David Lynch 1946 – 2025 (3)

Le Fasciné

par ,
le 29 janvier 2025
Une histoire vraie, David Lynch, 1999

J’aimerais commencer par décrire une scène d’un film sublime revu cet été, The Straight Story (Une histoire vraie, 1999), et précisément j’aimerais parler d’une scène qui ne fait pas partie des scènes évidemment « lynchiennes » (car ce film n’est pas moins étrange, inquiétant, lynchien que les autres), mais d’une scène plate, simple, réaliste, que je choisis un peu au hasard. Entamant son périple, Alvin Straight a fait un faux départ, et sa vieille tondeuse l’a lâché alors qu’il venait de prendre la route (pris de colère, il la fait exploser d’un coup de fusil : explosion, flammes, effet sonore vif, du pur Lynch). Il veut donc racheter un véhicule et se rend dans une concession John Deere où il échange quelques mots avec le vendeur (interprété par Everett McGill, inoubliable dans Twin Peaks… comme tous les acteurices de Twin Peaks) et repart avec une tondeuse d’occasion.

Cette scène est remarquable par son économie : en moins de dix plans on comprend tout de la relation entre Alvin et ce vendeur (qu’ils se connaissent peu, mais depuis très longtemps), la transaction se noue, et Alvin se met en route. Personne d’autre ne l’aurait filmée ainsi. Dans ces plans il y a tout Lynch, mais comme si de rien n’était : un de ses acteurs fétiches (il a aussi joué dans Dune) ; les aplats verts des tracteurs John Deere (la manière de citer la marque rappelle la Heineken de Blue Velvet, entre autres) ; l’étrange mouvement de caméra qui sculpte légèrement le contour du tracteur ; le rythme un peu saccadé du dialogue (« …until now. ») ; la complexité de la composition sonore (les pas des personnages, et notamment les deux cannes d’Alvin ; les insectes qui chantent ; et bien sûr la musique d’Angelo Badalamenti) ; globalement le va-et-vient entre des cadres relevant d’un langage classique hollywoodien et d’autres plus picturaux, plus travaillés plastiquement – notamment celui qui clôt la scène, quand Alvin, monté sur son tracteur, traverse le champ de droite à gauche, passant d’un surcadrage à l’autre, avant de partir doucement vers la ligne d’horizon, entre la terre orange et le ciel bleu-gris, plein de petits nuages disposés comme par un peintre. On retient souvent la seconde partie de ce va-et-vient : Lynch plasticien, compositeur d’images et de scènes alambiquées pleines de couleurs vives et de visions saisissantes, mais ce qui faisait de lui le vrai grand cinéaste qu’il était, c’était la maîtrise parfaite de la première, d’un langage classique qu’il structurait comme un virtuose. Sur ce plan il était, comme l’a titré Libération, le plus grand cinéaste vivant.

Passée la découverte de son œuvre (qui fut, ayant un père Mulholland-Drivologue, précoce), c’est ce qui m’a frappé à chaque nouvelle vision : une impression de perfection, d’orfèvrerie, de précision millimétrée dans chaque plan et chaque raccord. L’impression que le formalisme de Lynch, et c’est ce qui le mettait au-dessus de toutes et tous, ne se manifestait pas exclusivement dans des instants suspendus et évidemment sidérants, mais dans l’ensemble des oeuvres, exhaustivement, du premier au dernier plan : c’est comme si, dans ses plus grands films, il était incapable de ne pas faire œuvre à peu près parfaite, comme si ça lui échappait. Un génie ?

Si je parle d’un Lynch réaliste et presque conformiste, c’est donc pour parler de son rapport à Hollywood : il n’était vraiment pas un cinéaste classiquement cinéphile, mais tous les films qu’il a vus semblent avoir compté pour mille (souvenir incessant de Vertigo, qu’il a presque passé sa vie à remaker). Son réalisme était complexe : pur artiste, une certaine préciosité semblait lui interdire de se préoccuper des réalités sociales (jusqu’à un certain point – j’y reviendrai), et son cinéma, comme dirait Nietzsche, défendait souvent les forts contre les faibles. Il aimait les flics et les stars de cinéma, mettant volontiers les rednecks et les sans-abris du côté de la monstruosité et du mal, et n’hésitait pas à exprimer une certaine fascination pour la violence sexuelle [11] [11] L’article de Camille Nevers qui lui rend hommage, dans Libération, analyse très bien cette obsession. . Au fond Lynch ne filmait rien sans un rapport conjugué d’attraction et de répulsion (c’était un cinéaste très honnête) : il voyait toujours le mal caché derrière l’image glamour (cf. l’analyse qu’en fait Pacôme Thiellement, qui revient souvent sur le graffiti « Hollywood is Hell » à la fin de Mulholland Drive), mais n’avait pas beaucoup plus de tendresse pour les laissés-pour-compte, les anormaux et les marginaux, que pourtant il n’arrêtait jamais d’observer avec fascination et de mettre en image. Pour Blanchot « L’image » est justement le lieu où « règne la fascination », « Quiconque est fasciné, on peut dire de lui qu’il n’aperçoit aucun objet réel, aucune figure réelle, car ce qu’il voit n’appartient pas au monde de la réalité, mais au milieu indéterminé de la fascination.[22] [22] Maurice Blanchot, L’espace littéraire, 2009 [1955], Gallimard, Folio/Essais, p. 28-29.  », cette phrase décrit bien Lynch je crois.

Mais ce dégoût de la réalité était ce qui rendait ses films bouleversants : pur artiste comme je l’écrivais, il filmait des fantasmes exquis, d’étranges souvenirs d’enfance et des libérations rêvées (la fin d’Inland Empire – où après l’horreur, le mal, les monstres, vient un bonheur incroyable). S’il a soutenu Reagan dans les années 80, c’est peut-être moins parce qu’il avait quelques tendances conservatrices (dont ses films témoignent par endroits) que parce que c’était un acteur de cinéma et que Reagan président, c’était le cinéma, et donc l’art au pouvoir. Contre un monde qui devait lui sembler tellement pénible et monstrueux (ce qu’il a pu voir dans ses dernières heures : Los Angeles en flammes), il défendait la méditation transcendantale, la nourriture saine, les vêtements confortables. Ses films, bien sûr, ont joué ce rôle, mais esthétiquement : des espaces qui, s’ils sont habités de créatures terrifiantes [33] [33] Il faut rappeler comme les films de Lynch, précisément parce qu’ils ne sont pas des films d’horreur ou même des films fantastiques à proprement parler, sont parmi les films les plus effrayants jamais faits. Le regard de Bill Pullman dans les couloirs de la maison de Lost Highway provoque une peur, une vraie peur que les films de fantômes et de monstres ne provoquent pas. , sont idéalement organisés, reliés, superposés comme des calques. Même si on a le cœur brisé en voyant Cooper perdu dans la Black Lodge, on est enhardi par la pureté des raccords qui créent cet espace, onirique et impossible, réaliste et continu – on veut la visiter…

Certains Mulholland-Drivologues essayent de faire croire que ce film, que l’on doit bien se résoudre à appeler son chef d’œuvre, possède une signification qu’il s’agirait de décrypter – qu’il y aurait dans le film une « cohérence autre » qui, une fois saisie, se dénoue comme un nœud très compliqué. En ce qui me concerne je n’y ai jamais cru. Une fois n’est pas coutume, le critique américain Roger Ebert avait bien vu le film, et avait glissé dans un texte ces deux phrases essentielles : « There is no explanation. There may not even be a mystery.[44] [44] Roger Ebert, « Mulholland Drive », sur RogertEbert.com.  » En effet il n’y a pas de mystère parce que les films de Lynch, c’est très connu, ne sont pas des nœuds, mais des rubans de Moebius, qui ne se « dénouent » pas, peu importe la force avec laquelle on tire dessus ; on peut, à la limite, les casser. C’est ce que Lynch proposait à la fin de ce qui restera, malgré quelques court-métrages, son œuvre finale, Twin Peaks : The Return, qui se terminait par ce que l’on peut interpréter comme un « retour à la réalité », où Dale Cooper sortait violemment Laura Palmer de la fiction pour l’amener dans notre monde, où elle n’avait rien à faire. Alors elle hurlait.

Or, si The Return se terminait sur un impossible retour à la réalité (trop horrible), il y avait aussi, comme le préparait déjà la fin d’Inland Empire, l’esquisse d’une paix retrouvée avec celle-ci. Comme l’avaient bien diagnostiqué les Cahiers delormiens dans un moment de gloire (ils avaient consacré trois « unes » à cette dernière saison), Lynch se tournait tout à coup vers quelque chose qui ne l’avait jamais intéressé, la politique. Il ouvrait sa vision, mais surtout sa mise en scène (tellement fine et millimétrée, je le disais) à la société américaine banale, centrale, middle-class, qu’il avait au fond toujours filmé mais qu’il isolait ici au milieu du désert du Nevada, qu’il sauvait miraculeusement (les réussites burlesques du merveilleux Dougie) et qu’il prenait métonymiquement dans ses bras (Cooper redevenu lui-même, faisant ses adieux à la femme de son doppelgänger avec ces mots : « You’ve made my heart so full. »). C’était en 2017, à l’aube du premier mandat de Donald Trump.

Twin Peaks : The Return, Mark Frost et David Lynch, 2017
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