La scène est une pièce ouverte aux quatre vents sur un désert blanc, les murs nus griffonnés par endroits d’inscriptions et de dessins. Un petit groupe d’hommes déambule au hasard, jusqu’à ce que l’un d’eux grimpe sur un tabouret et, dans un geste ubuesque, déclare endosser le rôle du tyran. Les hommes se concertent et décident de le faire descendre de force, mais un autre bientôt se hisse sur le petit piédestal et reprend le même manège. Érythréens ou Soudanais, ces hommes pastichent dans ce curieux jeu de rôles les despotes et tortionnaires qu’ils ont fuis pour arriver jusqu’à Holot, un camp d’internement où Israël « accueille » les demandeurs d’asile à qui elle ne souhaite pas accorder le statut de réfugiés. C’est là, à deux pas du camp, qu’Avi Mograbi et Chen Alon, cinéaste et metteur en scène, ont créé un petit atelier théâtre dans un réfectoire militaire désaffecté.
Présenté en février dernier à la Berlinale puis en ouverture du Cinéma du Réel à Paris le mois suivant, le film sort aujourd’hui sur quelques écrans, dans un contexte où l’accueil des réfugiés par l’Europe, et par la France en particulier, lui confère une singulière résonance. Cette amère actualité du film pour nous, spectateurs européens, se double d’une autre concordance des temps : les spectres de l’histoire, sans que celle-ci ne soit jamais invoquée par l’un ou l’autre des protagonistes du film, ne cessent d’apparaître en transparence à travers ces destins de persécution et d’exil. Comme si Israël avait oublié qu’elle est une nation fondée par des réfugiés ayant fui les guerres et les massacres. À aucun moment cependant Mograbi ne délivre de leçon de mémoire : sa caméra enregistre une expérience au présent, au sein d’une communauté fragile d’êtres humains qui tentent ensemble d’exprimer une situation insupportable et de rendre visibles des existences que le pouvoir s’efforce de repousser aux confins de son territoire. C’est à la fois une tâche minuscule et démesurée : minuscule parce qu’elle concerne un nombre dérisoire de personnes et qu’elle n’atteint qu’un auditoire tout aussi infime (le film n’est pas diffusé en Israël et ne le sera probablement pas ; la pièce issue de l’atelier, elle, est régulièrement présentée mais il y a fort à parier que seul un public déjà acquis à la cause de Chen Alon et Avi Mograbi se sente mobilisé par cette création). Démesurée parce que s’y énonce une éthique du partage : le travail d’écriture collective de la pièce et du film consiste à inventer une forme commune, qui témoigne d’un échange possible en dépit de tout ce qui sépare ces vies – à commencer par les libertés dont jouissent les unes et les privations que subissent les autres.
À la novlangue des politiques de « dés-accueil », qui qualifient les demandeurs d’asile en Israël d’« infiltrés » et ont édicté à leur encontre une « loi anti-infiltration » qui serait grotesque si elle n’était pas d’abord effrayante, le film répond en rendant à ces vies niées le droit de s’exprimer dans un espace public, fût-il aussi fragile qu’un théâtre improvisé au milieu du désert. C’est le « Théâtre de l’Opprimé », inventé par Augusto Boal dans les favelas brésiliennes au cours des années soixante-dix, qui sert de modèle à cette expérimentation politique : « théâtre-forum », éminemment citoyen, qui veut rendre au spectateur toute sa capacité de (ré-)action en lui intimant de prendre part à la résolution du conflit présenté sur scène. Sauf que dans l’écart spatio-temporel où nous maintient le cinéma, cette sollicitation ne peut rencontrer une réponse immédiate comme au théâtre, elle n’opère que par ricochets. Le film produit néanmoins un effet singulier : déployé dans le temps long de l’atelier, au fur et à mesure des réunions et improvisations, il rend sensible les contradictions qui constituent cette communauté. D’abord parce que la précarité même des existences des réfugiés menace constamment celle de ce théâtre de fortune, dont la petite troupe met un certain temps à se stabiliser. Ensuite parce que l’échange entre les participants de l’atelier avec Alon et Mograbi n’est pas sans difficultés ni équivoques : plus d’une fois, le metteur en scène et le réalisateur se voient rappeler à leur condition d’hommes libres. À Alon qui voudrait proposer une direction à une scène improvisée de l’atelier où l’on rejoue la fuite de l’un des réfugiés, il est répondu qu’il n’était pas en Érythrée. À Mograbi qui cherche à échanger avec l’un des hommes derrière la double ligne de grillage qui ceinture le camp, après la répression d’une manifestation des demandeurs d’asile de Holot, celui-ci explique qu’il ferait mieux de rentrer chez lui puisqu’il le peut. Quant aux jeunes Israéliens qui rejoignent l’atelier dans la deuxième partie du film, ils sont jugés peu crédibles par les réfugiés qui expriment un certain malaise en les regardant tenir leur rôle. L’espace du film est ainsi celui de la contradiction, et de la possibilité de vivre intensément cette contradiction de part et d’autre de l’écran. Cela explique sans doute la position plus en retrait de Mograbi, qui délaisse un peu son personnage truculent et vindicatif depuis Dans un jardin je suis entré (2012) au profit d’une écoute plus attentive de la pluralité des voix au sein du film. Son cinéma n’en est pas moins politique, au contraire : dans l’écart entre les vies de chacun, dans la difficulté qu’il y a à partager des existences aussi éloignées les unes des autres, le film témoigne de la naissance d’une communauté politique fondée sur la différence et le dissensus. Cette communauté précaire, à laquelle se trouve convié le spectateur, c’est peut-être cela seul que peut le cinéma. A rebours donc de l’efficace spectaculaire d’une propagande d’images qui susciteraient l’adhésion immédiate et empathique à une émotion aisément communicable et aussi vite occultée par de nouvelles images.
La polysémie du titre, « Entre les frontières », s’entend alors à plusieurs égards : il peut désigner ce « no man’s land » entre la frontière de l’Égypte et celle d’Israël où les demandeurs d’asile sont renvoyés par les autorités qui espèrent ainsi se débarrasser de l’encombrant problème migratoire. Mais il invoque aussi cet espace instable où s’invente une communauté entre réfugiés et Israéliens. Il peut enfin décrire une forme entre théâtre et cinéma, capable de ressaisir ensemble l’histoire et le présent, l’ici et l’ailleurs des existences précaires et migrantes, et de la situation qui leur est faite à travers le monde. Cette forme-là accueille et engage ceux qui veulent bien lui prêter attention et écoute, quelle que soit la distance, géographique, sociale, ou symbolique, qui les sépare du lieu et du temps de l’action. Par une curieuse synchronie, deux autres cinéastes importants présentaient chacun en février dernier à Berlin un film sur la situation de réfugiés en d’autres endroits du monde : Fuocoammare de l’Italien Gianfranco Rosi, récompensé par l’Ours d’or, avec les migrants qui arrivent à Lampedusa sur des embarcations de fortune ; et Ta’ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie du Chinois Wang Bing, avec une minorité contrainte au déracinement par la guerre. Chacun de ces films se trouve déterminé par un geste cinématographique : la caméra de Rosi s’attache à la figure d’un enfant insouciant sur l’île de Lampedusa, dont les migraines et les problèmes oculaires désignent par métaphore le mal de ceux qui détournent le regard des flots sépulcraux de la Méditerranée. Wang Bing se coule dans les pas des Ta-ang jetés sur les routes de l’exil, partageant leur quotidien de dénuement et d’accablement et jusqu’aux nuits d’encre, longues veillées d’attentes, de récits et de peurs, sans espoir de meilleurs lendemains. Chacun explore le motif de la frontière en le détachant d’une conception spatiale : elle ne délimite plus un territoire mais une situation de confinement ou d’exclusion, une forme de déni et d’indifférence qui invisibilise. En dépit de ces frontières, ou plutôt contre elles, sinon entre elles, le film de Mograbi, tout comme ceux Rosi et Bing, s’efforce de créer un espace autre : celui, fragile mais tangible, d’une possible communauté qui substitue à la détresse et à la compassion une capacité de reconnaissance et d’action.