Si Forensic Architecture est le nom d’un groupe de recherche rattaché à la Goldsmiths University de Londres, c’est peut-être surtout celui d’une méthode d’enquête menée au moyen des traces et des données que les lieux et les villes conservent d’un événement. La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique est la traduction française de la définition qu’en propose Eyal Weizman, le prolifique fondateur et directeur de ce laboratoire[11] [11] Forensic Architecture, Violence at the Threshold of Detectability, New York, Zone Books, 2017. , accompagnée de retours sur quelques enquêtes menées par l’unité de recherche spécialisée dans l’étude des atteintes aux droits humains et des crimes de guerre.
Sur son site-web, Forensic Architecture propose de naviguer parmi ses enquêtes par lieu, par date, par catégorie (frappes aériennes, frontières, attaques chimiques, violences policières, violences environnementales…) mais aussi par méthodologie employée pour faire la lumière sur l’affaire étudiée. Ainsi le visiteur ou la visiteuse peut-elle, par exemple, naviguer entre l’analyse sonore du meurtre de Pavlos Fyssas par des militants d’Aube Dorée à Athènes en 2013, fournissant la preuve de la complicité de la police, le traçage assisté par ordinateur, dans la catégorie machine learning, d’un char russe en Ukraine en 2014, la modélisation en 3D utilisée pour démontrer la responsabilité de la police grecque dans le meurtre de Muhammad Gulzar à la frontière ou même, un mélange de plusieurs techniques dans le cadre d’une étude comparée de différents types de nuages issus d’explosions ou d’attaques au gaz.
La méthode forensique revendiquée par le groupe de recherche découle d’une série de tournants épistémiques qu’identifie Weizman, survenus au cours des années 1980, alors que les discours négationnistes prolifèrent sur la base d’une économie de la preuve d’apparence toute scientifique. Dans les ruines des chambres à gaz d’Auschwitz se succèdent des sceptiques qui se sont subitement découvert une fibre matérialiste : « Opposant la matière à la mémoire, [David Irving] semblait prôner une histoire sans témoignage et au-delà du langage [22] [22] La vérité en ruines, p. 17. . » Si bien que sous la plume de ces entrepreneurs de la négation, toute la réalité du génocide semble en être réduite à reposer sur la présence de quatre trous, dans la toiture effondrée de ce qui fut une chambre à gaz, utilisés pour introduire le Zyklon B dans la pièce. Ces quatre trous réapparaissent dans Images du monde et inscription de la guerre d’Harun Farocki en 1989, accidentellement filmés par une mission de reconnaissance étatsunienne, mais trop petits pour se situer franchement au-dessus du seuil de visibilité et couper court au débat. Plus tard, Forensic Architecture se voit commissionné pour enquêter sur des frappes de drones dotés d’une « technologie contre-architecturale », autrement dit, capables de traverser le toit d’un immeuble, une série de plafonds et de n’exploser que dans l’appartement choisi, tuant ses occupants sans que le bâtiment ne soit détruit. Pour prouver l’usage de ces armes, il faut repérer les trous pratiqués dans les toits (eux aussi trop petits pour être identifiés par satellite) afin de reconstituer la trajectoire des projectiles et déterminer leur point d’impact. De ce moment où l’architecture devient méthode d’établissement de la preuve a posterori contre un discours procédant d’un « positivisme négatif », Eyal Weizman fait l’acte de naissance de l’architecture forensique comme discipline. Tout se passe comme si l’adjectif « forensique » transformait l’architecture – discipline créatrice chargée de la dignité des « beaux-arts » dans nos catégories européennes – en méthode d’enquête : il n’est plus question d’édifier mais d’élucider, à partir des dégâts imprimés dans le bâti, le sort subi par ses occupant·e·s. Ce renversement de perspective trouve son origine dans le développement de la pratique assurantielle d’analyse des défauts architecturaux et dans la branche de l’archéologie qui se spécialise dans l’étude des bâtiments. L’une comme l’autre considèrent les constructions humaines comme un matériau et l’architecture comme un outil permettant d’en extraire de l’information et de l’interpréter.
Car Weizman propose de postuler, dans la droite ligne des stone tape theories spirites et des machinae memorialis médiévales, que les pierres ont une mémoire, que le bâti est toujours le témoin, le support d’enregistrement de ce qui s’est déroulé en son sein et de ce qui l’a endommagé : autrement dit, « le mur [fonctionne] comme une pellicule photo[33] [33] Ibid., p. 48. ». Dans un texte antérieur à la fondation du laboratoire, également traduit en français[44] [44] Eyal Weizman, À travers les murs : l’architecture de la nouvelle guerre urbaine, Isabelle Taudière (trad.), Paris, La Fabrique, 2008, chapitre extrait d’Eyal Weizman, The Hollow Land. Israel Architecture of Occupation, Londres-New York, Verso, 2007. , Eyal Weizman interrogeait les méthodes employées par l’armée israélienne dans les villes palestiniennes et les camps de réfugié·e·s de Balata et Naplouse : pour que les manœuvres militaires ne soient pas repérées depuis le ciel, les troupes n’empruntent pas le réseau des rues, des portes ni même des fenêtres, mais progressent à travers les murs, perçant dans la continuité du bâti un autre réseau, en forme de termitière. Ce n’est qu’en interrogeant cette ville trouée que peut être reconstituée la stratégie de Tsahal, les destructions et les pertes civiles causées. Mais l’analyse architecturale telle que la pratique Forensic Architecture ne se réduit pas à l’étude des bâtiments : la notion d’architecture a vocation à être étendue à tout ce qui environne les constructions susceptible d’avoir collecté des données concernant l’événement à reconstituer : « L’environnement urbain a une forte capacité d’enregistrement de la réalité, que ce soit au niveau matériel, analogique ou numérique. C’est un milieu à grande densité médiatique, saturé par les images des capteurs optiques et d’autres appareils, les équipements météorologiques, les détecteurs de bruits et de pollution, les caméras de surveillance et les smartphones [55] [55] La vérité en ruines, p. 64. . »
Une objection vient alors à l’esprit : bien qu’attachée à l’élucidation d’affaires regardant le non-respect des droits humains par les États, Forensic Architecture fait appel à un corpus d’archives produites par les dispositifs de surveillance installés par lesdits États, et ce, en se réclamant d’un rapport à l’information relevant de la forensique, autrement dit, de la police scientifique. C’est que l’ambition est d’« inverser la direction du regard forensique officiel » afin de « retourner l’approche forensique contre l’État [66] [66] Ibid., p. 71. », posture épistémique que Weizman propose de nommer à l’aide d’une étymologie alternative de l’adjectif « forensique » pour qu’il ne dépende plus du substantif anglais forensics, mais du latin forensis[77] [77] Forensis est d’ailleurs le titre de l’ouvrage somme produit par le collectif, sous-titré The Architecture of Public Truth, Berlin, Sterberg Press, 2014, téléchargeable en ligne. , terme désignant tout ce qui a trait au forum mais aussi ce qui émane de celui-ci, comme voix, comme idées et comme décisions collectives.
Cette généalogie politico-méthodologique revendiquée par Eyal Weizman pour son groupe de recherche, entre expérimentations farockiennes et renouvellement de l’analyse audiovisuelle à l’heure des humanités numériques, explique sans doute l’intérêt que connaît Forensic Architecture du côté des études visuelles. Aussi bien diffusées par des médias d’investigation (en France, c’est le cas du Monde pour la reconstitution de la mort d’Adama Traoré, de Médiapart pour l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth ou encore de Disclose pour la contrexpertise concernant le décès de Zineb Redouane) qu’exposées dans des galeries d’art contemporain (la Biennale d’Architecture de Venise en 2016, le BAL en 2015 en France ou la Documenta 14 en 2017), les vidéos produites par Forensic Architecture suscitent l’engouement de milieux journalistiques, juridiques et artistiques. Au regard de l’histoire de l’analyse filmique, cette méthode semble arrivée à point nommé, quelque part entre la crise postmoderne de la vérité et celle de l’image photographique identifiée par David Bordwell, Fredric Jameson ou Jean-Baptiste Thoret, et les problèmes démocratiques que pose l’accès à l’information ainsi qu’aux images produites par l’œil du pouvoir, notamment en contexte militaire. Dans ces hyper-films que produit Forensic Architecture, ce qui n’a pas été filmé ou enregistré est extrait du hors-champ par l’enquête forensique, tantôt reconstitué en animation 3D ou figuré par des data visualisations mouvantes. La conviction de contribuer à résoudre un problème de la visibilité contemporaine parcourt le texte d’Eyal Weizman – ainsi que la postface de Grégoire Chamayou – : la « vérité en ruine » suppose que l’architecture forensique serait en mesure de la rebâtir, de même que de mode d’investigation aiderait à lutter contre la pratique du mensonge, de la dissimulation et de la vérité alternative par les gouvernements ou les armées, que l’auteur appelle « épistémologie des ténèbres[88] [88] La vérité en ruine, p. 150. ». Cinéma d’intervention hypermédial, la méthode Forensic Architecture compte parmi les emplois politiques les plus enthousiasmants de l’image en mouvement – au moins jusqu’à la prochaine crise épistémologique du regard.