La Cinémathèque française consacre à partir du 9 octobre 2024 une rétrospective au cinéaste kazakh Darejan Omirbaev. Kaïrat, son premier long-métrage réalisé en 1992, était imprégné d’une citation issue du Woyzeck de Georg Büchner – « Tout homme est un gouffre. Le vertige vous prend quand on se penche dessus » – qui semble résonner jusqu’à son plus récent film, Poet (2022). Tous les longs-métrages de Darejan Omirbaev ont bénéficié d’une sortie en salles françaises. Si ses films ont été particulièrement soutenus en France dans les années 1990, ce temps n’est pas totalement révolu. Un ouvrage collectif s’apprête ainsi à paraître aux Éditions de l’Œil en 2025 : Darejan Omirbaev, cinéaste des irrévérences, sous la direction d’Eugénie Zvonkine et Robert Bonamy. La brève étude que nous publions ici s’attache aux débuts des films, plus précisément aux incipit. Une façon d’inviter le lecteur à commencer ou reprendre la fréquentation de cette filmographie.
Les amorces des films réalisés par Darejan Omirbaev retiennent à chaque fois l’attention, elles correspondent à des incipit qui précèdent les génériques de début ou se combinent à eux. Ces débuts sont de durées et de compositions variables. Celui de Kardiogramma (1995) ne tient par exemple qu’en un seul plan. Les premiers plans de ses films de fiction s’avèrent parfois être des variations à partir de topoï et motifs spécifiques aux commencements de récits, en particulier dans les débuts très semblables de La Route (Jol, 2001) et de Poet (2022). Des personnages, en l’occurrence les membres d’une famille, se réveillent ou sont sur le point, tandis que la femme (dans le premier film) ou l’homme (dans le second) écrit à la main ; dans un cas, un rêve est retranscrit sous forme de lettre d’amour, dans l’autre, un fragment de récit ne cesse d’être raturé. D’autre part, ces deux films accueillent aussi en leurs premiers temps des plans d’horloges, ce qui consiste, du moins en apparence, à un motif convenu de début de récit.
Mais la « poétique de l’incipit » d’Omirbaev, pour déplacer au cinéma une proposition d’Andrea Del Lungo dans son essai L’Incipit romanesque[11] [11] Andrea Del Lungo, L’Incipit romanesque, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2003. , correspond aussi à des compositions par condensation. Les moments s’attardent sur des positions, des gestes, des objets, des photographies, des faisceaux de lumière, des rideaux, des pans de mur, des trajectoires, des personnes anonymes (le marché dans Tueur à gages (Killer, 1998)), des protagonistes à venir ou des personnages restant à la lisière du film (l’enfant du début de Kaïrat (1992)), mais aussi des espaces évidés ; autant de touches énigmatiques qui interviendront d’une manière ou d’une autre dans la suite des longs-métrages.
Les incipit de ses deux premiers longs-métrages, Kaïrat et Kardiogramma concernent des plans qui conjuguent des lignes en train d’être tracées. L’écho graphique est remarquable, mais tout sauf simpliste. L’art des films de Darejan Omirbaev correspond à un travail de précision, sur des motifs esthétiques. Une des tâches, pour qui s’essaie à l’analyse de ses films, est d’en retranscrire certains aspects, d’en appréhender les modalités, y compris dans leur sinuosité, pour une pensée cinématographique. Le motif non rectiligne propose des commencements peu ou prou sinusoïdaux. Indiquons que, au côté de ses films de fiction, le cinéaste kazakh a coréalisé des films pédagogiques soulignant le primat et les modulations des motifs filmiques dans l’œuvre d’auteurs majeurs de l’histoire du cinéma, mais aussi dans ses propres films, à l’occasion d’un essai que l’on qualifierait davantage d’« autopoïétique » que d’« autoanalyse » (ce travail réflexif constitue une des parties de ses essais pédagogiques[22] [22] Pour une analyse exhaustive des nombreux films pédagogiques coréalisés par Darejan Omirbaev et 5 étudiant·es, je me permets de renvoyer à mon article « Les moments et les choix. » Sur les films pédagogiques comme essais de transmission du cinéma » à paraître dans Eugénie Zvonkine et Robert Bonamy, Darejan Omirbaev, cinéaste des irrévérences, Éditions de l’Œil, 2025. , Révérence (Zhien, 2003)).
Le garçon de Kaïrat accomplit son tracé sur le mur blanc d’une demeure rustique située à proximité d’une voie ferrée et de lignes électriques ; ce personnage disparaît ensuite pour laisser place à la fiction. Le tracé de l’électrocardiogramme sur le papier couleur millimétré en ouverture de Kardiogramma ne se fait plus à la main, bien qu’un index adulte active l’appareil qui le génère ; un jeune garçon à qui est liée cette autre ligne sera ensuite le protagoniste de la fiction. Le rapprochement dépasse toute signification évidente dans les entrecroisements entre artisanat et modernité, poésie et science : sa raison est principalement poétique.
Le premier incipit, celui de Kaïrat, enclenche ainsi certains traits de la poétique du cinéaste, en ceci qu’il esquisse un petit traité pour son art cinématographique. Sans céder pleinement à la tentation d’identifier immédiatement cette figure d’enfant seul et plasticien téméraire à celle alors naissante du cinéaste, notons la combinatoire filmique entre correspondances figuratives et tentative de perforation irrévérencieuse de la scène filmique. Le premier plan d’ensemble repose sur un panoramique qui cadre des rails longeant un village de toute évidence isolé. Une femme les traverse avec son chien. Des raccordements figuratifs s’opèrent ensuite avec le tracé à la craie noire autant qu’avec les longues lignes électriques observées via un travelling latéral particulièrement long, pris depuis un train en mouvement. Cela dit, l’harmonie peu ou prou révérencieuse qui s’attache à ces quelques correspondances horizontales agrémentées de quelques sons naïfs se cogne à l’intervention d’une fausse piste narrative autant qu’à une brisure visuelle.
Le travelling sur le paysage aride semble rattaché au point de vue d’un personnage adolescent que la mise en scène prend soin de présenter à la suite de l’enfant. Ce jeune homme, Kaïrat, qui sera le protagoniste du film, est cadré en plan rapproché, de trois quarts, sans véritablement regarder à travers la vitre du train qui le transporte. Immanquablement, l’association s’effectue, l’enfant est devenu adolescent. Autrement dit les deux personnages n’en sont qu’un et la norme d’une ellipse temporelle ou un procédé traduisant une remémoration d’une scène d’enfance expliqueraient sans trop de difficultés la situation et le montage de ce début du film. Le retour à l’enfant semble momentanément renforcer cette proposition : il est cadré, toujours en plan d’ensemble, ici de trois quarts, assis non plus devant une ligne, mais plusieurs lignes dessinées sur le mur qui paraissent désormais un écho très possible aux parallèles des câbles électriques. Mais l’assemblage à l’écran s’avère assurément trop lisse, résultat d’une virtuosité due à une mise en scène élégante et sans heurt.
Il faut alors que l’enfant se lève tout en regardant les wagons du train défiler latéralement comme des plans rattachés entre eux. Il ramasse une pierre noire au sol ; le projectile dont il se munit remplace la craie noire. Il lance la pierre en direction du train. Elle brise précisément la vitre à côté de laquelle se tient le jeune homme Kaïrat. Ce jet et son éclat perforent une observation trop posée et les mécanismes attendus, sinon convenus, de la fiction. Les sons pittoresques ou mécaniques sont violemment interrompus eux aussi. Le mur de l’écran est brisé en même temps que la vitre à travers laquelle apparaissait le paysage désertique ; il est franchi comme pour fournir un indice franc d’une tentative d’affranchissement filmique.
La poétique de Darejan Omirbaev sera bien celle de la durée, d’un cinéma « posé », de l’observation, d’admirables combinaisons de motifs, d’emboîtements narratifs apparemment malicieux ; mais elle est dorénavant indissociablement faite de collisions, de saisissements, de tentatives formelles subversives, d’essais créatifs et de défis au regard, par des regards. Le cinéaste insiste souvent sur les regards d’autres enfants, des filles particulièrement : des regards-caméra qui sont en quelque sorte lancés, tels d’autres projectiles, en direction des spectateurs cette fois[33] [33] Sur ces regards, voir notre entretien avec le cinéaste. . Le regard-caméra du protagoniste de L’Étudiant (2012) avec lequel s’inscrit le titre du film à l’occasion du dernier plan d’un déconcertant, réflexif et halluciné incipit représentant une scène de tournage en tout point antagoniste à la poétique des films d’Omirbaev (qui pourtant en incarne à contre-emploi le personnage de cinéaste) est à penser dans cette lignée.
On ne s’étonnera donc pas des retours de telles percées ou de rayures transgressives des écrans d’Omirbaev dans plusieurs scènes marquantes, à l’instar de celle de La Route où le protagoniste Amir, lui-même cinéaste, retourne à son village d’enfance pour y apprendre le décès de sa mère. Après son réveil et pendant qu’il participe à un repas dans une maison d’amis, un jeune garçon – plus âgé néanmoins que celui du début de Kaïrat – quitte la pièce, franchit la porte en direction de la voiture rouge du réalisateur afin d’en rayer la carrosserie. La ligne ainsi gravée rappelle immanquablement celle des débuts ; d’autant qu’Amir s’apprête à visiter son école d’autrefois et qu’un personnage lui indique que « cela lui rappellera son enfance ».