Dépasser la limite de l’œil

Spectacle sportif télévisé, cinéma scientifique et avant-gardes

par ,
le 11 juin 2025
Attaque en fente en escrime, chronophotographie de Georges Demenÿ (1902)

Le spectacle sportif diffusé en direct – que ce soit sur son médium originel, la télévision, ou désormais sur une variété d’écrans numériques – s’est affirmé comme un genre audiovisuel à part entière, doté de principes esthétiques et d’une historicité propre, compris dans un maillage serré entre des intuitions formelles fondatrices ou innovantes, un progrès technologique constant et des enjeux économiques démesurés. Malgré cette structure complexe et industrielle, il reste donc des images en mouvement dont l’existence ne peut être décorrélée des autres catégories visuelles, ouvertement plus artistiques. Cette démarche comparative, archéologique et déhiérarchisée permet de tenter un rapprochement et une hypothèse : il existe une filiation théorique possible entre les retransmissions télévisuelles de matchs de football, de meeting d’athlétisme ou de course cycliste et le cinéma expérimental des premiers temps. [11][11] Nous publions également cette semaine un entretien avec Victor Morozov à propos des images du sport.

Au cours des années 1920, de nombreux théoriciens et cinéastes ont documenté leur découverte passionnée du cinéma scientifique primitif, à l’époque où celui-ci ne se définissait pas comme art, mais comme simple outil d’analyse. Pourtant, l’abstraction inhérente de ces films en a fait des objets de choix pour alimenter la réflexion majeure de l’époque sur la spécificité du médium cinématographique. En décontextualisant leur fonction savante pour les projeter dans des lieux d’art[22][22] De nombreux ciné-clubs à Paris, Londres, Amsterdam se mettent à programmer des courts-métrages de Lucien Bull, Jean Comandon ou J. C. Mol en dialogue avec les classiques expressionnistes ou surréalistes.
Voir Maria Ida Bernabei, « Studios, Ligues, Societies : programmer le film scientifique dans les salles d’avant-garde », 1895, 2016/2, p. 32-49.
, l’avant-garde transforme en supports de réflexions et de définitions de concepts emblématiques : le cinéma pur, la photogénie, le rythme visuel, le musicalisme ou l’animisme.

L’avènement progressif du spectacle sportif télévisé se réalise en France – comme dans le reste du monde occidental – à partir de la fin des années 1950[33][33] Philippe Tetart, « Sport et télévision : à l’origine d’une relation siamoise (1948-1954) », in Frédéric Dutheil, Yohann Fortune et Jean-Marc Lemonnier, Reconstructions physique et sportive en France sous la IVe République (1946-1958), Caen : Presses Universitaires de Caen, 2018, p. 127-159. Voir aussi Gwen Peron, Les Premières Retransmissions sportives télévisées en France, Mémoire soutenu à l’université Rennes 2 – Haute Bretagne sous la direction de Roxanne Hamery, 2018.. D’emblée, la critique cinéphile a pris en considération ces images, inaugurant une longue lignée illustre, d’André Bazin à Éric Rohmer, de Serge Daney à Charles Tesson ou Patrice Blouin. Il est frappant de souvent constater, dans leurs contributions, le réemploi presque instinctif des analyses formelles produites avant-guerre au sujet du cinéma scientifique, sans que le lien soit explicitement établi.

Cette analogie repose sur la mise en lumière de deux syntagmes visuels communs et une aspiration similaire pour les différents effets induits par ces procédés techniques, que ce soit dans le cinéma expérimental ou à la télévision : le plan rapproché et le ralenti.

Est-il donc possible de percevoir dans le spectacle sportif télévisé la même propriété esthétique que celle accordée au cinéma scientifique primitif par les théoriciens de l’avant-garde, à savoir : être une réflexion sur le médium filmique ? L’attrait de ces images réside, dans les deux cas, dans une mise en perspective de la technique de l’image animée et de sa capacité de démonstration d’un possible dépassement de la limite de l’œil humain.

Finale du 100 mètres, Jeux Olympiques de Rome (1960)

1. Se rapprocher

Le sport en direct est principalement retransmis dans le cadre d’un dispositif théâtral ou scénique[44][44] Nous mettons ici de côté le cas des diffusions de courses cyclistes, dont le principe de captation diffère largement de celui structuré pour les sports « d’arène » et qui mobilise d’autres enjeux de représentation. qui organise les différents regards vers un ou plusieurs centres prédéfinis, variables selon les disciplines (le ballon pour les sports collectifs, le terrain entier pour le tennis, le centre du ring pour les sports de combat, etc.).

Chaque sport établit un « plan de base[55][55] Charles Tesson, « Le Ballon dans la lucarne », Cahiers du Cinéma, n° 386, juillet-août 1986 (repris dans Thierry Jousse (dir.), Le Goût de la Télévision, Paris, Éditions des Cahiers du Cinéma/INA, p. 574-583.) », selon l’expression consacrée par Charles Tesson, en mettant en place un axe immobile ou panoramique capable d’englober par son angle, tout ou presque de la zone d’affrontement ou de la performance. Pour la majorité des sports, ce cadre matriciel est le plan référent de toute retransmission sportive : il est doté d’une concentration imperturbable et se prolonge dans deux types de plans annexes, dits « rapprochés », discrètement insérés dans le montage général : un « raccord dans l’axe » et un « passage au sol ». « Pour être tout à fait précis, le plan de base référent n’est donc pas un plan unique, mais un système de plans[66][66] Patrice Blouin, Une Coupe du Monde – Télégénie du football, Arles, Actes Sud/Villa Arson, 2011, p. 22.. »

Beaucoup de critiques se sont accordés sur une chose : le spectacle sportif télévisé rejoue un premier conflit anthropotechnique entre l’œil humain et l’œil mécanique. Les deux plans rapprochés du « plan de base » témoignent de la capacité remarquable de l’œil mécanique télévisuel à faire se rapprocher les parties trop éloignées du terrain. On retrouve ici la particularité technique et esthétique du gros plan (ou, mieux nommé en anglais, close-up) tel que le définit, dès les années 1920, le théoricien hongrois Béla Bálazs : un « rapprochement progressif du spectateur vers l’objet[77][77] Mary Ann Doane, « The Close-Up. Scale and Detail in the Cinema », Differences. A Journal of Feminist Cultural Studies, Volume 14, Issue 3, Autumn 2003, p. 92. ». Dans le cadre du sport télévisé, ce passage par l’agrandissement compense le handicap de l’immobilité assignée au spectateur dans le stade. La télévision prolonge donc l’expérience de vision du téléspectateur, privilégié par rapport à son alter ego assis dans les gradins en rendant possible ce désir premier qui est de percevoir plus clairement ce qui est loin ou petit. En d’autres termes, le dispositif télévisuel appliqué au sport est la promotion de son propre « regard augmenté[88][88] Patrice Blouin, op. cit. p. 23. ».

La mise en scène télévisuelle de l’athlétisme possède, à cet égard, une caractéristique particulière, liée à sa configuration unique : le stade devient, pour l’occasion, un lieu en surrégime par excellence où plusieurs épreuves se déroulent en même temps. Le défi de sa télégénie repose donc sur une capacité à contenir en une image, un espace-temps débordant. Il n’y a donc pas un seul « plan de base », mais de multiples cadrages référents, adaptables aux épreuves, qui promettent au spectateur bien plus qu’un simple privilège, mais précisément, un don d’ubiquité. Dans le cas, exemplaire, de la retransmission de l’épreuve du 400 mètres, le tour de piste complet est filmé et découpé depuis au moins quatre points de vue différents, placés, à chaque fois, aux meilleurs endroits possibles du stade pour garantir une compréhension optimale de la course.

En réalisant le désir de « faire venir à soi les objets », la télévision construit une vision onirique et fantasmée de la performance sportive. On retrouve cette assignation dans les analyses produites par les théoriciens surréalistes à propos des mêmes figures en plans rapprochés, présents dans les premiers documentaires animaliers. Ces derniers se passionnent pour les films microscopiques de Jean Comandon, les premiers films-safaris d’Alfred Machin et surtout les documentaires pédagogiques de Jean Painlevé. Ces « gros plans » sont définis comme des actes de désignation au cœur même du réel informe ; ils dénotent d’un voyeurisme originel : « voir sans être vu », « voir à l’insu[99][99] Patrice Blouin, op. cit. p. 23. ». Tout un imaginaire érotique et photogénique se déploie à partir des films animaliers, du simple fait que ces derniers soient cadrés.

Les uns, comme Jean Eptsein, se passionnent pour cette « vie prise en flagrant délit » : « Des phénomènes naturels qui semblent demander une simple transcription suivant une technique déterminée pour nous émouvoir[1010][1010] Jean Epstein, « Une certaine photogénie », Cinéa-Ciné pour tous, n° 93, 15 septembre 1927, p. 13.. » Les autres se fascinent pour les détails corporels mis pour la première fois en évidence, aussi bien les attributs animaliers bouleversants de violence et d’agression (en rapport avec la taille parfois microscopique des animaux filmés) que le caractère affirmé, réservés, amoureux de l’obscurité du dessous, en lien avec quelques refoulés sexuels et psychanalytiques en vogue, dans les années 1920 (notamment, l’obsession de la métamorphose et de l’animalité primitive de l’homme chez Georges Bataille[1111][1111] Voir à ce sujet Maria Ida Bernabei, « La jungle au cinéma. Animaux documentaires dans les clubs d’avant-garde », 1895, 2021/3, p. 60-87.).

Le thème du regard privilégié assigné au téléspectateur de sport est abordé d’emblée par Éric Rohmer – dans l’un des textes fondateurs de la critique de l’image sportive, parue dans les Cahiers du Cinéma, en 1960. Il reprend d’ailleurs à son compte le terme, dès le titre, le concept de photogénie, cher à Epstein, pour en déceler l’aboutissement esthétique dans la retransmission en direct des épreuves d’athlétisme aux Jeux olympiques de Rome[1212][1212] Éric Rohmer, « Photogénie du sport », Cahiers du Cinéma, n° 112, octobre 1960 (repris dans Thierry Jousse (dir.), Le Goût de la Télévision, op. cit.). Le texte prend position dans le débat qui agite, au début des années 1960, la critique cinématographique française pour la définition d’un cinéma moderne et du fameux « style direct », associé au néo-réalisme comme au cinéma documentaire naissant.

Pour Rohmer, le spectacle sportif télévisé parvient à réaliser le rêve ontologique bazinien d’un réalisme cinématographique « sans montage », en prise avec la seule « beauté du hasard » qui peut advenir à tout instant et dans n’importe quel recoin de l’image. Ou, comme le résume Patrice Blouin, « la certitude d’être en direct vient annuler l’inconvénient qu’auraient causé certains changements de plan en toute autre circonstance[1313][1313] Patrice Blouin, Images du Sport, Montrouge, Bayard, 2012, p. 73.. » Mais, comme pour les théoriciens surréalistes, ce regard privilégié, agrandi et furtif est aussi et surtout une promesse érotique : le plan rapproché dans un spectacle sportif télévisé s’apparente à une projection fantasmée sur les corps en mouvement, pleins de grâce, de beauté et de puissance, notamment en ce qui concerne le corps masculin, largement dominant dans les représentations contemporaines.

La télégénie sportive apparaît comme un tournant par rapport aux jeux de regards induits par la forme cinématographique, essentiellement structurée comme relai du regard dominant mâle le corps féminin comme seul objet du spectacle. Au contraire, la retransmission audiovisuelle des matchs met principalement en scène des hommes admirés par des hommes. La découpe visuelle des corps – comme dans les documentaires animaliers – a ouvert la voie, comme l’affirme la théoricienne américaine Margaret Morse, à une révolution culturelle. À la suite des travaux de Laura Mulvey et de son article de 1975, Visual pleasure and narrative cinema – dans lequel, elle édicte « l’homme répugne à regarder son semblable s’exhiber[1414][1414] Laura Mulvey, “Visual Pleasure and Narrative Cinema”, Screen, Volume 16, Issue 3, Autumn 1975, p. 6-18. » – Morse s’intéresse aux retransmissions télévisées du football américain aux États-Unis qui semblent inaugurer un premier retournement de la règle mulveyienne. Elle voit, dans la retransmission sportive télévisée, le premier spectacle où le regard masculin est invité à se contempler, voire, à s’admirer. Dans un article, paru en 1983, Morse décrit la mise en tension de deux regards entrecroisés, un regard scientifique, pleinement homoérotique (comment fonctionne le corps de l’autre) et un regard identificatoire et narcissique rapporté à sa propre image de soi[1515][1515] Margaret Morse, “Sport on Television: Replay and Display”, in E. A. Kaplan (dir.), Regarding Television: Critical Approaches: An Anthology, University Publications of America, p. 44-66. Traduction française : Margaret Morse, « Le sport télévisé : Replay and Display », in Théâtre/Public, n° 63, « Sport », mai-juin 1985, p. 42-51..

La dimension érotique du gros plan n’est pas seulement d’ordre sexuel. Elle engage la nature même du rapport entre le téléspectateur et le spectacle audiovisuel, principalement construite sur le mode de la frustration. Celle-ci naît de la puissance propre à la contemporanéité du direct : donner l’illusion de l’immédiateté, donc de la disparition du double dispositif médiatique de captation/diffusion qui figure en permanence l’hétérogénéité des espaces propres aux performeurs et aux regardeurs. La longue focale vient traduire de manière figurative la distance asymptotique qui les sépare et, par la même occasion, le désir impossible, mais sans cesse encouragé, d’intervenir sur le cours du match ou de la course, de se tenir au milieu du stade[1616][1616] La promesse d’immersion de la télévision est d’autant plus croissante qu’elle renouvelle ses outils à chaque nouvelle invention technologique : les caméras go-pros fixées sur les arbitres ou les casques des cyclistes, les micros placées dans les cockpits des pilotes de Formule 1, les tentatives de dispositifs 3D, etc…. Par ailleurs, ce jeu sur l’insatisfaction de l’œil, réduit à sa fonction perceptive, privée de la possibilité de se transformer en action, se retrouve au fondement de la seconde forme syntaxique commune entre films scientifiques et images de sport : le ralenti.

Pénalty d’Antonin Panenka, Tchécoslovaquie – Allemagne, Finale – Euro 1976

2. Ralentir

La technique du ralenti a été inventée dès les débuts de la cinématographie et de la chronophotographie, par le scientifique franco-irlandais Lucien Bull. Cet ancien élève et assistant d’Etienne-Jules Marey à la Station physiologique du Parc des Princes, met au point le « cinéma ultra-rapide ». L’enjeu technologique – toujours d’actualité – consiste à capturer un nombre d’images le plus grand possible puis de les reprojeter au seuil humain du visible (entre 18 et 30 images par seconde). Elle prolonge donc directement la recherche sur la décomposition du mouvement entamée par Marey et Demenÿ – et qui sont, pour nombre d’entre elles, des premières représentations sportives[1717][1717] La naissance concomitante des techniques photographiques et cinématographiques, à la fin du XIXe siècle, avec celle du sport moderne laisse penser une relation immédiate en tant qu’elles sont toutes des « disciplines de test » où les corps sont présentés à des appareils. À ce titre, les images de la presse sportive ne font qu’anticiper les images animées : le sport moderne est, lui aussi, un produit de la reproduction technique. Voir Patrice Blouin, Images du Sport, op. cit., « Fantasmagorie d’appareil », p. 125-137..

Le cinéma ultrarapide atteint la capacité de saisir 1 200 images par seconde en 1904, 100 000 images par seconde en 1928 et franchit le million d’images à la seconde en 1951. Bull réalise de nombreux films expérimentaux qui foudroient l’avant-garde quand ils sont redécouverts et extraits des laboratoires, au sortir de la Première Guerre mondiale.

De nouveau, l’avant-garde s’en empare et loue le dépassement de la limite physiologique de l’œil humain ainsi rendu possible : aucune nuance du mouvement ne peut désormais échapper à l’œil mécanique. « Voir l’invisible », voir « par-delà le visible » : le ralenti est d’abord l’invention d’un regard analytique capable de disséquer le réel en profondeur, pour mieux le comprendre. Plusieurs cinéastes s’ébahissent de cette capacité nouvelle de « décomposition » du mouvement : Louis Delluc parle de « rythme musculaire », Juan Arroy s’étonne en découvrant des « rythmes plastiques les plus insaisissables et les plus fugitifs[1818][1818] Juan Arroy, « Danses et danseurs de cinéma », Cinémagazine, n° 48, 26 novembre 1926, p. 427-29 ; Louis Delluc, « Le cinéma, art populaire » (1921), repris dans Écrits cinématographiques, vol. 2, t. 2, Paris, Cinémathèque française, 1990, p. 282. ».

Cette dissection, purement mécanique, apparaît dans ces écrits comme un gage de rapprochement de la vérité, une image du mouvement dénuée de potentielles erreurs de perceptions humaines. La technique a donc, d’emblée, une valeur épistémologique : « Le ralenti qui fournit à la science de merveilleux moyens d’investigation, en rendant possible l’observation des phénomènes ou de mouvements jusqu’alors insaisissables par leur vitesse, donne au cinégraphiste un moyen mécanique qui, utilisé judicieusement, concourt avec force à l’expression d’un sentiment[1919][1919] Léon Moussinac, Naissance d’un cinéma, Plan-de-la-Tour, Éditions d’Aujourd’hui, 1983 [1925], p. 32.. »

Elle est, donc aussi, également louée pour ses qualités poétiques. Le ralenti ne fait pas que séparer les différentes phases physiques du mouvement humain, on lui assigne la capacité de rendre perceptibles les infimes instants qui composent les émotions et les réactions morales. À ce titre, Germaine Dulac théorise la différence entre l’invisible – ce que notre œil ne peut voir – et l’insaisissable, l’esprit dramatique qui émane du mouvement[2020][2020] Maria Ida Bernabei, 2018, art. cit., p. 99. Les citations de Germaine Dulac sont extraites de Germaine Dulac, « L’action de l’avant-garde cinématographique » (1931), repris dans Écrits sur le cinéma, 1919-1937, Paris, Paris Expérimental, 1994, p. 158.

De fait, le ralenti produit une image antiréaliste, littéralement merveilleuse et onirique, qualifiée d’ « image caresse » par Ernst Bloch, rendant compte de la diffusion d’un combat de boxe[2121][2121] Ernst Bloch, “Verfremdungen II. Geographica”, dans Literarische Aufsätze, Gesamtausgabe, Suhrkamp, Francfort s/M., 1964, p. 200. Citons également le film Combat de Boxe (1927) par le réalisateur surréaliste et machiniste belge Charles Dekeukeleire qui semble traduire plastiquement les préceptes de Bloch.. L’analyse de Jean Epstein convoque l’imaginaire de la statue –, métaphore permanente de la représentation du corps sportif, qui ne cesse de muter à mesure que les supports médiatiques évoluent et savoure l’impression inédite de regarder des corps harmonieux, figés dans l’air, comme contraints d’avancer dans un air visqueux[2222][2222] Jean Epstein, « L’Intelligence d’une machine », 1946, p. 288..

Surtout, le ralenti rend possible la reconfiguration du réel en modifiant directement ses dimensions, l’espace et le temps. À ce titre, la technique sert de point de départ à Walter Benjamin pour élaborer sa théorie de l’inconscient optique : « Avec le gros plan, l’espace se dilate ; avec le ralenti, c’est au mouvement de se diffracter à son tour. Et de même que l’agrandissement n’a pas seulement pour tâche de clarifier ce que l’on voit “de toute façon” confusément, mais plutôt de mettre au jour des formes structurelles de la matière parfaitement inédite, de même le ralenti ne fait pas apparaître que des motifs connus du mouvement, mais déniche dans cette totalité connue l’inconnu, “qui n’agit pas du tout à l’instar des ralentissements de mouvements plus rapides, mais comme des singuliers glissements, comme un étrange flottement, un surnaturel”[2323][2323] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Payot & Rivages, 2013 [1939], p. 117.. » Le philosophe confère au médium cinématographique, de par l’automatisme de la caméra, une propriété de révélation inédite, qui relie le ralentissement à la théorie de la relativité.

Dans le domaine sportif, la technique du ralenti se développe parallèlement à sa mise au point scientifique pour devenir, très rapidement, un motif clé de sa mise en image. Son histoire esthétique est fortement liée aux différents supports techniques qui se sont succédé. Patrice Blouin, dans un article paru dans Trafic en 2015, recensait trois grandes phases : le ralenti-pellicule a, d’abord, dans les premières années du XXe siècle, porté le désir de fixer l’image-preuve et d’isoler l’instant de vérité d’une course ou d’un geste ; puis, à partir des années 1960-1970, le ralenti-vidéo a doublé cette première pulsion judiciaire dans l’image d’une dimension mélancolique et onirique ; enfin, au tournant des années 2000, le ralenti-numérique, par sa capacité de reconstitution totale, est traversé par une ambition de maîtrise et de suspension du temps[2424][2424] Patrice Blouin, « Ralentir Travaux : sur quelques représentations sportives de la vitesse », Trafic, n° 96, Hiver 2015, p. 83-101..

Les premiers usages du ralenti-pellicule ont sans doute été trop circonstanciés à des pratiques d’arbitrage en interne ou à des diffusions restreintes, peu considérées, comme les reportages montés dans les actualités cinématographiques. C’est véritablement la mise au point du ralenti-vidéo qui a permis sa généralisation et son association culturelle définitive avec les images sportives, au point d’intéresser de nouveau la théorie et la critique cinématographique.

Le ralenti télévisuel est d’abord quasi artisanal – et nécessite un temps de confection incompressible pour rembobiner les bandes vidéo sur plusieurs magnétoscopes. Il est progressivement devenu quasi automatique grâce à la technologie numérique (les « loupes », puis les « super-loupes », capables de filmer entre 75 et 500 images par seconde) et aux différents moyens de stockage en temps réel des images (le LSM, Live Slow Motion)[2525][2525] Charles Tesson, « Filmer le football », Cahiers du Cinéma, n° 526, juillet-août 1998, in Thierry Jousse (dir.), Le Goût de la Télévision, op. cit., p. 590.. L’évolution technique a favorisé son institution : il n’est plus réservé aux moments exceptionnels, mais peut désormais concerner n’importe quelle action. Le ralenti inaugure donc un deuxième registre du spectacle audiovisuel sportif, qui vient compléter ou concurrencer l’image de l’action : désormais, entre les images « qui passent » et les images « qui restent », il y a une mécanique de haute précision qui les « sélectionne en direct […] pour le futur[2626][2626] Ibid., p. 592.. »

Pour autant, le ralenti télévisuel possède différentes fonctions esthétiques et reproduit, de manière plus ou moins consciente, les mêmes catégories théoriques remarquées au sein du cinéma scientifique pionnier. En matière de sport, le ralenti est aussi une technique du vrai. Celui-ci donne au spectacle son « aura de scientificité[2727][2727] Margaret Morse, op. cit. » et confère au téléspectateur un pouvoir d’interprétation qui lui offre une position supérieure à celle de l’arbitre, que ce dernier fasse désormais appel à la vérification vidéo ou non. L’image au ralenti, dans un contexte sportif, est d’abord et avant tout une image judiciaire, ajoutée au dossier à chaque fois qu’un procès visuel démarre après une faute ou pour désigner le vainqueur des perdants. Elle permet de « mieux voir » pour juger au mieux ce qui, souvent, est insaisissable : l’intentionnalité ou non d’un geste. De ce point de vue, depuis l’invention de la photofinish par Lorenzo del Riccio, dans les premières années du XXe siècle jusqu’aux systèmes de vérifications numériques (Hawk-eye au tennis, Goal Line Technology au football), le jeu se juge sur la base d’une chimère visuelle, du photomontage initial jusqu’aux reconstitutions mathématiques, en passant par les déformations temporelles induites par le ralentissement artificiel[2828][2828] Patrice Blouin, « Ralentir Travaux », art. cit..

Historiquement, la technique participe – au même titre que le gros plan – à renouveler régulièrement l’illusion d’inclusion du spectateur dans le processus actif et décisionnel du sport, en lui proposant d’être un juge moral du jeu et en transformant le désir d’intervention en désir d’appropriation : être au cœur de l’espace performatif et maîtriser ses ressorts dramatiques[2929][2929] Dans cette optique, l’interactivité permise par les jeux vidéo de sport est l’aboutissement de la logique télévisuelle. Dans un de ses premiers courts-métrages, You’ll never walk alone (2015), Rayane Mcirdi montrait la condition ontologique d’un joueur de FIFA sur PlayStation, incarnant intégralement tous les rôles traditionnellement distincts : l’arbitre, le joueur, l’entraîneur, le commentateur, le supporter et le téléspectateur..

Mais, ce dernier est encore une technique du beau tant il participe à remettre en valeur des gestes remarquables. Selon le principe posé par Serge Daney, à propos de l’usage dans le tennis, à la fin des années 1970 – « Le replay n’est pas là, comme au tiercé, pour rendre manifeste ce qui a été mal vu, mais pour donner à re-jouir esthétiquement de ce qui a été parfaitement vu[3030][3030] Serge Daney, « Le privilège télégénique du tennis », Libération, 16 juillet 1979.. » – le ralenti représente une pure parenthèse artistique. Il ne cherche plus une quelconque efficacité discursive (ni scientifique ni judiciaire), mais, au contraire, vise l’abstraction, l’apesanteur, les expériences lyriques du mouvement et de pure vitesse, autrement dit le corps ramené au plus proche de sa puissance plastique. Jusqu’à nourrir souvent un autre procès de l’image au ralenti accusée d’euphémiser ou d’exagérer – c’est selon – la violence et la douleur. Ce débat, irrésolu et irrésolvable, passe à côté d’un changement majeur dans la nature même de l’image sportive.

Poser une telle question morale c’est continuer de regarder le ralenti « vidéo » de la même façon que le ralenti de la génération précédente, obtenu à partir d’une décomposition de la pellicule. Or l’avènement de la bande magnétique, à partir des années 1970, en ajoutant une dimension supplémentaire aux images « en direct pur », s’apparente dorénavant à une technique du temps. Dans l’écologie de la retransmission télévisée, « une image au ralenti est toujours une image au passé », une image « revenante ». C’est donc une image qui invente un nouveau registre du présent : le spectacle sportif télévisé est un spectacle au « présent survivant[3131][3131] En référence au concept de « survivance » établi par Aby Warburg et ainsi définie par Georges Didi-Huberman : « Tel est bien le sens du mot Nachleben [survivance], ce mot de l’ ’après-vivre’ : un être du passé n’en finit pas de survivre. », Georges Didi-Huberman, L’image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 33. », à savoir un temps composite qui voit le présent de la performance se prolonger dans l’image au ralenti qui lui succède immédiatement. Devant une retransmission sportive, le spectateur est plongé dans un présent qui lui-même ralentit. Par convulsions régulières – à mesure que les actions se rejouent et que le progrès technologique parachève, d’année en année, la fluidité de la transition entre les registres d’image –, le présent du direct sportif se survit quelques instants et s’éteint progressivement, comme une queue de comète : « La beauté du ralenti footballistique ne tient jamais à la brutalité pure de l’action, mais au sentiment inverse de sa déperdition : à sa dissolution dans le temps[3232][3232] Patrice Blouin, Une Coupe du Monde, op. cit., p. 34.. »

Schéma de modélisation numérique pour la technologie semi-automatisée de détection du hors-jeu (2022)

Conclusion

Le spectacle sportif télévisé peut lui aussi revendiquer, à l’instar du cinéma scientifique des premiers temps, sa propre place dans la réflexion sur la spécificité du médium filmique. C’est même une de ses caractéristiques esthétiques fondamentales : l’aura de scientificité de l’image sportive télévisée, évoquée par Margaret Morse, ne doit pas uniquement être comprise à travers son ton légèrement ironique. Il y a bel et bien un enjeu scientifique et expérimental dans les retransmissions télévisuelles du sport qui travaillent de façon plus ou moins consciente le téléspectateur et lui souffle, discrètement, un rapport critique aux images.

Sous couvert de commentaires sur le geste sportif, les remarques adressées aux images au moment de sa représentation ont à voir directement avec la mise en scène : dans le choix de monter telle action à la place d’une autre, dans le positionnement initial des caméras et des angles de vues, etc. Par ailleurs, la télévision met, désormais, régulièrement en scène sa propre fabrication en substituant l’illusion d’une captation unique par l’intégration d’une dispositif multi-écrans décentralisé. Depuis l’avènement de l’arbitrage vidéo dans le sport professionnel, une excroissance a poussé sur le côté de la scène audiovisuelle originelle (le terrain) : le plan d’une salle saturée d’écrans divers, fragmentant à outrance le jeu, comme l’aveu même d’un pur assemblage artificiel. Mieux qu’une vague reprise des préceptes théoriques du cinéma scientifique, le spectacle sportif télévisé apparaît comme un médium de démocratisation de la logique du visuel.

Par ailleurs, cette analogie troublante entre les analyses théoriques apposée sur le cinéma scientifique et les images de sport à la télévision ouvre deux voies de réflexion plus amples sur la nature de ce spectacle particulier. Le lien avec l’avant-garde rejoint d’autres remarques qui détectent, dans l’image de sport en direct, des résidus de cinéma muet, de postures burlesques ou expressionnistes. Tout mis bout à bout, le spectacle sportif télévisé peut apparaître, lui-même, comme la survivance contemporaine du cinéma d’attraction des premiers temps ; dimension qui pourrait être une explication profonde de son succès populaire inaltérable.

D’autre part, le soubassement scientifique des images de sports à la télévision, en tant que superposition de techniques issues de la reproductibilité technique, pourrait être l’une des raisons de l’anthropologie sportive qui vise, sans cesse, à mesurer le corps humain et le pousser dans ses retranchements au moins autant sur le plan physique que sur le plan figural : l’image de sport, a fortiori en direct, se doit, sans cesse, d’inventer une nouvelle image de l’homme, toujours plus hybride, augmenté, technologisé.

Kylian Mbappé, France – Pologne, Coupe du Monde 2018