Il n’est pas vrai que l’incendie de Los Angeles emporta Lynch. L’idée est plaisante – dans une certain mesure, elle me plaît – parce qu’elle me donne l’image d’une existence circonscrite par un sens, et m’ouvre vers une herméneutique, un réseaux de signes à déchiffrer (celui du Hollywood finissant de la trilogie angeline – Lost Highway, Mulholland Drive, Inland Empire, celui du feu également – des feux : la bombe atomique de Twin Peaks : The Return, les flammes inversées de Lost Highway, les surimpressions de Blue Velvet…). On ne rendra pas hommage à Lynch en convoquant les symboles et en insistant sur les coïncidences. Car Lynch, on le sait, n’est pas mort dans l’incendie. Et, même si les conditions de son évacuation ont évidemment précipité les choses, il n’est pas non plus mort de l’incendie.
C’est l’emphysème qui l’emporta, loin des flammes. Un simple amour du tabac, un plaisir caractéristique de ce qu’il appelait « the art life » : une vie faite de cigarettes, de cafés et d’heures passées à peindre[11] [11] On m’a fait remarquer que la cigarette était systématiquement associée aux flammes dans Wild at Heart, et plus précisément au souvenir de l’incendie dans lequel meurt le père de Lula. Nous envisageons cependant la cigarette telle que Lynch la pratiquait, et non seulement telle qu’il la représentait. . C’était la vie rêvée de Lynch (du moins, telle qu’il la présente dans The Art Life, 2016). Elle n’était pas faite de tempêtes intérieures ou d’accidents tragiques, elle refusait l’idée qu’il faille souffrir ou faire souffrir pour prétendre filmer la souffrance (en premier lieu celle des femmes), et témoignait du fait que « la négativité est l’ennemie de la créativité »[22] [22] Voir à ce sujet la masterclass de Lynch David Lynch Teaches Creativity and Film. . En ce sens, sa vie était résolument non-romantique. Sa mort aussi : une simple respiration, une fatigue lente et invisible. Lynch accueillit l’emphysème, cette petite mort en lui, avec sérénité, même avec joie : « I am filled with happiness, and I will never retire. » On trouvera peut-être naïves cette sérénité, et la spiritualité « new age » qui l’accompagne. Mais je crois que l’on gagne beaucoup à ne pas juger d’une vie en fonction d’une supposée pureté esthétique : le Lynch visionnaire que beaucoup célèbrent aujourd’hui ne paraît pas dissociable de celui qui souhaitait soigner le monde par les moyens de la méditation transcendantale. Lynch a filmé bien des morts sombres et violentes, mais il aimait aussi les fins lumineuses, douces et paisibles. Parfois celles-ci nous surprenaient même par leur tendresse : Blue Velvet, Wild at Heart, The Straight Story, Inland Empire. Je crois que Lynch n’aimait pas l’ironie et qu’il était foncièrement bienveillant. Il a cru profondément à tous ses happy ends.
« I will never retire. » Loin de quitter les affaires après la fin de Twin Peaks, Lynch continua en effet à publier des bulletins météo quotidiens (les David Lynch’s Weather Reports) et des tirages au sort (les Today’s Number Is…), tant que l’emphysème, cette mort discrète, le lui permettait. Ces derniers mois, outre quelques clips musicaux, Lynch s’était consacré aux doublages parodiques de différents films du Hollywood classique. Le dernier, détournement du Detour d’Edgar G. Ulmer (1945), commençait sur cette réplique, qui lui donnait son titre : « Will there be anything else ? » – « Voudrez-vous quelque chose d’autre ? ». C’est ainsi que ne s’achevait pas l’œuvre de Lynch.« Anything else ? » On aimerait savoir comment parler de cette mort étrange, de cette façon de ne pas finir, mais de le faire en beauté. Pourquoi ne pas essayer avec les mots mêmes de Lynch ? Il faudrait pouvoir parcourir cette œuvre longtemps et collecter ça et là les poèmes, les chansons et les dialogues de consolation, toutes choses qui, aujourd’hui, résonnent un peu différemment. Qui, loin de refermer la tristesse, permettent de la parcourir encore et encore, de la mettre en boucle dans nos oreilles (n’ayons pas peur de paraître un peu « fleur bleue » : cela n’a jamais fait peur à Lynch, ni à l’agent Cooper…). Le « Everything is fine in heaven » chanté par la « femme dans le radiateur » dans Eraserhead. Le « Llorando » déchirant de Mulholland Drive, malgré (ou à cause de) son play-back. Le monologue de la femme à la bûche qui ouvrait l’épisode 4 de la saison 1 de Twin Peaks : « “Will this sadness, which makes me cry / will this sadness which makes me cry my heart out / will it ever end?” The answer of course, is yes. One day, the sadness will end. »[33] [33] Merci à Ainhoa Feodoroff de m’avoir rappelé ce passage.
Mais parmi toutes les consolations que Lynch avait pris soin de dissimuler pour nous dans son oeuvre, la fin d’un film « impur », l’un des plus classiques et des plus populaires de Lynch, trace le programme d’une « méditation transcendantale » qui trotte depuis quelques jours dans ma mémoire[44] [44] Rappelons que Lynch s’est passionné pour la méditation très tôt (en 1973), et qu’il a fondé une organisation pour son apprentissage. Sa famille appelait d’ailleurs à une méditation collective le 20 janvier en sa mémoire. . Je pense à la fin d’Elephant Man. L’« homme éléphant », John Merrick, a retrouvé son foyer, dans la chambre permanente que lui a obtenu son ami, le docteur Treves. Sa persécution est terminée, il est à présent sûr d’être entouré et aimé. Une dernière fois, il fait le tour de sa chambre, enlève méticuleusement les coussins sur son lit, regarde le portrait de sa mère sur la table de nuit, puis s’endort. Cette mort alitée, rattachée à un souvenir d’enfance, n’est pas celle, amère, de Charles Foster Kane (même si Citizen Kane a beaucoup compté pour Lynch) : c’est une mort méditative, qui ressemble si peu à la mort (« Life is but a dream », se plaisait à répéter Lynch : est-ce à dire que la mort elle-même n’est qu’un réveil ?). L’âme d’elephant man s’échappe, un travelling suit son écoulement jusqu’à la fenêtre entrouverte de sa chambre. Puis, sur un ciel noir constellé d’étoiles apparaît un iris, et à l’intérieur de cet iris le visage de la mère[55] [55] À la fin du XIXème siècle, une rumeur circule selon laquelle la rétine des défunts conserve la dernière image rencontrée avant la mort… . Un poème résonne, récité par elle comme une comptine rassurante avant qu’elle n’éteigne la lumière :
« Never, oh! never, nothing will die;
The stream flows,
The wind blows,
The cloud fleets,
The heart beats,
Nothing will die. »
Ce souvenir d’enfance est trop simple pour devenir un symbole ou une énigme : rien ne se cache derrière l’émotion. Les derniers mots du poème ne cessent depuis de boucler, encore et encore. Et les dernières fumées exhalées par Lynch de flotter dans l’atmosphère. Rien ne mourra, jamais.