« Depuis Shining, le petit Danny Torrance a grandi. Ses démons aussi… » : voilà avec quelle accroche l’éditeur français de Docteur Sleep, Albin Michel, lançait en 2013 cette « suite de Shining », annoncée, avec toute l’exagération publicitaire que l’on peut attendre d’une telle opération éditoriale, comme « le nouveau chef-d’oeuvre de Stephen King ». En cette même année 2013, un documentaire de Rodney Ascher, Room 237, retournait lui aussi dans l’Overlook de Kubrick, en faisait méticuleusement le plan, relevait des incohérences dans les raccords, repassait certaines images du film à l’envers puis à l’endroit et finissait par prouver, au terme d’un travail d’analyse aussi vain que colossal, qu’on n’en finirait peut-être jamais avec Shining, que le film, bien plus que le roman de King, avait acquis la dimension d’un conte universel et qu’il pouvait, en tant que tel, traverser à peu près toutes les grilles de lecture.
Pour des raisons qui tiennent soit à son ego d’auteur, soit à un manque absolu de discernement esthétique, King a pourtant toujours pensé beaucoup de mal du film de Kubrick, au point peut-être d’écrire ce Docteur Sleep, suite tardive du roman de 1977 que l’on peut voir en effet comme une tentative de réappropriation d’une œuvre dont le cinéma l’a dépossédé. Pour porter ce roman à l’écran, Mike Flanagan, déjà connu pour avoir adapté un roman de King (Jesse, en 2017) et pour avoir exploré les tourments d’une famille traquant ses fantômes dans un manoir gothique (The Hauting of Hill house, 2018) était le candidat idéal : c’est moins un auteur qu’un honnête filmmaker, sans véritable style. Aucune menace de « trahison » n’a donc plané sur ce projet d’adaptation, King l’a d’ailleurs intégralement soutenu et continue de le défendre, malgré l’échec commercial du film aux États-Unis. Mais dans quelle mesure et au prix de quelle « perte » Flanagan a-t-il rendu à King ce qui lui appartenait ? Le sujet de Docteur Sleep n’est ni l’alcoolisme de Danny Torrance (Ewan Mc Gregor), ni sa rencontre avec d’autres esprits possédant le « shining » : les deux axes du roman de King sont bien présents dans le film, mais ils sont peu investis par Flanagan, qui les développe à travers le style télévisuel qui a fait sa réputation.
Les angoisses de Danny, alcoolique incapable de surmonter le souvenir de l’Overlook et de se débarrasser du shining, sont ainsi décrites de façon absolument plate. A tel point que l’on se demande si Flanagan sait ce qu’est une métaphore : lorsque King écrit que les fantômes de l’hôtel sont « enfermés dans des coffre-forts », le film nous montre des coffres-forts dont les portes sont secouées par des spectres qui veulent remonter à la surface. Cette fidélité au texte se remarque aussi dans l’esprit général du film, très moralisateur : le roman de King s’ouvrant sur deux citations du Grand Livre des Alcooliques anonymes, Flanagan ne nous épargne aucun des clichés sur le combat de Danny contre son addiction, de la gueule de bois qui ouvre le film à son passage dans des groupes de parole. Jusqu’à ce moment de crise presque comique, où l’alcoolique repenti hésite entre une bouteille de Jack Daniel’s et le shining. Moment dramatisé par la disparition du personnage le plus important : Abra Stone (Kyliegh Curran), treize ans, petite sœur spirituelle de Danny qui possède une version étendue du shining. Au moment où Danny est face à ce dilemme (boire ou voir), Abra vient d’être enlevée par un des membres de la communauté du Nœud Vrai, un groupe de saltimbanques qui possède lui aussi le shining et vit sous les ordres de Rose Claque (Rebecca Ferguson), néo-hippie dont le look évoque à la fois Janis Joplin et Bellatrix d’Harry Potter. Toute l’imagerie qui est associée à cette communauté accuse encore une fois les limites du style de Flanagan : le shining n’a pour lui qu’un lointain rapport avec les images, il fonctionne plutôt comme l’expression d’un super-pouvoir partagé entre Abra et ses antagonistes, qui sacrifient régulièrement des enfants pour se nourrir de leur peur. Bien que l’un de ces sacrifices fasse l’objet d’une séquence assez longue et éprouvante – l’un des rares moments où le shining d’Abra produit des images qui l’empêchent littéralement de dormir – aucune violence ne travaille le film en profondeur.
Dans une conférence donnée récemment au Forum des images[11] [11] Laurent Vachaud, « La Double narration dans Shining », conférence du 1/11/2019 au Forum des images. , Laurent Vachaud rappelait que pendant l’écriture de Shining, Kubrick et sa scénariste Diane Johnson étaient plongés dans la lecture de Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim. Difficile de ne pas voir dans cette étude une des clés du travail visuel et narratif de Kubrick sur le fameux shining. Vachaud cite à ce propos la visite de la chambre 237, qu’il met en parallèle avec l’une des rares séquences du film où Danny se trouve auprès de son père : moment particulièrement inquiétant, où Jack dit à son fils, pour le rassurer, qu’il est « plus précieux que n’importe quoi au monde ». Pourtant toute l’atmosphère de la scène (éclairage froid, jeu faussement réconfortant de Nicholson, sound design de Wendy Carlos) contredit cette promesse. Dès lors, la visite de la chambre 237, où Danny raconte avoir été agressé par une femme, fonctionne sur le mode du transfert : bien que Kubrick utilise l’argument du « shining » (c’est bien le don de Danny qui lui a permis d’entrer dans la chambre et d’y voir son père, puis la femme de la salle de bains), l’horreur réside moins dans l’apparition de la femme-cadavre que dans le fait qu’il s’y soit passé, pour l’enfant, quelque chose de répugnant. Cette « chose », le scénario de Kubrick et Johnson en atténue la violence en la résumant à une histoire de strangulation (prouvée par les marques sur le cou de Danny), mais il n’est pas interdit de penser que l’agression ait été, en réalité, de nature sexuelle.
Rien, dans l’écriture de Docteur Sleep, ne permet jamais d’établir un tel dialogue entre deux séquences apparemment disjointes. Toute la violence associée chez Kubrick à la figure du père est dissoute chez Flanagan dans le lait de la tendresse humaine. Ainsi, Abra a elle aussi un père écrivain, mais il n’est ni violent, ni alcoolique, il écrit tranquillement un livre sur sa tablette Apple. En cela, Docteur Sleep fait presque symptôme dans la façon dont il témoigne du manque d’imaginaire du cinéma d’horreur contemporain. Même l’Overlook kubrickien, que Flanagan ne peut s’empêcher de revisiter dans le finale de son film (ce sera sa seule « trahison » au roman de King), paraît désincarné, réduit à l’état d’attraction foraine. On sent pourtant une profonde admiration dans la façon dont Flanagan rafraîchit le souvenir du film de Kubrick : les lustres de chaque couloir se rallument un à un sur le passage de Dany, comme si le film recréait le Louvre à l’époque des rois : tout est là, jusqu’à la fameuse porte entaillée par la hache de Jack Torrance, à travers laquelle on revoit, en même temps que Danny, un plan iconique du film de Kubrick. Mais la visite déçoit dès que les fantômes investissent l’hôtel. Dans la Gold Room, un verre de whisky attend Danny au bar : motif du pacte avec le diable comme chez Kubrick, où Nicholson disait : « je vendrais mon âme pour avoir à boire ». Mais dans cet Overlook revisité, le verre est servi par un sosie de Jack Nicholson : on retrouve dans cette scène les grossières ficelles psychanalytiques de Hill House, où l’enjeu était pour les enfants Crain de tuer la mère. Ici, il s’agit plus classiquement de tuer le bon vieux père, en renversant rageusement le verre tentateur. Adieu Jack Torrance.
Mais Flaganan n’en a pas tout à fait fini avec Shining : sorti des coffres-forts, tout le personnel fantomatique de l’Overlook ( l’ancien gardien de l’hôtel, les jumelles, la femme de la chambre 237) est prêt pour l’affrontement final et se retrouve dans la grande salle de l’hôtel, là où Abra et Rose déploient tout l’éventail de leurs super-pouvoirs. On frise ici la parodie, option qui était ouvertement assumée dans la séquence de Ready Player One, où l’on jouait à être dans Shining. Mais partagé entre son respect du monde kubrickien et sa fidélité au texte de King, Flanagan ne trouve pas le bon registre. Il faut bien admettre qu’il convoque les fantômes de l’hôtel pour peu de choses : ils incarnent la voracité maléfique de l’Overlook, thème très présent chez King que Kubrik avait nettement atténué dans son film, en insistant plutôt sur la folie de Jack, en faisant de l’hôtel le réceptacle de ses névroses et de ses frustrations. Inutile pour Flanagan de se donner tant de mal car le scénario prévoit cette fois que l’hôtel doit brûler, conformément à la version donnée par King dans Shining.
Et l’hôtel en effet de brûler : nous voilà enfin sortis du paradoxe temporel sur lequel s’achevait le film de Kubrick. Le temps n’est plus sorti de ses gonds, il est redevenu linéaire, c’est désormais celui d’Abra, qui incarne un shining heureux, où les morts communiquent sereinement avec elle, comme à la fin du Sixième sens de Shyamalan. Là où Kubrick partait d’un roman de genre pour viser une dimension mythologique (à travers la figure du Père meurtrier, mais aussi par les motifs de la chambre interdite et du labyrinthe), Flanagan revient à l’Overlook pour tout aplanir. Mais c’est peut-être la seule manière d’y retourner après tout : en refaire le tour pour se rendre compte qu’il n’y a rien de neuf à y trouver, et ainsi regarder l’hôtel comme une maison d’enfance que l’on va quitter pour toujours. Le finale de Docteur Sleep décrit cet ultime état des lieux.