Eddington, Ari Aster

Cross the border

par ,
le 10 septembre 2025

Depuis l’irruption de Donald Trump à la Maison-Blanche, voilà presque dix ans, la rengaine ne cesse de revenir aux oreilles. Toute parabole comique serait incapable d’anticiper les dérives toujours plus bouffonnes et grotesques d’une Amérique blanche complotiste et suprémaciste. Une nouvelle victime, donc, nommée Eddington, qui malaxerait sans jamais réussir à les approfondir les incontournables sujets de 2020 (l’action se déroule en sa fin mai) : crise sanitaire et port du masque, Black Lives Matter et antifas, MeToo et réseaux pédocriminels. Un mélange qui n’a pu que décevoir le public cannois, ravi de vilipender un film supposément pris au piège de la surenchère grotesque lui servant de modèle, d’un discours rance sur la déshumanisation de nos sociétés connectées. Or, c’est tout autre chose qui est venu trancher dans la chaleur de l’été. Un film sec, assez peu drôle il faut bien l’avouer, encore moins grand-guignolesque. Sans doute car ses outrances, inscrites dans un paysage désertique, voient leur écho se déverser dans le vide, ne plus jouer pour personne d’autre que leurs orateurs. Ari Aster, sans se priver de piqûres ironiques, figure plutôt, et une nouvelle fois, la traversée d’un enfant sidéré par le démembrement de son environnement et la solitude de son espace physique et mental. Mais à la différence de Midsommar (2019) ou de Beau Is Afraid (2023), il ne s’agit plus seulement de se réapproprier une intimité tout en gouffres intérieurs traumatiques, plutôt de confronter chambre d’enfant et roman national.

Tout est affaire de franchissements et de seuils. Dès l’ouverture, un sans-abri éructe le long d’une route, marche au bord de la ligne blanche sans toutefois la franchir. Une déambulation spatiale, sous-tendue par la crainte d’une marginalisation, qui caractérise parfaitement Joe Cross (Joaquin Phoenix, aussi tétanisé et troublant que dans Beau Is Afraid), shérif du comté de Sevilla, division du Nouveau-Mexique abritant Eddington. Tranquillement installé à l’avant de sa voiture, entre une vidéo sur son téléphone et l’écran de son ordinateur, il voit se garer à ses côtés une patrouille qui lui intime de mettre son masque. La tension croissante ne tient pas seulement aux enjeux sanitaires rabâchés, mais repose sur la question des frontières et de leur politique : les deux officiers sont des natives américains et font comprendre à Joe qu’il stationne sur les terres du peuple Pueblo, ce dont il se défend. Une fois la route prise, les phares du shérif illuminent le panneau d’Eddington, avant de le renvoyer aux ténèbres, retour au foyer autant qu’entrée en territoire ennemi. Joe est coincé dans une navette, véhicule dont il ne cesse de rentrer et sortir, chaque fois confronté davantage à la fracture quasi-constante avec ses administrés. La rencontre, jusque dans sa dimension frontale, est conflictuelle, n’advient jamais sous la forme d’une union sereine : du corps à corps pitoyable avec le sans-abri qu’il tente de déloger d’un bar à son épouse qui, malgré une atmosphère douce et protectrice, se refuse (depuis toujours ?) à toute dimension charnelle – scission qui contamine le lit, où chacun regarde vers le mur.

Eddington pose la question de savoir qui aujourd’hui est le maître de la cité – enjeu de frontières –, justement à partir du franchissement du seuil du bar (plus tard la vitre de la porte volera en éclats, point de non-retour vers la tragédie). D’un côté, Joe Cross, shérif blanc baignant dans l’isolement et les poupées creepy de son épouse Louise (Emma Stone), ainsi que les théories complotistes de sa belle-mère (Deirdre O’Connell) ; de l’autre, Ted Garcia (Pedro Pascal, sourire charmeur et malfaisant), maire jouant sur son roman personnel larmoyant (disparition de son épouse) pour mieux faire passer la modernisation de sa ville (construction d’un centre de données, le SolidGoldMagikarp). Une confrontation schématique qui s’inscrit immédiatement dans le cadre : lors de l’intervention au bar de Ted, la vitre puis la bordure de l’établissement séparent les deux hommes, distance et incommunicabilité accentuées par le masque du maire (Joe refuse d’en porter au prétexte de son asthme). Deux portions distinctes d’un même territoire, qui pourraient en rester là, jouer respectueusement leur partition sans que leurs maîtres respectifs ne viennent (trop) empiéter sur la terre de l’autre, ou pire, la revendiquer.

Une fiction s’offre à Joe, une fiction en mesure de lui redonner une assise, une souveraineté. Celle de l’Amérique blanche qui revendique sa liberté et la reconquiert. Ressusciter le western et ses duels, pour in fine détrôner Ted : Joe se présente donc à la mairie après avoir défendu un habitant, à qui l’on a refusé l’accès à un supermarché pour cause de non port du masque. Une photo pleine d’admiration, un post Facebook flatteur et voilà que son image se fait le transport d’une revendication, d’une légitimité, mais qui s’incarne seulement virtuellement. Pas un hasard s’il se déclare, sans préméditation, par le biais d’une vidéo enregistrée seul dans sa voiture, l’écran de son téléphone occupant presque tout le cadre. Ni foule, ni engouement, seulement un enfant isolé (son touchant « Thank you super duper very much ») avec à disposition un minuscule espace, lui-même enchâssé dans celui de la voiture. Inconsciemment, le format (ses « vidéos de campagne » sont constamment confinées au format iPhone) tente de rivaliser avec l’affiche imposante et les spots électoraux ouatés de Ted Garcia, mais aussi de contrecarrer la vidéo de son échec au bar (tournée par Eric Garcia, fils de). Joe Cross produit des images car elles sont la condition première d’une reprise en main du récit. Mais des images qui ne servent qu’à discourir, non à agir. Les slogans plus banals et vides les uns que les autres prennent la suite logique de ce vide intellectuel, jusqu’à recouvrir intégralement son véhicule de fonction, transformé en cirque propagandiste. Déblatérer qu’il faut en finir avec la gouvernance actuelle, tel est le dessein de ce citoyen qui se rêve sans doute Lincoln, comme en témoigne un visionnage de Vers sa destinée [11][11] Coïncidence amusante, qui montre bien l’horizon indépassable que constitue la figure rassembleuse d’Abraham Lincoln, le film de Ford était également visible dans l’ultime saison de Larry et son nombril, faisant office de modèle pour le clivant Larry David. de John Ford à la fin du film. Pourquoi cette pulsion quasi-morbide de se faire entendre dans les rues désertes d’Eddington, où personne ne semble être intéressé par une campagne seulement relayée par quelques médias ? « À qui vous parlez ? », lui demande hilare Eric. Le shérif ne se bat pas pour réaliser la révolution du système qu’il conteste. Il vit simplement son devenir voix, au centre de la tribune, en étendard des laissés-pour-compte, lui l’incarnation effritée de l’ordre et du pouvoir. Cette mise en avant ne s’apparente pas simplement à un trip égotique : la pulsion d’écrire sa propre histoire, d’en être l’unique commanditaire, l’innerve et sourd en elle.

Plonger dans une fiction attrayante, se faire happer par l’image qu’elle renvoie, sa part de fantasme qui comble un vide, un manque. Joe et sa campagne ; Louise et les vidéos d’un gourou, Vernon Jefferson Peak (Austin Butler, serpent hypnotique) ; Brian (Cameron Mann), adolescent du coin devenu chantre de la mise à mort du système blanc patriarcal pour séduire une jeune activiste ; la belle-mère et le complot (les thèses conspirationnistes font figure, à ce titre, par leur simplification et leur évidence, de royaume absolu). Se laisser séduire et traverser l’écran, à présent seul lieu dévolu aux rituels collectifs, loin des cérémonies traditionnelles de Midsommar ou de la pièce de théâtre de Beau Is Afraid ; rien de neuf sous le soleil, sauf que cet amas de fragments confine à un vertige mélancolique, à une intense solitude de consommateurs et créateurs compulsifs, de contenus éphémères et comme dégradés (images et paroles plates, aussitôt oubliées). Joe Cross, parangon d’une culture MAGA qui s’ignore (presque) à force de naïveté enfantine, figure pathétique et ahurie intelligemment composée par Aster, sent peu à peu se former un gouffre entre lui et les fictions l’avoisinant. Un soir, Louise revient chez eux avec Vernon et deux fidèles (auditoire qui renforce le processus de persuasion), et celui-ci déroule son épisode de rescapé d’un réseau pédocriminel. Importe moins la véracité de ses propos, que la façon dont Joe, presque muet car à peine sorti du sommeil, voit le récit lui échapper – et par ricochet son mariage. Pour être maître de la cité, il faut savoir tenir les rênes. Joe l’immature et Vernon le prestidigitateur forment les deux extrémités, entre échec et réussite, de cette tentative de contrôle.

Western toujours, ce sont deux duels qui actent l’impossibilité de Joe à mener solidement les débats – point de croisement avec Trump (qui certes ressort, jusqu’à aujourd’hui, toujours plus glorieux de ses échecs), chien déboulant dans un jeu de quilles sans en maîtriser les conséquences, ni en prendre la mesure. Ted Garcia et Louise constituent les deux pôles qui l’attirent et le repoussent. D’abord, les deux gifles que lui assène le maire lors d’un meeting chez lui, alors que, justement, Joe vient faire respecter la tranquillité de la cité. En tenant tête au shérif, rallumant à fond le Firework de Katy Perry dans un ersatz de chamaillerie où il s’agit de monter et baisser le son, Ted rappelle à tout le monde qui détient, incarne le pouvoir, ou plutôt qui se place du côté des forces de l’argent. La relation entre Joe et Louise constitue le noyau secret et profondément triste d’Eddington, fracture fictionnelle qui découle d’une tentative d’accaparement, de l’impossibilité de générer son propre récit. En dépit d’une envie de bien faire (achat par son adjoint des poupées de Louise, grigris probablement aussi protecteurs qu’oppressants pour elle), Joe franchit la ligne blanche. Pour sa mère, le trauma de Louise – entre les lignes se devine un viol par le père, ancien shérif dont le portrait trône muet dans le salon – a pour nom Ted Garcia, qui l’aurait agressée et contrainte à avorter. Lorsque Louise se risque à évoquer ce qu’elle a subi, sans nommer qui que ce soit, Joe hésite peu et fixe ses soupçons sur son opposant. La gravité de son raisonnement ne tient pas tant à son idiotie ou à son aveuglement, mais à ce qu’il salit la maison de poupées (réminiscence de Hérédité), ces fictions miniatures en devenir qui racontent déjà tout du ver dans le fruit domestique. Tandis que les émeutes prennent de l’ampleur, Joe improvise un meeting dans un restaurant à moitié vide et peu concerné. Bredouillant un semblant de pensée politique, sa parole se décide à accuser publiquement Garcia du viol de sa femme. Cette dernière est alors projetée dans la petitesse d’esprit de son mari et dans le cadre délimité du smartphone qui enregistre. La communication dans le réel ne peut qu’être coupée, Louise démentant par une vidéo (encore) sur les réseaux pour se réapproprier son récit, celui compris (ou manipulé – plus intelligemment) par Vernon, avec qui elle part. Son écoute silencieuse donne corps aux poupées, à ce qui occupait passivement le cadre en ne demandant qu’à s’exprimer, à être compris.

L’horreur à laquelle touche le film ne se loge pas exclusivement dans le déclenchement d’une émeute pro-BLM, réduite à une échauffourée entre Joe et le fils Garcia (la petite histoire dans la grande), ou dans le souffle de violence finale (explosion et mitrailleuses, la partie la moins réaliste du film) lié à l’irruption d’un groupe antifa, abstraction totale pour Joe que ces hommes cagoulés au slogan minimaliste – « No justice no peace », justement repris et vidé de sa substance par le shérif pour maquiller une scène de crime. L’ignominie se dévoile à travers la petitesse morale, à rebours, de ce dernier. Après avoir commis un meurtre de sang-froid, il dissémine, sans que cela paraisse calculé, des preuves pour faire accuser son autre adjoint, Michael (Micheal Warel), policier noir disposant d’un mobile. Lui qui prenait soin, de par sa position fracturée, d’apaiser les manifestants, devient une variable d’ajustement – tout comme son ex souhaite son ralliement en partie pour qu’ils se remettent ensemble. Devant les preuves accablantes, l’autre adjoint (Luke Grimes) se jette sur cette fiction raciste déjà mise en boîte. L’ambivalence de Joe tient à sa posture relativement hors de l’Histoire, qui jamais ne s’efface tout à fait. Le soir où il décide de promouvoir Michael, ce dernier y voit un opportunisme lié aux événements. Pourtant, son supérieur ne semble pas comprendre, et s’étonne, le lendemain, de découvrir une actualité brûlante dont il n’a pas été averti. « C’était partout », lui rétorque Michael.

Joe, faux aveugle non dénué de lâcheté – tireur d’élite, il se place à plusieurs centaines de mètres, et hors de son comté, pour commettre un double homicide –, ne peut ignorer l’Histoire et ses signes qui ressurgissent inévitablement, faisant dérailler sa narration, amas de micro-fictions impossibles à amalgamer. Dans sa fuite finale, il chute et perfore le toit d’une maison, pour se retrouver à l’intérieur d’un musée native, fracassant la vitrine contenant des ossements de Geronimo. Que fait Joe une fois rescapé de la barbarie des antifa et rappelé à la dimension morbide de son entreprise ? Il y retourne. Cherchant à trouver de l’aide dans Eddington, il force la porte d’un magasin d’armes. Le home américain est indépassable, telle une cellule qui sécurise toute faillite pour la régénérer, Joe ressuscitant de là une Gatling portative monstrueuse au bras. La dimension cauchemardesque et nocturne de cette traque, de cette errance sans fin, replace potentiellement ces événements hallucinés à l’intérieur du crâne de Joe – qui voit justement une lame le pénétrer, cette dernière signant la fin de ses affabulations mentales. Comme si celui-ci se battait contre des forces invisibles, ne distinguant plus rien du réel (perception enfantine encore, qui accentue l’impression de naviguer à vue), que cela soit ses tirs sur Butterfly (policier native venu l’aider) ou Ben, caché derrière une voiture. L’Histoire se retourne comme un gant dans un grand déni d’elle-même, tel Ben, qui, après ses revendications pro-BLM, bascule dans le trumpisme le plus quelconque suite à son geste héroïque pour sauver Cross – le montage de son parcours se découvre sur un écran de téléphone renversé.

À la sortie du The Killer (2023) de David Fincher, nous soulignions l’incroyable banalité du rêve de réussite de son personnage (maison, femme, fric). Une dimension qui se retrouve dans l’épilogue d’Eddington. Comme toujours chez Aster, les corps sont culbutés ou explosent, voire se figent dans une pré-mort : désormais maire, muet et tétraplégique, Joe est trimballé d’une cérémonie à une autre (notamment pour l’ouverture du centre de données – filmée, cela va de soi), chaperonné par son indéboulonnable belle-mère et un aide-soignant-gigolo. Un corps inerte qui grommelle et qu’on rabroue (coup porté par l’infirmier quand il se rebelle sur les toilettes), mais duquel coule un dernier filet d’humanité, lorsqu’il convulse à la vue d’une vidéo (distance impossible à résorber) de Vernon, où, bord cadre, apparaît Louise enceinte. Mais un corps qui trône toutefois au sommet du désert. Comme avant les événements sanglants, certes, mais dans une demeure davantage luxueuse et irradiée par le soleil – accomplissement d’une incroyable banalité. Un américain comme les autres, comprenant à peine qu’il s’agite sur des terres spoliées et ensanglantées, mais sachant pertinemment qu’une échoppe pleine d’armes constituera toujours son meilleur refuge. Un américain qui, en somme, retombe sur ses pattes après son désastre fictionnel impersonnel. Un pays sans avenir à offrir à ses propres enfants, héritiers de ses traumas, qui n’ont que des idoles numériques et immatures auxquelles se rattacher, car il faut toujours, en Amérique comme chez Aster, vivre en croyant pour se sauver. À l’image de Michael, qui, rivé tout en bas à la nuit et à sa folie, le visage défiguré par une brûlure, tente d’atteindre la précision au tir de Joe, entraperçue grâce à la cible-silhouette exposée fièrement au commissariat – sans savoir que cette dextérité même fut le point de départ d’un bain de sang. Désert initial où s’agite le refoulé de l’Amérique, dans un décalque cruel de l’errance du hobo, sur lequel veille les lumières réconfortantes et amnésiques du SolidGoldMagikarp.

Eddington, un film d'Ari Aster, avec Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Michael Ward, Emma Stone, Austin Butler...

Scénario : Ari Aster / Image : Darius Khondji / Montage : Lucian Johnston / Musique : Daniel Pemberton, Bobby Krlic

Durée : 2h25.

Sortie française le 16 juillet 2025.