« À hanter les salles de cinéma, le public désapprend à lire et à penser comme il a lu ou écrit, mais il s’habitue à ne faire que lire et penser comme il voit. Parmi les producteurs de films, le mot visualiser fut à la mode pendant quelques années. En effet, on ne saurait mieux caractériser la culture cinématographique, qu’en disant qu’elle rend plus visuelle la pensée. Après l’Homme-artisan et l’Homme savant, on voit ainsi apparaître l’Homme spectateur… »
Esprit de contradiction ? Blues par anticipation ? Se remémorer cette citation de Jean Epstein, alors que les salles réouvrent, laisse songeur. S’il y a bien longtemps que l’on a relégué aux anthologies pour étudiant·es les utopies enthousiastes ayant accompagné la naissance du cinéma, se demander ce qu’il en reste ne fait pas pour autant plaisir, et on se demande ce que l’on attend soi-même au moment de retourner hanter les salles. Après que « l’homme-spectateur » appelé de ses vœux par Epstein a pu être soupçonné d’être un consommateur aliéné, le cinéma est aujourd’hui loué pour la possibilité d’échapper à la double distraction du domicile : regarder un film Netflix tout en gardant son téléphone portable à la main. L’horizon est bien morne : nous voilà sommé·es de nous réjouir du bon nombre d’entrée à la séance de 9h de l’UGC Ciné Cité des Halles et de la pléthore de films présentés comme une « offre » diversifiée pouvant satisfaire tous les goûts. L’union sacrée, en plus de masquer des inégalités entre les acteurs du secteur, réduit les attentes et dégénère en spots sentimentaux, où des spectateur·ices retrouvent leurs salles sur fond de Gilbert Bécaud. Nous, qui écrivons sur des films, nous retrouvons dans une position malaisée, pris en tenaille entre les louanges adressées à la salle comme espace d’absorption dans l’image et/ou de sociabilisation, et les inquiétudes économiques liées à la reprise, avec l’embouteillage de films en prévision. Cette situation laisse peu de place à nos problèmes à nous, critiques bénévoles, ou disons plus largement de « spectateur·trices acteur·trices » de l’exploitation cinématographique en France. En tout cas, nous ne sommes pas pressé·es de dire du mal de films risquant déjà une mort par étranglement.
Le clip que la Fédération Nationale des Cinémas Français avait produit pour la réouverture de juin 2020, lui, ne risque pas grand chose. Il était d’une perfection telle, aux yeux des autorités politiques et culturelles, qu’il fallait le recycler un an plus tard sans y changer le moindre raccord – comme si rien ne s’était passé depuis[11] [11] La FNCF a re-publié cette vidéo sur sa chaine YouTube le 18 mai dernier. . « Je reviens te chercher, ben, tu vois, j’ai pas trop changé » : les enseignes de cinémas tout droit sorties d’un film de Jean-Pierre Jeunet s’illuminent, et une petite foule sentimentale dispersée aux quatre coins de la ville se précipite sur ses fauteuils rouges, et pleure de joie. L’homme et la femme spectateur·trice seraient ces êtres à bout, abattus par des mois de restrictions émotionnelles et assoiffés de sensations romantiques ou de rires[22] [22] À propos des émotions recherchées à l’heure de la réouverture des salles, nous renvoyons le·a lecteur·ice au box-office de la première semaine d’exploitation). … De ce point de vue c’est bien la même chose qui se joue dans la réouverture des cinémas et dans celles des terrasses – celles, du moins, dont les charmantes photos virales ont donné quelques airs de Libération pastiche à nos fils d’actualité. Cette coïncidence (en est-elle vraiment une ?) qui a voulu que les salles rouvrent en même temps que les terrasses n’aurait d’ailleurs pas déplu à Jean Epstein, qui faisait du cinéma un héritier de l’alcoolisme, capable d’apporter une soupape sociale, mais sans peser sur les foies.
À propos : à s’en tenir aux réseaux sociaux, nous serions bien en peine de prétendre que le goût du cinéma a supplanté celui du bistrot au sein de notre communauté. De nombreux·ses cinéphiles se sont montré·es plus fièr·es, ce mercredi, de retrouver leurs semblables autour d’un verre, qu’autour d’un film en salle. Il n’est pas impossible que l’homme et la femme spectateur·ice de 2021 aime toujours « l’expérience collective de la projection en salle », mais ce pourrait être pour des raisons dont il ou elle ne tire qu’une moindre gloire (d’où que les selfies devant les façades des cinémas restent rares), pour ces mêmes raisons qui font qu’il ou elle aime aussi les bars. « Dans l’ombre, où les regards se nouent » (comme le disait Jacques-Bernard Brunius), il y a ce plaisir saugrenu, de partager l’émanation d’un projecteur comme on partage celle d’une pompe à bière avec des inconnu·es, dont peut-être, tout le reste nous sépare. Nous ne nous y prenons pas souvent en photo – la lumière est parfois un peu glauque. En vérité nous y pleurons rarement de joie. Nous n’y affichons pas systématiquement une mine radieuse. Mais nous nous y sentons bien. La salle de cinéma peut être considérée comme un lieu de « sociabilisation », à la condition qu’on n’ignore pas la part non-mièvre, l’érotisme amer de l’expérience qu’elle accueille, la réalité sociale (la fatigue, l’humeur noire, le dissensus…) à laquelle nous exposons nos sens, et qui nous concerne lorsque nous allons au cinéma.
Par ailleurs, de nombreuses salles accueillent des rencontres, des discussions d’après-séance. Cela fait d’ailleurs partie des critères imposés par le CNC pour décrocher le précieux classement « art et essai » sans lequel elles disparaîtraient, comme d’autres ont disparu ces dernières décennies. De fait, nous n’avons pas tou·te·s vue sur l’enseigne d’un cinéma dit de « proximité » depuis notre fenêtre ; certains doivent prendre leur voiture, d’autres le métro, le bus, qui ont aussi leurs horaires. Nous choisissons notre séance en fonction de contraintes lourdes, nous achetons notre place. Il faut encore s’étonner qu’une institution comme la Fédération Nationale des Cinémas Français paye son déni de tant d’efforts, qu’elle fasse tout son possible pour cacher cette réalité sociale et économique dans laquelle l’homme ou la femme-spectateur·ice fraye son chemin jusqu’à la salle, intervient dans cette économie d’exception qu’est celle du cinéma et de l’audiovisuel en France, après un an de réformes d’une brutalité ahurissante, comme celle, récente, de l’assurance-chômage.
Mais cette année aura aussi offert aux acteur·ices du monde de la culture une occasion de rappeler, à travers les nombreuses occupations de salles de spectacles et celles, moins nombreuses, de salles de cinéma[33] [33] Parmis les lieux de culture occupés ce printemps nous sommes en mesure de citer cinq cinémas : le Ciné 32 d’Auch, le François Truffaut de Chilly-Mazarin, le Méliès de Pau, la Clef à Paris et le Ciné Dyke du Puy-en-Velay. Il faut y leur ajouter le parvis — l’accès à l’intérieur du bâtiment s’avérant impossible — du Cinéma+Théatre de Narbonne. , une évidence : que les cinémas comme les théâtres sont des lieux à l’intersection du monde social et artistique, et même des lieux qui démontrent, à chaque fois qu’ils en ont la possibilité, l’absurdité de cette séparation. Or certains spectateurs semblent quelque peu dégoûtés par ces trivialités sociales, et se fendent de tweets où ils se plaignent des « happenings politicaux-syndicaux » venant « pourrir » leur expérience privilégiée, préférant le monde de l’Art à celui des travailleur·euses qui le font vivre. On pourrait se contenter de s’en amuser en disant quelque chose comme : « Trop drôle, les bourgeois ont le seum ». Mais peu à peu ces positions se répandent, et certains (Wajdi Mouawad, Transfuge…) n’hésitent pas à accuser les occupant·es des théâtres de mettre en péril la démocratie, jusqu’à faire des parallèles douteux entre les territoires occupés par Israël et les lieux de culture devenus lieux de lutte. Le confusionnisme n’a pas de limites, et la défense bourgeoise du droit au divertissement non plus, y compris si ce divertissement doit s’accomplir sur le dos des intermittent·es, des précaires du monde du spectacle et de la culture.
Or ce qui vaut pour les théâtres vaut aussi pour les festivals, les musées et tout le reste : souvenons-nous de la soirée d’ouverture du Cinéma du Réel 2020, où, à la veille du premier confinement, une centaine de travailleurs mais surtout de travailleuses précaires de la culture sont montées sur scène pour parler des conditions de travail imposées au nom du fonctionnement de la machine culturelle. Les réjouissances unanimes autour de ces « réouvertures » tant attendues (rappelons que ces réouvertures ne sont que partielles, et que certains lieux, comme les boites de nuit, restent à peu près ignorés par le gouvernement) ne doivent pas forcer les acteur·ices du secteur à plier et à abandonner les revendications formulées pendant la pandémie sous peine de passer pour des casseurs et casseuses d’ambiance. Si l’on joue l’opposition entre le streaming et la salle, entre Netflix et le cinéma de quartier, rappelons que la différence fondamentale entre ces deux expériences est que l’on entre et l’on sort du cinéma – chez soi on ne sort de rien du tout, sinon du lit ou du canapé. Impossible de s’y enfermer, hors du monde : à l’intérieur comme à l’extérieur de la salle, c’est la société que l’on retrouve. Retourner au cinéma, d’accord, mais à condition de réapprendre à en sortir. Lever le coude et les yeux, mais sans baisser la tête.