Edito #7

Malaises dans la lecture (de critiques de cinéma)

Voilà plusieurs années que j’ai choisi de faire du cinéma mon métier. Non pas en tant qu’actrice, cinéaste ou technicienne mais en tant que chercheuse. Je cherche à comprendre ce qui se cache derrière les images que je vois se succéder sur l’écran, bien sûr, les inventions formelles et les choix esthétiques, aussi, mais j’essaie également de comprendre comment ce champ qu’on appelle « le milieu du cinéma » est structuré. Et plus j’avance, plus ce que je vois me fatigue. Fatigue, c’est bien le mot. Fatigue ou malaise [11] [11] Le terme « malaise » et le titre de cet article sont empruntés à un carnet de recherche tenu par Camille Bellenger, Camille Brouzes, Anne Grand d’Esnon, Malaises dans la lecture, https://malaises.hypotheses.org/a-propos . Car outre la fatigue « classique » de la cinéphile contrainte d’accepter que tout viol, féminicide, relégation, fétichisme du corps du personnage féminin et/ou racisé·e puisse constituer de banals ressorts esthético-narratifs, je dois maintenant supporter que les tenants du champ m’expliquent qu’il est insupportable que celles qu’ils ont pris l’habitude de considérer comme des subalternes se mettent à parler.

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De ce point-de-vue-là, ce qui s’écrit ces derniers temps dans la revue Transfuge est particulièrement significatif. Quel malaise de voir des critiques de cinéma reconnus, à la tête de revues installées, dispensant des cours dans différentes formations, s’enfoncer de la sorte dans une ligne éditoriale qui ne diverge de celle de Valeurs Actuelles, du Point ou du Figaro que parce que les pages cinéma y occupent un petit peu plus de place. Quel malaise de voir les mêmes critiques en appeler à des concepts qui fondent la pensée de l’éthique cinématographique en France, l’abjection, pour attaquer le geste politique et féministe d’Adèle Haenel et d’Aïssa Maïga aux Césars[22] [22] Je rechigne à retranscrire dans ce texte toutes les autres insultes qu’on peut lire dans Transfuge sous la plume de J.-C. Ferrari. Vous pouvez retrouver les textes en question ici et pour 2021 ainsi que sous ce lien pour 2020. . Quel malaise de les voir se permettre de refuser à un cinéaste noir le droit d’invoquer Frantz Fanon pour parler du combat d’Assa Traoré. Quel malaise de les voir hurler à la « morale » et à la « politique » comme s’il s’agissait d’impardonnables dégringolades du Parnasse sur lequel le cinéma devrait être juché (d’autres se targuant même, pour se défendre d’avoir mis Roman Polanski en Une, d’être « une pure revue de cinéma, ni plus ni moins ») alors que tout le monde sait très bien la place qu’occupent au cinéma les revendications politiques tout comme la critique parfois radicale des institutions et de l’ordre social – mais qui ne posent aucun problème quand celles-ci se font chez Godard, Wiseman ou Depardon.

À moins que ? Formulons, chère lectrice, une hypothèse osée : ces critiques sentiraient-ils confusément que s’est produite une grande tectonique des plaques ? Qu’une grande dérive des continents idéologiques les a fait passer de l’autre côté ? Sentent-ils trembler sous eux le sol de leur appartement parisien tandis que leur parviennent les murmures des personnes qui refusent d’être violées, harcelées ou ventriloquées ? Se voyant dépassés sur leur gauche par ces autres qu’ils prenaient jadis pour de silencieux·ses objet d’observation, deux solutions s’offrent à eux : écouter ou bien crier très fort en se bouchant les oreilles pour couvrir le bruit. Autrement dit, soit être alliés de ce changement qui émerge enfin, de cette ouverture à de nouvelles voix, de ces inventions formelles, esthétiques[33] [33] Lire par exemple à ce propos l’article d’Émilie Notéris dans la présente livraison de Débordements, « ‘Vous voulez bien ?’ Une érotique du consentement. À propos de Lady Chatterley de Pascale Ferran ». , techniques qui ne manqueront pas de transformer le corps utopique du cinéma, ou alors… le backlash, la réaction, le masculinisme.

Il ne faut pas s’y tromper, chère lectrice, de l’autre côté de la Porte Noire, un pays leur tend les bras, rempli d’alliés objectifs prêts à panser les vexations de leur mâle fierté blessée, qui ne les tiendront pas pour responsables de leurs propos radiophoniques ni ne leur poseront de question sur la surreprésentation des hommes dans la critique, et même, les laisseront se repaître de l’image des actrices, comme avant.