriver à un langage propre au cinéma.
D. : Il y a quelque chose de très particulier dans la région. Là-bas, l’éducation mélange les cultures européennes et américaines, nous nous exprimons forcément par le sample : nous concevons ce qui est nôtre en nous appropriant des éléments de la culture de l’autre.
T. M. : J’ai essayé de commenter sur cela au début, avec la scène dans ma chambre, avec Britney Spears et les logos collés sur la fenêtre, mais c’était impossible d’aller plus loin. J’ai quand même essayé de mettre cette idée de… monopole ? Eurocolonización ?
D. : Colonisation ? Impérialisme ?
T. M. : Impérialisme, oui.