Dark Shadows, Tim Burton

12 points et 4 notes

par ,
le 19 mai 2012

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1. Le cinéma de Tim Burton se construit sur des oppositions simples, et des inversions lisibles. Si le château d’Edward[11] [11] Les liens de ce film avec Edward aux mains d’argent (1990) sont très nombreux, nous prendrons donc ce dernier comme point de référence. est en tout point contraire à la banlieue résidentielle qu’il surplombe (sombre / coloré ; vertical / horizontal ; ancien / moderne ; etc.), il est évident qu’Edward est, malgré ou grâce à ses mains d’argent, le « gentil », et que les habitants de la banlieue sont les « méchants » (là encore, on trouverait quelques oppositions simples qui ne permettent guère d’en douter : générosité / cupidité, etc.). Cette manière de transgresser l’idéal Disney (c’est-à-dire en le gardant comme cadre de référence) est probablement l’une des raisons de la popularité de Burton, lui offrant au sein des studios une position privilégiée. Dedans et dehors, au centre et à la marge. Ces jeux d’opposition ne sont pourtant pas un manichéisme, mais les termes d’une question sans cesse relancée, pragmatique plutôt que métaphysique : comment peut-il y avoir coexistence entre plusieurs choses (êtres, états, temps, classes, sexes…) ?

2. Dark Shadows fait de la lampe à lave le symbole de cette relation. Dans un liquide transparent, des boules colorées de cire fondue [cf Wikipedia] ne cessent de s’étirer, se dilater, se séparer, s’écraser, se contracter. Milieu clos, dans lequel la forme des deux matières (et des deux couleurs) se modifie au contact l’une de l’autre sans pourtant se mêler. Cela n’est jamais qu’une représentation possible (il y en a une autre, avec les toiles ornant le salon d’Angie Bouchard qui figurent des coulées de sang stylisées sur fond blanc) de rapports plus fondamentaux qui structurent le film entre riche et pauvre, aristocrate et peuple, artiste et foule (ou, pour reprendre une image récurrente, « sang et eau »). Comme il est dit par sa mère à la jeune Angélique, qui échange un regard avec le noble Barnabas montant dans le bateau les conduisant de Liverpool en Amérique : « Cesse de le regarder. Tu dois rester à ta place. »

3. Il n’y a pas chez Burton des sujets pris dans une histoire, mais des archétypes à la source d’un mythe (l’invention de la neige dans un ciel éternellement bleu, la réalisation d’un amour éternel). Seulement des chocs ontologiques, qui éventuellement seront causes de reconfigurations internes, mais non de changements de nature. Les personnages ne se métamorphosent pas : ils se révèlent à eux-mêmes, passent d’un milieu (ou d’une condition) à un autre, demeurent ce qu’ils sont ou se brisent. La condition vampirique de Barnabas n’est ainsi que la redondance symbolique et spectaculaire du fait qu’il est fils unique, et aristocrate – une distinction qui se célèbre bien dans et par le sang.

4. Angleterre, 1760. Les Collins s’embarquent vers le “Nouveau Monde”. Quelques années plus tard, la famille a construit un port, dirige une entreprise de pêche florissante, se construit un château, et a donné à la ville son nom. Hélas, Angélique “Angie” Bouchard, leur bonne, est une sorcière. Fâchée de n’être pas aimée par Barnabas Collins, elle tue ses parents, sa promise (Josette) et le transforme en vampire. Collinsport, 1972. Des ouvriers exhument le cercueil de Barnabas. Il découvre alors un “monde nouveau”, fait de hippies, de femmes entreprenantes et de château à l’abandon. Collinsport est aux mains d’Angie. Ce renversement de perspective (de la phallocratie au féminisme, de l’héritier à la “self-made woman”, de l’Europe à l’Amérique), qui pourrait être donné comme positif et faire de la figure de Barnabas un archaïsme, apparaît lui-même comme une étrangeté, une forme d’altérité radicale. Que pourrait bien représenter pour Burton une période de l’histoire où se sont effectivement redéfinis les rapports sociaux et politiques ? Il n’en retient qu’un répertoire iconographique, des fluctuations de surface (mode, décoration, lumière tendance disco) sur des permanences.

5. Ainsi du féminisme, revendiqué, apparent, mais toujours contredit. La sorcière du XVIII ème siècle est logiquement la nymphomane du XXème, la jeune Collins est désignée comme putain par Barnabas parce qu’elle est vêtue d’une robe courte et allongée sur un divan (gag, si l’on veut, mais qui s’inscrit dans un conservatisme général). Plus subtil (ou pervers) sans doute est le traitement qui est fait de la psychanalyste. Celle qui est supposée permettre à travers la parole une rupture avec la loi du sang, la “contamination” de la filiation, se fait finalement vampire par narcissisme (tout en étant par ailleurs incapable d’accéder aux visions – fantômes -, ce qui est la marque de la distinction, si ce n’est du génie).

6. En un “faux” champ-contrechamp, Burton raccorde au début du film un plan du bateau qu’emprunte les Collins, à un plan de celui-ci vu depuis la côte du Maine où il s’apprête à accoster. Il s’agit en réalité d’un autre navire, la famille se tenant sur la falaise pour l’accueillir, tandis qu’à leurs pieds la ville se construit. L’effet, discret, est saisissant. Le point de vue attendu (celui des “Indiens”) est escamoté, la famille (WASP, parents hétérosexuels, fils unique) s’imposant là comme de toute éternité (ce que confirme encore la voix-off de Barnabas, parlant d’une “terre sauvage” qu’ils vont faire prospérer). Si Burton a suffisamment ironisé sur l’American Way of Life et l’enfer des banlieues résidentielles, cela ne s’est fait le plus souvent qu’en reconduisant les exclusions qui la fondent. Quelques années (par rapport à la diégèse) après la lutte pour les droits civiques, il n’y a guère de Noirs américains que dans la bande musicale (lorsque Barnabas constate à quel point sa ville a changé au son de Superfly, de Curtis Mayfiled, par exemple…). Burton semble incapable d’envisager une autre figure de l’altérité que celle de l’orphelin perdu dans son château, de l’artiste maudit, volontiers rattachée à sa personne. Il est le seul à être autre – ou du moins l’altérité ne s’éprouve que d’une certaine façon.

7. La séparation serait donc l’unique moyen de la “coexistence” (d’une existence côte-à-côte), dont nous faisions la question des films de Burton. La conclusion de Dark Shadows pourrait être la même que celle d’Edward, ce qui est d’ailleurs évoqué par Victoria (double de Josette et personnage sacrifié par le scénario) : elle va vieillir, mourir, tandis que lui restera éternellement jeune. Mais la distinction ontologique (créature ou vampire / humain) qui rendait l’amour impossible au regard de la société, et le condamnait à avoir pour horizon la perte de l’autre, est ici dépassée. Barnabas rompt le sortilège en faisant de Victoria un vampire. Définitivement à part, mais ensemble[22] [22] On pourrait comprendre le dernier plan du film, inutile, comme une manière de prolonger cette même idée pour le couple que forment le réalisateur et son actrice, Helena Bonham Carter. . Et, après tout, quand la ville que l’on habite porte notre propre nom, de quoi peut-on bien être exclu ? Si, comme dans Edward, on retrouve l’opposition château-individu / petite ville-communauté, les rapports entre les deux ont radicalement changé, principalement car l’éternel orphelin est désormais entouré d’une famille qui vient le secourir [33] [33] Tout comme les rapports de Burton avec l’industrie hollywoodienne ont changé. Il y est devenu un marginal institutionnel, membre d’une troupe de créateurs. Pour comparer le traitement de ce thème dans un autre film récent, nous renvoyons à notre critique du film de Coppola, Twixt. .

8. Les motifs et figures hérités de Citizen Kane (l’orphelin, le château-monde, et le monde-boule à neige), et dont les reprises traversent toute l’oeuvre de Burton (de manière manifeste dans Batman, par exemple), sont portés à un terme que l’on pourra juger positif, en ce qu’ils se résolvent dans l’affirmation d’une existence à part mais non solitaire. Ainsi, la question de la frontière, que Welles avait déplacée d’un mouvement inaugural de caméra du territoire au sujet (identité) en franchissant la grille ornée du “K”, est là encore objet de revendication. Le “C” des Collins n’est pas seulement forgé dans le fer d’une grille, mais se porte en pendentif (l’une des premières choses que Barnabas fait en revenant au château) et bien sûr, se retrouve dans le nom de la ville. Le nom est la frontière, et s’il peut s’offrir, il s’hérite avant tout. Ce n’est pas pour rien qu’Angie (Bouchard) enrage de diriger une ville qui ne lui “appartient” pas.

9. Il y a donc, et c’est tant mieux, outre l’évanescente Victoria la jeune-fille-abandonnée-BCBG-qui-voit-des-fantômes, l’explosive Angie (Eva Green). On le sait depuis Edward, les mains sont une grâce et une damnation chez Burton. Organes qui permettent de créer et de toucher, de détruire et de contaminer – qui marque l’entrée ou la sortie de l’humanité. C’est ainsi par elles que s’annonce la transformation de Barnabas en vampire. Longs doigts recroquevillés, ongles épais et pointus, veines saillantes, peau nervurée : les dents ne viennent qu’après, comme d’autres ongles. Il faut alors voir comment Depp et Green en jouent – comment les mains et la bouche s’inscrivent dans un système volume-cavité qui a pour objet la capture, la saisie. Et comment elles mettent en tension, en péril même, les visages.

10. Raideur de Depp : entre le visage et les mains, il n’y a rien. Pas de corps. Même lorsqu’il marche, même lorsqu’il a une relation sexuelle fracassante, il est immobile – inanimé, si l’on se souvient que le mot vient d’ “anima”, âme ou principe vital, en latin. Il est avant tout une surface blanche trouée d’un regard (comme le fantôme de la mère, lors de sa première apparition), dont l’aspect lisse ne se trouble que pour laisser échapper des expressions qui semblent toujours singer l’humanité. Il ne s’agit pour l’essentiel que de moduler le regard (et la voix), de varier l’intensité du noir sur le fond blanc. Cette absence d’animation est le produit d’un contrôle strict de la bouche, d’une mise à distance des mains. Barnabas ne s’en sert d’ailleurs (quand il ne s’acharne pas sur une jugulaire – alliance funeste main-bouche) que pour hypnotiser. La main (ou les doigts, comme des algues obscènes) doit garder ses distances, et ne s’adresser qu’à l’oeil. Il suffit dès lors qu’Angie remplisse le creux de celle-ci par son sein pour que Barnabas cède. Contrepoint à la frêle Victoria et au raide vampire, Angie est un corps plein, sensuel (rouge des lèvres, globe des seins, doigts effilés et interminables à la Greco), qui n’hésite pas à taper du poing sur la table, ou à saisir le sexe de Barnabas[44] [44] Il faudrait analyser précisément cette phobie du contact, qu’on retrouve dans certains gags ou effets de montage. Ainsi, par deux fois, un bruit de succion prononcé et assez répugnant est utilisé pour faire rire, lorsqu’une sardine glisse sur un pare-brise, ou qu’une serpillière est passée au sol. Au contraire, dans la mort (chute de la falaise) comme dans le sexe, le point de contact est hors-cadre, perdu dans le raccord ou “inouï”, non entendu (le raccord n’est pas un point d’impact, mais de retrait de la sensation) .

11. Le rouge défait le visage de Barnabas – en rappelant la chair, l’animation du sang – autant qu’il affirme celui d’Angie. C’est la coulée du sang (ou de la dentelle d’une culotte) au coin des lèvres, la surface blanche qui se colore après s’être soumise au besoin de mordre. Angie en a fait un être de désir, pour qui le sang n’est pas qu’une propriété privée, familiale. S’esquisse là, aussi, peut-être, un certain rapport à l’image, à savoir la rupture de l’équivalence, ou de l’indistinction, entre la représentation et le corps. En adoptant la même posture que sur son portrait accroché au-dessus de lui, Barnabas dit que la ressemblance est “uncanny” (étonnante, mais aussi troublante, mystérieuse, étrange), et qu’il ne regrette pas le temps passé à poser. Première, la peinture vient en quelque sorte apporter la preuve de la réalité de Barnabas, connu de sa famille par sa seule représentation. Il n’est ainsi pas étonnant que le portrait photographique soit la seule invention qui ne dépayse pas le vampire (alors qu’il démontera une télévision…). Une fois saisi, fixé, le corps doit se conformer à cette image (en restant identique, et immobile). Ce n’est pas une des moindres ruses d’Angie la sorcière que de donner vie à l’inanimé (sculptures, peintures), ou de se faire peindre à chaque époque selon les codes du temps.

12. Fondamentalement composites (dessin, cinématographe, numérique), les images de Burton sont le mélange de l’animé et de l’inanimé. Si le corps des acteurs est la seule, du moins la plus prégnante, garantie du réalisme (que quelque chose a bien été là, devant la caméra ou le chevalet), cela ne se fait que par l’abandon de la mobilité (ou de l’âme, en une sorte de variation autour du Portrait de Dorian Gray). C’est précisément ce pacte que rompt Angie. Sous le charme de ses doigts, le marbre, le bois et la peinture prennent vie, non plus simplement comme des visions (fantasmes – fantômes), mais comme des êtres tactiles. C’est également par là qu’elle va périr, l’animation de son coeur la brisant littéralement. Est-elle de porcelaine, comme nous le suggère le son, ou une simple coquille d’oeuf ? Celle qui dans The Dreamers (Bertolucci, 2003) incarna La Vénus de Milo devient plutôt peinture, dans une matérialité soumise au temps et aux émotions. Des écailles, des craquelures, une illusion défaite, du vide – tissant par là un lien entre la peinture et le numérique (image fabriquée point par point, touche par touche, “à la main”) qui permet cet effet. Politiquement conservateur, Tim Burton n’en finit pas de manipuler, dans l’effroi et l’émerveillement, les matières de l’image – et de célébrer l’hétérogénéité du cinéma.

Dark Shadows, un film de Tim Burton, avec Johnny Depp (Barnabas Collins), Eva Green (Angie Bouchard), Michelle Pfeiffer (Elizabeth Collins), Helena Bonham Carter (Julia Hoffman), Bella Heathcote (Victoria Winters)

Scénario : Seth Grahame-Smith, d'après les personnages créés par Dan Curtis / Décors : Rick Heinrichs / Photographie : Bruno Delbonnel / Musique : Danny Elfman

Durée : 113 mn

Sortie : 9 mai 2012