Il y a des périodes où les préoccupations du cinéma et celles de la société divergent tellement que la rédaction d’un édito devient difficile. Ce n’est pas que les sorties étaient peu inspirantes (la taille de notre rubrique critique témoigne du contraire), ni que l’enthousiasme du mois dernier s’est tari – seulement, ce sont d’autres images qui nous ont inspiré·e·s.
Dans les salles, il est question de magie et de croyance. Chez les américains, c’est un cinéma auquel on attribue des pouvoirs quasi magiques (pour Spielberg qui, devenu Sam Fabelman, raconte sa vocation), un autre sublimement aveuglé par sa propre foi (pour Shyamalan et ses fanatiques auxquels la télévision donne raison). En France, on semble en peine de croyance : Noémie Lvovsky se place du côté de la fantaisie fabriquée mélièsienne, et Clément Cogitore fait un film de croyance négative, qui n’accepte l’éventualité magique que comme une incompréhension, une fausse existence. Dans les deux cas, c’est un cinéma de fantasmagorie et de spectacle, même s’il fait mine de se nier lui-même ; le film de Cogitore a beau ne croire en rien, c’est un thriller à l’américaine aussi tendu (quoique moins réussi) que celui de Shyamalan.
« Dans la rue », comme on dit, d’autres choses se passent. De belles images de foule, celles dont l’édito du mois dernier parlait déjà et qui, bonheur, sont toujours aussi saturées, abîmées par des artefacts de compression : bonne nouvelle, car la foule, au même titre que les confettis et la neige, fait partie des motifs que les algorithmes de compression peinent le plus à formaliser, ce qui explique la pixellisation un peu criarde de ces images heureuses de manifestation.
La cérémonie des césars pourrait être le lieu de réunion des deux, un moment où une corde se noue entre la magie des paillettes du « monde-du-cinéma » et les inquiétudes plus concrètes, massivement partagées – après tout, comme on l’entend aux coins des rues, la retraite, ça concerne tout le monde. Un bon sujet d’édito, en somme ? Mais que rajouter qui n’est pas déjà éclatant, commenté sur les réseaux à la seconde où cela apparaît ? On a pu constater, comme chaque année, le mépris pour les « petits catégories » et les « petits métiers », les mêmes discours lénifiants portés par des braves gens qui portent des costumes de luxe (et qui se permettent de se moquer d’un t-shirt de compte à rebours)… On peine même à s’enthousiasmer pour le succès de La nuit du 12 (sur ce film, qui n’a pas été commenté dans nos pages, je me contenterai de dire : ça devrait être mieux).
Alors cherchons des images parallèles. Des images qui seraient situées parfaitement à l’intersection de nos attentes cinéphiles et politiques, des images à la fois à la hauteur de nos exigences et de nos espérances. Dans une petite salle du Nord, nous en avons trouvé : elles sont à la fois américaines et françaises, elles datent d’hier et non d’aujourd’hui. Ce sont, certes, des images de magie, mais une magie qui ne se contente pas de se donner comme fausse.
Ce mois-ci est ressorti F for Fake d’Orson Welles, film-essai plaçant toutes les créations humaines (des œuvres du faussaire Elmyr de Hory à la cathédrale de Chartres en passant par la totalité des films de cinéma) du côté de la fausseté, voire de la fraude. D’où l’étrangeté du titre français, Vérités et mensonges, qui est à côté de la proposition de Welles : un magicien, dit-il en citant Houdini au début du film, « est seulement un acteur, un acteur qui joue le rôle d’un magicien ». Et donc, un artiste ne doit pas être inquiété par des enjeux de vérité et de fausseté, mais plutôt se placer du côté de la justesse ; bien jouer son rôle plutôt que prendre le bon rôle.
En revoyant F for Fake, malgré ses quelques kitscheries reichenbachiennes, on est frappé par le geste joyeusement libre de Welles, jamais à court de retours en arrière, de dispositifs malicieux ou mensongers, de trouvailles de montage hallucinantes ; c’est un tour de force. Le film sort en 1973, Welles a 58 ans. C’est le dernier grand film d’une vie bien remplie, œuvre grandiose, tour de magie final pour partir en beauté. Cinq ans plus tard, Welles termine un documentaire magnifique, Filming Othello, où il revient sur le Othello qu’il a tourné presque trente ans plus tôt. Il a 63 ans. Il y laisse tomber la cape de magicien, se contente de s’asseoir, de boire du vin avec ses amis en parlant de Shakespeare, de raconter des petites histoires irrésistibles ; il a la mélancolie douce-amère d’un grand-père affable et doux. C’est le premier grand film d’un metteur en scène à la retraite. Bien méritée.
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