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La bataille de la sécu

par ,
le 8 février 2023

Il ne sera pas ici question du destin du cinéma, du destin des images, du destin de notre regard qui se perd dans l’obscurité proverbiale de la salle, où la subjectivité s’efface sous les assauts hypnotiques des visages qui s’étalent sur la toile, de l’aventure sensorielle de haute voltige que seul saurait procurer le velours élimé d’un fauteuil rouge et la promesse que quelque part, dans ce rayon de lumière au-dessus de nos tête, se cachent – parmi les grains de poussière en suspension dans l’air – les atomes d’une résistance esthétique et politique, vertigineuse et profonde, au monde tel qu’il va, et vice et versa.

En ce début d’année – que nous n’aurons pas le mauvais goût de vous souhaiter « bonne » car nous ne croyons pas aux vœux de bonne santé ni à la providence, mais plutôt à la sécurité sociale – nous n’avons guère le temps d’écrire d’éditoriaux prolixes en considérations métaphysiques. Car pour tout vous dire, entre le temps passé au cinéma, au travail, à la fac, à la bibliothèque et celui passé, ces temps-ci, à battre le pavé (qu’il soit lillois ou parisien) nos mardis de bouclage ont changé de visage.

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Comment souvent au cours de notre histoire – celle de Débordements et celle, plus individuelle, de nous autres amateur▪ices d’images – nous avons approché les événements politiques à travers les images qui en sont faites, tantôt depuis la foule, tantôt depuis les cieux, et quelque fois par hasard.

Ces dernières semaines, nous avons, nous aussi, fiévreusement attendu, chaque soir de manifestation, la photo officielle, celle qui rassure, celle qui permet de se compter en faisait disparaître les pavés de la Place de la République sous l’amas de pixels humains ou qui, par une construction judicieuse, embrasse la foule et les tours de la Place d’Italie qui se découpent sur le ciel bleu.

Nous avons aussi vociféré devant l’image chiffrée des manifestant▪es, en particulier face aux estimations du sinistre cabinet Occurrence ¬– nous sommes à ce point enfoncés dans le capitalisme tardif que l’ennemi principal n’est plus la dévalorisation policière du cortège mais bien les décomptes d’apprentis sorciers d’une start up.

Car cette étrange comptabilité repose, elle aussi, sur des images née du dialogue entre deux machines : une intelligence artificielle reliée à une caméra penchée par la fenêtre d’un appartement.

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Fortes de leur conciliabule, elles en produisent une manifestation visible aux êtres humains : cette enfilade de petits triangles verts et rouges signalant le déplacement d’individus réels ou supposés dans le sens du courant pour les uns, à contresens pour les autres. Comme l’explique admirablement le physicien Bruno Andreotti dans un thread [11] [11] Le thread complet est disponible sur son compte Twitter (dont la photo de profil n’est autre que le Promeneur contemplant une mer de nuages de Friedrich, idéale pour un spécialiste d’hydrodynamique). issu de ses recherches sur les méthodes du cabinet, l’application qu’Occurrence tente de faire de la physique des particules sur une foule humaine ne tient pas scientifiquement. Ce que l’analyste des images peut ajouter à la réfutation du scientifique s’attache plutôt à l’intérêt qui les sous-tend, à la valeur d’échange que porte en elle une telle image opératoire chargée en capital symbolique par son apparente scientificité. Une telle image ne peut être le produit que d’un esprit frotté à l’idéologie entrepreneuriale et au solutionnisme technologique [22] [22] Du même tonneau, selon moi, que les plaisanteries nées de la rencontre entre un développeur peu scrupuleux et d’un▪e étudiant▪e en école de commerce que nous avons vu fleurir tout au long de la campagne présidentielle, visant à apprendre aux « jeunes » à mieux voter grâce à un algorithme sauce appli de rencontre. qui lui auront appris qu’une image est un produit dont la fonction est de résoudre un problème. Aux yeux d’une chaîne d’information en continu, dont le produit d’appel est « le réel », ces petits triangles alignés sur une image en basse définition brillent comme une promesse.

S’il était jadis du ressort de l’écrivain▪e d’humer l’air du temps à travers aux types qui le peuplaient, il semblerait que par les temps qui courent, il faille approcher les types de nos contemporain▪es par les types d’images qui sont éditorialisés pour elleux. L’image algorithmique (ou du moins l’illusion qu’elle suscite) est taillée pour les impénitent▪es de la concurrence libre et non faussée des idées sur le marché démocratique en régime libéral. L’image de vitrine brisée est destinée à celleux-là même qui se précipitent à la pompe à dos de SUV dès que les raffineries exercent leur droit de grève. Celle de la fumée s’échappant d’un fumigène craqué depuis le piédestal de la statue Place de la République, dont le rouge se découpe sur le ciel bleu au chant des siamo tutti antifascisti ne manque pas d’un certain éclat romantique révolutionnaire qui fascine les amateur▪ices des gestes rituels du soulèvement. Les montages ad hoc du compte Twitter @caissesdegreve, qui montrent des personnalités de la gauche médiatique en Davis face aux onze autres hommes en colère, sont sans doute destinés à constituer un îlot de réconfort dans le torrent des images anxiogènes que rencontre au fil de son doomscrolling quotidien le type auquel je corresponds sans doute.

Des images pour se conforter ou se réconforter, donc, pour reprendre espoir, souvent (y compris si celui-ci est mal placé) et continuer à croire – à la vérité, la liberté, la politique, la lutte…

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Une image a unanimement suscité l’espérance du type cinéphile en ce début février : celle de Jafar Panahi, sortant de prison, et du sourire de sa compagne, qui le serre dans ses bras, de nuit. Quelques instants plus tôt ou plus tard, une vidéo est faite, montrant le cinéaste debout aux côtés de ses ami▪es, prenant la parole. La journaliste Mariam Pirzadeh traduit ainsi ses mots : « Il y a tellement de monde derrière moi, c’est plein d’étudiants, de professeurs, d’ouvriers, comment je pourrais être heureux ce soir ? ». Derrière lui, dans le hors champ de ces images mal éclairées de joie et de victoire, c’est la prison d’Evin où le régime enferme toustes celleux qui s’opposent à lui.

Une image pour rappeler, au détour d’une publication sur les réseaux sociaux français par une revue de cinéma, puis par la voix d’un cinéaste ce que les images ne montrent pas, cachent, oublient de dévoiler, doivent garder secret pour garder intact le pouvoir qu’elles exercent sur celleux à qui elles sont destinées ¬– et ne pas désespérer.

O.L.

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Images : Andor, S01E08 "Narkina 5" (Tony Gilroy, 2022) ; Reportage sur le cabinet Occurrence, BFMTV