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Janvier 2022

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le 1 janvier 2022

Pour le réconfort

Pour commencer l’année 2022, nous parlons de films de 2021 (Matrix Resurrections est sorti en décembre) et de 2019 (année des premières projections de Vitalina Varela : nous accompagnons sa récente critique d’un entretien avec Pedro Costa, que nous avions mis en ligne à cette époque), publions des entretiens rétrospectifs où un cinéaste (Zhang Ming) et un universitaire (Jacques Aumont) reviennent sur leurs parcours, et proposons la recension d’un ouvrage collectif, lui aussi rétrospectif, et publié il y a déjà quelques mois – il n’y a guère que notre podcast et nos quelques mots sur La Clef qui se tournent un peu vers l’avenir. Est-ce parce que nous avons « peur » de 2022 que nous démarrons l’année en regardant en arrière, en marchant à reculons ? Peut-être est-ce la pandémie mondiale qui tue un peu plus chaque jour, peut-être est-ce le mois d’avril et ses dimanches de vote qui se rapprochent, peut-être est-ce les questions administratives et financières que notre petite revue s’est posée ces derniers mois. 2022 ne rassure pas notre petite « revue virtuelle et parallèle », comme l’écrivait Occitane Lacurie le mois dernier.

Au fond du lit, contaminé par le Covid-19 comme des centaines de milliers (des millions ?) de français, j’ai profité de mon mois de janvier pour voir et revoir des films. J’ai découvert l’œuvre de Pedro Costa, spécifiquement à partir de Dans la chambre de Vanda, alors que j’étais encore bouleversé par son Vitalina Varela ; j’ai aussi revu des films de voyage dans le temps, ceux que je cite dans mon texte sur Matrix, Déjà Vu et Tenet. Il est rassurant de se rendre compte qu’il y a un auteur de films comme Pedro Costa, qui œuvre depuis 20 ans avec une telle intransigeance et un tel refus du compromis ; rassurant, de constater que le cinéma hollywoodien, malgré sa décrépitude marvelienne (ironique quand on sait que « Marvel » signifie « Merveille »…), conserve une capacité à inventer des images et des récits. Les films de Pedro Costa et de Lana Wachovski ont peu de choses en commun, mais ils sont tous les deux, à leur manière, « indépendants », refusant les principes du système cinématographique qui les entoure ; l’un envoie valser tout misérabilisme et témoigne d’un travail authentique et admirable, l’autre s’oppose cynisme hollywoodien et renouvelle cette croyance en un cinéma de récit libérateur. Entre deux quintes de toux, ces deux univers cinématographiques ont su me rassurer – me réconforter.

Du réconfort, donc. Je me souviens qu’en 2017 – regardons encore en arrière – je m’étais déjà dit que la plus belle trouvaille du premier long-métrage de Vincent Macaigne, inégal et étrange, était son titre : « Pour le réconfort ». Titre lui-aussi étrange puisque paradoxal, tant le premier film du comédien était plutôt marqué par une forme de colère et même de désespoir. C’était comme si ce beau titre, seul, suffisait à atténuer un peu la noirceur du film, à y insuffler un réconfort qui était absent des scènes, mais qui passait malgré tout, comme un courant d’air frais – et je m’étais dit qu’il fallait garder à l’esprit le mot « réconfort », comme un mot de passe qu’il faudrait se remémorer dans les moments où le désespoir frappe à la porte.

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C’est aussi un mot qui décrit bien un des plus grands succès du mois de janvier, un des rares films « d’auteur » à être parvenu à tirer son épingle du jeu depuis le début de la pandémie, Licorice Pizza. Décrit un peu partout comme un récit doux, agréable, au charme à peu près irrésistible, le dernier film de Paul Thomas Anderson prend parfois le risque de l’inconséquence, en effaçant systématiquement les difficultés rencontrées par ses personnages. Les plus belles scènes de Licorice Pizza sont d’ailleurs celles où le film semble sur le point d’accepter une éventuelle part d’ombre : celle où le camion des protagonistes tombe en panne d’essence et descend, moteur éteint, les collines de Los Angeles ; encore plus fort, celle où Joel Wachs se voit forcé de quitter son amant, avec qui il déjeune dans un restaurant chic. Or ces scènes, individuellement très fortes, sont toujours voilées et à demi-effacées dans le mouvement gentillet et optimiste du film ; au fond même sa mélancolie reste réjouissante. L’autre immense succès de ces dernières semaines, infiniment moins intéressant et infiniment plus cynique que le film de Paul Thomas Anderson, joue aussi sur sa dimension « réconfortante ». Spider-Man : No Way Home capitalise ainsi sur des souvenirs de cinéma, en proposant, comme l’écrivait bien Florent le Demazel en décembre, de les recycler et de les appauvrir en les transformant en un grand mensonge facile à avaler. Le dernier clone du MCU va bien plus loin que n’importe quel divertissement médiocre, il demande à son spectateur d’adhérer malgré lui à un spectacle narcissique, de remercier (et applaudir !) une corporation milliardaire pour avoir réalisé des désirs qu’elle lui a imposés.

Le réconfort est ainsi à double tranchant – et l’on voit bien, d’ailleurs, comment les forces réactionnaires en font usage, en regardant loin, très loin dans le passé, en promettant un paradis perdu où chacun portait des prénoms du calendrier. Comme si le réconfort, comme la colère et la joie, était une émotion révolutionnaire, qui pouvait cependant être dirigée dans différentes directions – il peut être une fausse promesse qui sert à aveugler, ou bien il peut être un horizon vers lequel se diriger, un bien commun à partager et à concrétiser (c’est ce qu’aborde directement The Matrix Resurrections). Alors, en ce début d’année 2022, nous dédions ces lignes à un lieu de joie, de bonne humeur, de réconfort pour celles et ceux qui aiment le cinéma et qui souhaitent continuer à l’aimer : nous pensons bien sûr au cinéma La Clef. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le cinéma est encore occupé, et ce lundi, Leos Carax a pu y présenter Une chambre en ville… Mais gardons à l’esprit qu’à tout moment, il peut s’y dérouler un remake de la scène d’ouverture du film de Jacques Demy – une charge de CRS. Quoi qu’il arrive, ces militantes et militants auront besoin de réconfort – alors, chères lectrices et chers lecteurs, n’hésitez pas à le leur apporter !

Pierre Jendrysiak

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Illustrations : Pour le réconfort, Vincent Macaigne, 2017 / Une Chambre en ville, Jacques Demy, 1982