Deux pianos, Arnaud Desplechin

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le 12 novembre 2025

Pour le dire très vulgairement, et se mettre à la hauteur du film, Deux pianos semble habité par une ligne de conduite : toutes les femmes sont des putes – axiome qui, chez Desplechin, s’intensifierait presque avec les années. La dimension misogyne de son cinéma n’est en soi pas une découverte, mais elle paraît se répandre sans qu’aucune femme ne puisse la contrer, lui opposer une force d’incarnation. Être une pute, une salope, peu importait au fond, tant que ses héroïnes renvoyaient in fine ces injures à l’oubli, par une grandeur romanesque en forme de riposte protectrice. Car si, dans Un conte de Noël (2008), Henri (Mathieu Amalric) portait un toast ironique à sa mère et sa sœur, saluant les « con capitaine et con lieutenant » (adresse du duc d’Orléans à la princesse des Ursins et Madame de Maintenon), il s’écroulait ivre mort dans la foulée. Les deux femmes trônaient souveraines, mais pas despotiques, autour de la table, dégageant une majesté à laquelle leurs interprètes, Catherine Deneuve et Anne Consigny, étaient tout sauf étrangères. De façon détournée, gloire était rendue à cette mère qui n’avait pas aimé son fils, et à cette sœur instigatrice de son bannissement.

Un conte de Noël, décidément un excellent baromètre, jouait en secret une trame que reprend Deux pianos. Dans le premier, Sylvia (Chiara Mastroianni) découvrait en pleines festivités l’arrangement entre frères et cousin, du temps de leur jeunesse, pour désigner celui qui conquerrait son cœur. Dans le second, c’est Claude (Nadia Tereszkiewicz) qui, partagée entre deux amis (déjà dans Trois souvenirs de ma jeunesse, tout le monde avait ou voulait coucher avec Esther), Mathias (François Civil) et Pierre (Jeremy Lewin), s’en était (presque) remise au hasard pour se décider, sans connaître le père de son enfant. La donne semble avoir changé : la seconde, contrairement à la première, s’est faite maîtresse de son destin – la « victime » des tractations occultes est désormais masculine. Mais d’une Sylvia qui, sans une once d’hystérie, écrivait une autre histoire que celle décidée pour elle, et couchait avec le cousin de son mari dans la maison familiale (avec le possible regret d’une vie manquée), nous sommes passés à Mathias, artiste torturé revenu de son exil japonais pour hurler, aviné, ses reproches et sa haine à son amour de jeunesse.

Ce face-à-face entre les deux anciens amants, qui vaut comme séquence la plus détestable, celle où l’immaturité de Mathias devient celle du film, permet de mesurer l’échec actuel de la fiction desplechinienne. On pourrait rétorquer, en souvenir d’anciennes figures de son cinéma, que ses personnages s’en sortent de nouveau par le haut (Mathias accepte la volonté de Claude, et part). Mais cela serait faire abstraction d’une mécanique assez sale de mise à sac des affects, où tout n’est que rapport de force immédiat. Chez Desplechin, tout valdingue, le verbe est haut (sans chercher à se départir d’une possible bassesse morale), pour transcender la chair, la mener vers un devenir romanesque. Les mots s’entrechoquent en effet violemment dans Deux pianos, d’Elena (son ancienne professeure, pianiste de renom) à Mathias, de Mathias à Claude. Que fait naître la rencontre, ou ici les retrouvailles, lorsque le rapport est à ce point cassé, n’a d’autre ambition que d’aller vers la fracture totale ? Rien n’advient d’aussi grand, profond et simple que, au hasard, la rencontre (ou plutôt sa prise de conscience à rebours) entre Picard et Devereux à la fin de Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des Plaines) (2013). Car Desplechin dialogue seul désormais, nous piégeant dans ses soliloques, et, remarque faite avec une amie, il faudrait le confronter, réellement, à lui-même.

Frère et Sœur (2022), mise à mort d’un imaginaire familial sucé jusqu’à la moelle, était physiquement insoutenable. Si Deux pianos réclame moins d’endurance, tout compte fait la séquence de confrontation se reproduit peu, il confirme la place de choix donnée aux « minables », dans le mauvais sens du terme. Ces caractères bouffons ne jouissaient pas d’une telle aura, et, après une horreur débitée, retournaient rapidement à leur petitesse. Exemplairement Henri, dans Un conte de Noël, qui insultait presque tout le monde et ne trouvait rien de mieux qu’offrir des chèques pour retisser du lien – l’une des principales interrogations était de savoir jusqu’où pouvait-il plonger. Une énergie physique voire burlesque se déployait : le héros desplechinien était minable mais prenait des risques, s’abîmait dans le comique sans passer son temps à maugréer. 

Si les numéros de cabotinage, ici dévolus à Hippolyte Girardot, qui, en agent du pianiste, joue pour trois (lui, Amalric et Desplechin), prêtent plus à sourire qu’autre chose, ils ne sauraient masquer l’imposture. Désormais, les artistes en proie au doute se mettent minable au nom du chagrin (le deuil filial de Melvil Poupaud dans Frère et Sœur) ou de la rancœur, nouveau passeport pour justifier la haine déversée. Mathias se saoule, finit en cellule de dégrisement, se sabote ; blessé, meurtri, il règle ses comptes à un souvenir qui lui aurait volé sa destinée sentimentale – mais il en a le droit. Toutes les femmes ne subissent cependant pas son courroux : sa mentor autoritaire (Charlotte Rampling, en Lydia Tár pré-retraitée) ou sa mère pleine de douceur (Anne Kessler) ne voient pas s’abattre sur elles la foudre qui terrasse Claude. François Civil a beau parfois toucher du doigt l’ambiguïté de Mathias, par ses sourires gauches et démoniaques, son personnage ne paye jamais le prix de ses écarts ; sa virtuosité musicale – Desplechin et son style aspirent sans doute à pareille rhétorique – lui permet de sans cesse retomber sur ses pattes.

Deux pianos

Dans la continuité de cette caractérisation caricaturale, le cinéaste construit un récit qui, outre son caractère bancal, s’avère trop grand pour ses personnages – et ses acteurs. Quand Claude et Mathias recouchent ensemble, la première est presque gênée d’être vue nue et a cette phrase : « J’ai le corps d’une femme qui a accouché ». Comment peut-on écrire une telle phrase pour la donner à dire à cette comédienne ? Déjà, dans L’Île rouge (2023), Robin Campillo tentait une expérience similaire, à savoir faire de Tereszkiewicz une (très) jeune mère. Il ne s’agit pas de discuter sa prestation, elle dont le visage rappelle celui de Lou Roy-Lecollinet dans Trois souvenirs (actrice lâchement abandonnée), mais à aucun moment ce corps ne peut retranscrire ce qui a été éprouvé physiquement. Non pas qu’il soit « trop beau » pour avoir accouché, ou qu’une jeune femme ne puisse être mère, simplement la déconnexion est totale entre l’être de papier et son incarnation.

Si, dans Les Amandiers (2022), l’actrice traversait des événements tout aussi voire plus traumatiques (années sida, drogue, etc.), elle était portée par une réelle croyance dans les failles de son personnage, qui devenaient celles de son jeu. Dans Deux pianos tout est déjà passé, joué d’avance, d’où cette impression de voir des êtres romanesques avant l’heure, qui ne peuvent y aspirer car au fond déjà mis en boîte. Desplechin câle des récits sur des personnages et jette ses comédiens dans la fosse aux lions, dans sa propre tragédie. Il préfère, comme dans ce premier plan étrange où Claude, devant un miroir, se pose deux cotons sur les yeux, les laisser dans l’obscurité et le surplace – contrainte du jeu lacrymal, de la figure de folle incapable d’assumer ses décisions. En dépit de rares moments où le souffle de Claude et de Nadia se croisent, dans un hall d’immeuble où, de désir pour Mathias, elle en vient presque à enlever sa culotte, cette corrélation n’advient pas. De l’aventure romanesque ne reste que la misogynie, qu’un face-à-face brutal à l’unique objectif : faire de son héroïne la responsable toute trouvée de la fêlure – la traître.

Tout comme l’élégance et la liberté finales de l’amante anglaise de Tromperie (2021) ne dissipaient pas entièrement l’amertume laissée par la trajectoire de l’épouse, Deux pianos se voit dépossédé de sa légèreté. La part judaïque de son cinéma constitue une énième fois le nœud du problème. Le film s’ouvre sur une histoire juive racontée par Pierre à son épouse : une femme, ne retrouvant pas son mari, s’en va voir le rabbin, qui lui indique que celui-ci se trouve dans une cuve à eau ; tandis qu’elle retire la kippa de son époux immergé, ce dernier, à l’autre bout du monde, sent celle sur sa tête s’envoler, et décide alors de rentrer. Agilité de l’humour juif, gravité d’un cœur abandonné, tout y est résumé. Une métaphore qui serait celle de Claude, actant son statut de créatrice (à l’instar de l’amante de Tromperie et de ses mots, qui donnaient naissance au décor du bureau) : sa propre main retire la kippa de la tête de Mathias (lui le goy, contrairement à Pierre), pour le ramener à elle, rejouer avec les dés du destin, et ainsi lancer la fiction. Mais Desplechin ne s’intéresse plus à l’art des combinaisons, ni à la complexité des affects qui régissent ses personnages en retrait, à côté du brouhaha et des généalogies destructrices (à ce titre, l’enfant fait figure de pâle copie de celui de Rois et Reine, ressort scénaristique usé). Il cherche seulement à les briser pour les mettre en quête de ce pardon judaïque auquel il aspire tant – théologie certes beaucoup moins assommante que dans Frère et Sœur. Mathias, de fait, se retrouve dans une même démarche, et ne se confronte réellement ni à lui-même (tiens!), ni aux autres, malgré cette belle scène de non-retrouvailles, où le pianiste s’écroule à la simple vision de Claude, et que la porte de l’ascenseur se fracasse sur sa tête – où le corps traduit enfin autre chose que des reproches sur-écrits.

Au fond, rien ne circule d’un piano à un autre, exercices de prodiges en solo enfermés dans un même ton. Une univocité qui tue dans l’œuf toute dialectique, le mélange des genres desplechinien, sacré et profane qui rejaillissent dans une séquence d’enterrement. Claude y raconte une autre des histoires de son époux : un homme découvre son ami Moshé au lit avec sa propre femme et s’exclame, après une série de Oh et de Ah, « Mais enfin, Moshé, moi je suis obligé, mais toi ! ». D’un côté le tragique, de l’autre le spectacle grotesque, doublure du triangle amoureux, son envers boulevardier. Le deuil, dans le sillage d’Un conte de Noël, devient une respiration, un espace de jeu. Un instant, Tereszkiewicz s’amuse, joue à être plus juif que les juifs eux-mêmes, s’inscrit dans la lignée de ses ancêtres (Dédalus et consorts), car elle est la véritable héroïne desplechinienne, trouble et disruptive. Elle sait ce que Mathias ignore et que Desplechin a oublié ; qu’elle peut être minable, bouffonne, et que c’est là son échec et son salut.

Deux pianos, un film d'Arnaud Desplechin, avec François Civil, Nadia Tereszkiewicz, Charlotte Rampling, Hippolyte Girardot...

Scénario : Arnaud Desplechin & Kamen Velkovsky / Image : Paul Guilhaume / Montage : Laurence Briaud

Durée : 1h55