A Conversation in the Sun est, entre autres [11] [11] Antoine Thirion et Matthieu Potte-Bonneville rappellent, dans leur entretien avec le cinéaste-plasticien thaïlandais, que ce nom est partagé par « une exposition qui utilise la génération visuelle, un livre écrit avec ChatGPT, et une performance en réalité virtuelle. » Antoine Thirion (dir.) , Homes – Apichatpong Weerasethakul, Paris, Éditions de l’Œil – Centre Pompidou, 2024, p. 111. , le nom porté par la nouvelle installation d’Apichatpong Weerasethakul. D’abord créé pour la Aichi Triennale de Tokyo en octobre 2022, accompagnée par la bande-son composée par Ryuichi Sakamoto juste avant sa disparition l’année suivante, l’œuvre est étendue d’une troisième partie lors de sa présentation cette année au Festival d’Automne du Centre Pompidou, dans le cadre de la rétrospective intégrale qui lui est consacré et de l’exposition « Des lumières et des ombres », qui présente ses œuvres plastiques dans l’ancien atelier du sculpteur Constantin Brancusi. Avec cette incursion dans le domaine de la réalité virtuelle, le cinéaste thaïlandais préfigure un dialogue entre le cinéma et ses vies postérieures.
La première partie de l’expérience accommode peu à peu les participant·es à la pénombre et à la théâtralité du lieu. Dans une grande pièce drapée de noir, coiffé·es d’un casque recouvrant leur vue, déambulent seize actant·es – on n’ose les appeler autrement, tant ils et elles semblent à la fois moins que les personnages d’un drame, et pourtant plus que de simples figurant·es. L’expérience sonore, quant à elle, est partagée par tous les participant·es : les bourdons tantôt cosmiques, tantôt aquatiques composés par Sakamoto concourent à lier ces deux humanités connexes dans une osmose primitive. Au milieu de la pièce, un écran suspendu dans les airs délimite l’espace comme le filet d’un terrain de tennis ; sur chacune de ses faces sont projetés des plans de dormeur·euses, des discussions au coin du feu, quelques images des manifestations prodémocratie à Bangkok, autant de fragments de mémoires assemblés au fil du temps par le cinéaste.
Profuses et énigmatiques, les deux projections simultanées se synchronisent toutefois brièvement pour citer la pièce-maîtresse de la trilogie Blue (2018), On Blue (2022) et Blue Encore (2023), un écran peint rehaussé de néons, presque une scène de théâtre dont la toile de fond, figurant une route en bord de mer au coucher du soleil, serait en plein démontage[22] [22] Ces peintures ont été réalisées par deux jeunes artistes, Noppanan Thannaree et Amnart Kankunthod, et ont, chacune avec son langage propre, la couleur bleue pour protagoniste. Voir Marcella Lista, « Voir / est ne pas voir », Homes, op. cit., p. 454. . Par contamination, le montage des plans emprunte à la grammaire théâtrale son principe, en les faisant se succéder l’un à l’autre par un lent balayage vertical, comme un lourd décor descendant peu à peu sur la scène, ou comme une immense paupière venant recouvrir chaque dormeur·euse d’une nouvelle dimension d’image. Dès cette première partie, la théâtralité de l’installation, recherchée par le cinéaste-plasticien, s’exprime par la conscience extrêmement intime d’une expérience scénique. C’est presque naturellement que les déambulations des actant·es dans la pièce retrouvent les propriétés esthétiques du jeu sur plateau, du grincement du parquet sur lequel se déroule la performance jusqu’à l’attention soutenue à l’utilisation de l’espace, restreint par la présence d’une trentaine de participant·es dont la moitié ne peut avoir conscience de la présence de ses semblables.
Lors du second tiers de l’expérience, les rôles sont soudain substitués : on propose aux spectateur·ices de la première partie d’être enfin initié·es au mystère jusqu’alors invisible et de revêtir le casque de VR, tandis que leurs anciens détenteurs quittent la salle pour assister à la dernière partie de l’installation. On profite d’un temps d’adaptation à l’univers numérique, d’abord en tout point similaire à la pièce que l’on venait de quitter, avant qu’il ne soit interrompu par une fermeture à l’iris. Malgré ce rapide hommage aux débuts du cinéma, Apichatpong rappelle, dans l’entretien avec Antoine Thirion distribué à l’entrée de l’exposition, que la VR en a selon lui épongé la dette : « Après avoir travaillé sur ce projet de réalité virtuelle, j’ai découvert qu’il s’agissait de bien plus que d’une évolution cinématographique. C’est une combinaison du théâtre, du cinéma et de tout le reste. »
Et de fait, dans le monde numérique, l’exploration de l’espace déjoue, au moins virtuellement, les contraintes que le moment précédent, encore para-cinématographique, avait vite fait sentir. Au gré des visualisation réalisées par l’artiste VR Katsuya Taniguchi à partir des storyboards du cinéaste-plasticien, la pièce s’étend brusquement au-delà des limites physiques, les écrans se démultiplient, et l’environnement lui-même se métamorphose pour devenir le décor traditionnel des rêveries d’Apichatpong : un univers minéral, peut-être un souterrain ou une grotte sous-marine, au fond de laquelle gît une grande statue rituelle et ithyphalle. Au sol, des tribus d’ombres vacillantes rappellent en défilant presque au hasard que la caverne est habitée par d’autres dormeur·euses éveillé·es. Après plusieurs transformations gravitationnelles, les participant·es sont enfin propulsé·es par un mouvement ascensionnel le long d’une cheminée marine couverte de néons, sous le regard d’une silhouette humanoïde. La séquence en VR s’achève alors avec l’expérience limite annoncée par le titre de l’installation : un colloque stellaire, dans lequel une sphère lumineuse géante se diffracte en de multiples astres, qui se confondent peu à peu avec les lumières tremblotantes des autres participant·es de la performance.
La troisième partie, enfin, retrouve en apparence les conditions habituelles du spectacle cinématographique. Sur les gradins d’une salle de cinéma, les actant·es redevenus spectateur·ices s’installent devant une boucle de quelques plans dans la pénombre. De nouvelles figures s’y dessinent, habitées d’un sommeil fiévreux, fixant parfois directement l’appareil qui les filme en vidéo ou dans un numérique rudimentaire qui laisse affleurer le grain rugueux de l’obscurité dans laquelle elles sont plongés. Peu à peu, les spectateur·ices quittent le cinéma à leur guise.
Disons-le d’emblée : la pièce d’Apichatpong se démarque des créations habituellement conçues pour la réalité virtuelle, en tout cas de leurs déclarations d’intention. Sans se contenter de la promesse solipsiste, finalement décevante, de l’immersion, Apichatpong a su trouver les moyens de favoriser une exploration relationnelle de l’espace, et de réaliser l’utopie fragile d’une VR « communautaire ». Par un artifice visuel d’abord, en permettant à chaque participant·e d’apercevoir chacun·e de ses semblables déambuler dans l’espace, représenté·e dans la simulation par une boule lumineuse mobile, flottant à quelques dizaines de centimètres du sol : « dans la VR, les personnes qui portent des lunettes apparaissent comme des lumières, si bien qu’on a parfois l’impression d’être des étoiles qui se déplacent ensemble dans cet univers souterrain. [33] [33] Homes, op. cit., p. 115. »
Ensuite, au moyen de la dramaturgie particulière de l’installation. Grâce à la succession des trois temps du parcours, qui forment comme un triptyque, l’expérience centrale n’est plus seulement l’épreuve sensorielle d’une vision éthérée, un voyage dépassant momentanément toute contrainte matérielle, au risque de céder à la gratuité de l’abstraction pure ; elle est au contraire profondément établie dans la mémoire immédiate, et presque autoréflexive, de la situation précédente, celle de l’extériorité incrédule au dispositif. Dans la situation hallucinatoire de la vision subjective, je ne suis encore qu’un corps parmi d’autres dans un espace-interface ; temporairement doté d’un don supranaturel, je suis aussi superlativement conscient de ma cécité partielle (l’impossibilité de remarquer les participant·es qui ne portent pas de casque) et de ma soumission à ce dispositif. De même, cette mémoire des parties précédentes de l’installation se trouve ensuite projetée par sympathie sur les visages hagards des rêveur·euses éveillé·es de la troisième partie, si peu différents de ceux des autres participant·es et, imagine-t-on, du nôtre propre.
C’est alors que, d’une manière tout à fait singulière, l’effet d’ « empathie » à l’égard des personnages représentés dans la réalité virtuelle, souvent rappelé à propos des dispositifs immersifs [44] [44] Par exemple dès l’œuvre d’Alejandro Gonzalez Iñárritu Carne y Arena (2017), qui proposait de chausser temporairement le point de vue des migrant·es mexicain·es clandestin·es à la frontière étasunienne afin de participer à lutter contre le « déficit d’empathie » des spectateur·ices. D’autres installations de VR insistent au contraire sur la possibilité d’ « empathie interspécifique », en permettant comme l’Aquila Bird View Simulator (2017) de Graeme Scott, de vivre l’expérience d’un volatile. , se voit ici tout à fait déplacé. Loin de chercher à nous faire éprouver une expérience d’altérité, le processus identificatoire se porte ici sur la place des participant·es elle-même, sur la situation si proche de celles et ceux qui nous précèdent, qui nous côtoient, ou que nous sommes nous-mêmes. C’est sans doute la force de l’installation que de laisser imaginer, au moins pour le temps de la participation à l’expérience, les conditions d’une empathie avec soi-même, au moyen d’une « conscience de la technologie [55] [55] Homes, op. cit., p. 118 » rendue sensible par le dispositif. L’ensemble médiatique complexe composé par le cinéaste-plasticien, entre cinéma, théâtre et performance semble alors proposer la clef d’une nouvelle compréhension de l’œuvre filmique d’Apichatpong, dans laquelle on sait que ses personnages, fixés par l’œil impavide de la caméra, semblent toujours s’offrir, par-delà l’œil mécanique, au regard de quelque fantôme. Et si nous étions devenu·es Boonmee ?
L’interprétation est doublement séduisante. Sans doute la silhouette ténébreuse juchée sur un rocher lors de la phase ascensionnelle de l’expérience VR aura suggéré cette reconnaissance à tous les participant·es averti·es de l’installation. Mais surtout, les conséquences d’un tel retournement du regard sont décisives pour l’imagination – encore ouverte – d’une place à occuper pour les participant·es des œuvres virtuelles à venir. C’est que l’installation suggère à la fois un renouvellement et une transformation des conditions de l’expérience cinématographique, à mesure qu’Apichatpong lui-même explore des confins de plus en plus éloignés de la projection traditionnelle, par l’installation visuelle et sonore, la performance, mais aussi le livre d’artiste, les carnets de rêves et de méditation, sans oublier les longs-métrages eux-mêmes creusés d’entractes léthargiques. Devenir-Boonmee, n’est-ce pas proposer une manière tout à fait nouvelle de sortir de l’opposition entre le cinéma-dans-la-salle et le cinéma étendu-exposé ? Il est vrai que l’expérience collective de A Conversation with the Sun est à même de rendre sensible comme aucune salle de cinéma – même les plus chahuteuses – le caractère ritualisé de la séance. Dans le même temps, elle s’évade de manière décisive de l’expérience fixe de la salle. En outre, sa structure en trois temps suggère en son cœur une réversibilité essentielle du regard, dont le cinéma a toujours exploré l’utopie sans avoir su la réaliser complètement. Or ici, l’exploration déroutée et curieuse de la première partie laisse place, dans la seconde, à la conscience d’être soi-même l’objet du regard d’autrui. Et cela en même temps que le casque de VR fait apparaître une vision imaginaire aussi séduisante qu’elle constitue un obstacle rendant impossible la communication simultanée avec les autres participant·es. Toute l’expérience de l’installation est ainsi à la fois profondément individuelle et déjà perpétuellement médiée – tout y a lieu comme en décalé, comme à travers le voile de vies antérieures. S’il fallait trouver un nom à une telle forme de participation rendue possible par la réalité virtuelle, il faudrait sans doute parler de ré-incarnation du cinéma.