Il y a bien longtemps que « les chansonniers de rien du tout » ne prennent plus, à l’entracte, possession de la « scène »[11] [11] In DANEY Serge, La rampe, p. 9-10, Cahiers du cinéma-Gallimard, Paris, 1983. C’était déjà, pour Serge Daney, lorsqu’il écrit la préface à son cahier critique de la période 1970-1982, un souvenir d’enfance ; l’idée nous est devenue totalement étrangère.
La rampe, dans le rituel que le cinéma a hérité du théâtre puis s’est inventé pour se donner à voir, s’est peut-être déplacée. La promotion ou l’accompagnement des films ont fait surgir de nouveaux lépreux, tendant vers la salle moignons ou sourires : bandes d’acteurs sillonnant les UGC comme un vieux groupe de rock’n roll décati, cinéaste contraint par le roulement de plus en plus frénétique des sorties de donner un peu de réel (du corps, de la voix, une attitude) contre quelques entrées. Rarement la rencontre a lieu. Une vague conversation s’engage, très vite on se languit – personne n’ose sortir, on espère simplement ne pas croiser les yeux de celui ou celle qui attend notre réaction, à peine la lumière rallumée. « Il est toujours difficile de parler après un film, surtout celui-là ». « S’il n’y a pas de questions, nous allons conclure là ». (Même) les cinéastes les plus importants n’ont souvent rien à dire, de plus. A moins de prendre le temps, de trouver une distance.
Le théâtre a cessé de hanter les rituels du cinéma. La séance se compose désormais, ordinairement, d’un défilé de publicités et de bandes-annonces (parfois séparées, parfois mêlées, selon le statut que l’exploitant accorde à la bande-annonce, et peut-être au cinéma en général), puis du film. Entre les deux, il y avait (il y a encore, nous en goûtons la disparition progressive) ce moment où la bobine-annonce s’achevait avec quelques sautes et crépitements, et où la lumière se rallumait. Clin d’oeil paradoxal de la salle, qui ne v(o)it que dans le noir, durant lequel on pouvait chasser comme une poussière ces images sans nécessité, au mieux informatives (« ah, le nouveau Godard ! » – mais Godard c’est autre chose, puisqu’il n’a jamais rien abandonné du cinéma, faisant de chaque bande-annonce un moment de jeu et de réflexion au croisement de l’art et de la communication). Les images se déliaient, se séparaient, en une opération dramaturgique et mentale de montage[22] [22] « [L]e clignement d’yeux est soit quelque chose qui aide à séparer mentalement une pensée d’une autre, soit un réflexe involontaire qui accompagne une séparation mentale qui a lieu de toute façon.[…] Nous assimilons une idée, ou une succession d’idées liées entre elles, puis nous clignons des yeux pour séparer et ponctuer cette idée avant d’en énoncer une nouvelle. De la même manière, au cinéma, un plan nous présente une idée ou une séquence d’idées, que la coupe sépare et ponctue. », in MURCH Walter, En un clin d’oeil : passé, présent et futur du montage, p. 78-79 Capricci, Paris, 2011 : le projectionniste chargeait la bobine du film, on consultait le programme, on oubliait Mac Donald’s, Cartier, Schweppes, on commençait à imaginer la suite…La projection numérique, parmi tant de choses qui ont disparu et dont il faudrait un jour faire le compte (les craquements durant les changements de bobine, une taie rosâtre sur un “vieux” Lumet, toute une vie de projections et de manipulations qui se gravait à même la pellicule en rayures, éclats noirs,…- là aussi, une mémoire du cinéma), la projection numérique, donc, permet (nécessite ?) l’enchaînement des annonces et de la fiction.
Il n’y a pas de rampe à la télévision, et c’est bien cela qui arrive à la projection : un enfer d’images dégueulées dans l’indifférence, avec la même effarante précision, par le projecteur. Les programmes courts, volontiers « comiques », qui structurent la première partie de soirée sur les chaînes commerciales, servant de pont entre l’information et la fiction ou le reportage, sont ceux-là même qui occupent depuis peu les écrans de cinéma. La télévision reconnaît les siens. Elle ne cherche plus dans la salle ce qui lui restait de prestige, elle y trouve plus sûrement un partenaire de diffusion, partageant les mêmes modalités. L’alliance contre-nature, entre une télévision qui a peur du vide et une salle qui s’accordait de délicieux moments sans images, et sans le monde, abandonné derrière les double-portes, a cessé. Le “ciné-visuel” continue d’avancer, sans ramper – il préfère les éclats de rire.
Il ne s’agit ici pas de pleurer la mort de qui ou de quoi que ce soit. Débordements parlera de télévision (il/elle l’a déjà fait), des croisements entre cinéma et télévision (et, espérons-le, entre cinéma et jeu vidéo, ou bande dessinée), de séries disponibles uniquement de manière illégale, et de « cinéma, seul »[33] [33] Selon l’expression de Daney pour définir la revue qu’il fonda il y a vingt ans, Trafic. . Nous ne sommes peut-être plus ni devant, ni sur, ni dans les images, mais entre. Cet “entre” est une égalité conquise (par delà le “7 ème art”, etc.), un lieu sans contours, qui se définit au fur et à mesure, où des singularités s’éprouvent, où des matières échangent et croisent leur pouvoir ou leur impuissance. Entre critique et recherche (là encore, se nourrissant l’une de l’autre, dans l’écart de leur temporalité, objet, méthode,…), Débordements a l’espoir et le désir de s’inventer dans l’ “entre” des images, et de devenir ce clin d’oeil qui fait voir.