Esterno Notte, Marco Bellocchio

Le bel endormi

par ,
le 19 avril 2023

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Esterno Notte s’ouvre comme Buongiorno, notte (2003) se concluait, sur la survivance d’Aldo Moro. Ce fantasme dédoublé souligne bien la fascination que porte Bellocchio sur l’enlèvement, en mars 1978, du chef de la Démocratie Chrétienne par les Brigades rouges, et à la possibilité de déjouer son assassinat. Dans le long-métrage, la brigadiste interprétée par Maya Sansa laissait la porte de sa geôle ouverte, et Aldo Moro quittait les lieux sans un bruit, comme dans un rêve, déambulant à l’aube dans les rues désertes. Si l’utopie est la même dans Esterno notte, il ne réchappe cette fois-ci pas indemne de sa séquestration. Sur son lit d’hôpital, le visage marqué et hagard, il reçoit la visite des ténors du parti : Giulio Andreotti (président du Conseil), Francesco Cossiga (ministre de l’Intérieur) et Benigno Zaccagnini (secrétaire de la DC). Tandis qu’il les fixe du regard, on l’entend, en voix-off, remercier les brigadistes de l’avoir libéré, des mots véritablement écrits pendant sa captivité. Là se situe toute l’ambition et la finesse d’écriture du projet : regarder à nouveau, droit dans les yeux, les ambiguïtés de ce tournant fondamental dans l’histoire contemporaine italienne. La forme télévisuelle permet d’explorer, sans manichéisme, chaque recoin de cette tragédie opératique. Plus question d’observer seulement par le trou de la lorgnette, celle de sa cellule, pivot de la mise en scène de Buongiorno, notte, mais d’étendre le regard, de passer de l’intérieur à l’extérieur.

Pourquoi Bellocchio revient-il tant sur cette figure bienveillante et élancée, à l’opposé de sa jeunesse marxiste, au risque de tomber dans l’hagiographie ? Peut-être perçoit-il en lui un même attachement à l’idée de croyance, liée à ce que la chrétienté peut avoir de plus noble dans le dévouement, et y trouver des résonances avec ses propres idéaux. Car Moro semble tout avoir pour lui : partisan d’un gouvernement d’union nationale, politicien qui ne s’est pas accroché au poste de président du Conseil, père de famille aimant. Autant de facettes qui, en miroir du basculement des idéaux révolutionnaires dans la lutte armée, paraissent inattaquables. C’est là que perce l’art bellocchien de la nuance : faire de l’homme d’État une figure empathique, le réceptacle parfait aux crises extérieures, sans éluder ses ambivalences. S’il est celui par qui des ministres communistes devaient entrer au gouvernement, pour véritablement intégrer à la représentation leur douzaine de millions d’électeurs, son geste n’est pas dénué d’un certain cynisme. Rouage bien huilé de la tambouille politicienne, il joue des coudes, en coulisses, pour que la Démocratie Chrétienne garde la main. En témoigne ce rendez-vous nocturne, à l’arrière d’une voiture, avec le premier secrétaire du Parti communiste italien, façon thriller politique fantasmé. Si le cinéaste n’échappe pas complètement à l’exercice de canonisation, il intègre pleinement Moro au ballet fantomatique de Esterno notte.

Son aspect protecteur et rassurant comprend une part d’angoisse, à l’image des nuits précédant son kidnapping. Incapable de trouver le sommeil, et tandis qu’un orage s’abat sur Rome, il tire de son lit son petit-fils pour le coucher à ses côtés. On ne sait dès lors qui a le plus besoin de l’autre pour trouver le repos. Moro a l’air d’un Saturne dévorant ses enfants, d’un Nosferatu insomniaque et grisonnant qui ne s’endort qu’une fois recroquevillé dans la boîte où l’ont enfermé les brigadistes. À la manière de la Eluana Englaro de La Belle endormie (2012), jeune femme plongée dans le coma en 2009 et dont la possible euthanasie a déchaîné les passions, il est un corps prisonnier des limbes autour duquel se cristallisent toutes les tensions (politiques, sociétales, religieuses). L’interprétation stupéfiante de Fabrizio Gifuni (qui a mis en scène et joué au théâtre un spectacle autour des lettres de Moro), par son regard mi-clos au bord de l’effacement, participe grandement à cette tension insomniaque. La dérobade permanente de Moro, qui aboutit à sa disparition au sens propre, trouve un écho dans sa manière récurrente de se couvrir le visage d’une main, comme pour se protéger du soleil. Un geste qui culmine lorsqu’il est irradié par la lumière blanche de sa geôle, une fois le bandeau sur ses yeux relevé. Il n’est d’ailleurs pas hasardeux que de ce possible vampire ne perle aucune goutte de sang, ni lors de son enlèvement qui fait cinq morts, ni de son cadavre retrouvé criblé de balles dans le coffre d’une voiture (dans Buongiorno, notte, sa mort n’était même pas visible).

En contre-point de cette silhouette livide et courbée, répond un désordre organique et mental. Son rapt paraît être la mèche qui ne demandait qu’à s’allumer, pour laisser exploser une dégénérescence déjà à l’œuvre. Lorsque les hélicoptères se mettent à vrombir au-dessus de Rome, qui vient de vivre un attentat à ciel ouvert, tout se met à suinter, à régurgiter : Andreotti (Fabrizio Contri), le visage blême, vomit en cachette de son cabinet, le cilice de Paul VI (Toni Servillo) le fait saigner. Tout se déchaîne, jusque dans l’esprit du pape, tourmenté par des visions où le président de la Démocratie Chrétienne porte à genoux la croix du Christ, tandis que les pontes du parti lui succèdent impassibles. Ces rêves, ceux d’un homme alité et qui mourra trois mois après Moro, ne savent être à la hauteur de l’ébranlement provoqué, et l’inertie qui le gagne résonne avec d’autres mouvements de repli et de confinement. De la malle où Alfredo Moro est kidnappé aux fausses cloisons qui lui servent de cellule, le récit ne fait que passer d’un enfermement à un autre : Cossiga retranché dans une panic room, les brigadistes qui éructent derrière les barreaux lors de leur procès, le Saint-Siège, l’appartement des Moro. Ces fantômes vacillants, qui se réveillent souvent en sursaut, sont prisonniers de leurs propres boîtes.

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Ceux qui incarnent le pouvoir semblent putréfiés, impuissants face à l’instabilité de l’édifice politique. Le « repos » imposé à Moro les entraîne, par vases communicants, dans sa propre insomnie, dans un cauchemar éveillé. De cette privation de sommeil découle une profonde panique spirituelle : le délire sécuritaire de Cossiga qui met tout Rome sur écoute, comme le jusqu’au-boutisme des brigadistes, à la violence presque vaniteuse. C’est cette perte de croyance généralisée, à laquelle s’agrège une solitude extrême, impossible à résorber, qui paraît être au fondement même de l’intention de Bellocchio, de son étrange rêve rédempteur. Mais il ne faut pas être dupe de cet « État Moro » aux contours attrayants, l’Italie étant loin d’avoir réglé ses comptes avec l’après-guerre. La gestion de la crise par Cossiga (terrifiant Fausto Russo Alesi), spectre avec qui résonne le mieux la solitude de l’otage, en apporte la preuve : retour des militaires, pour la plupart d’anciens fascistes ; soft power américain par le biais d’un conseiller lié à la CIA. La foi inébranlable et abstraite du président de la DC ne saurait éternellement invisibiliser les contradictions d’une démocratie italienne en péril.

Cette paranoïa impossible à contenir dans laquelle semblent se complaire les Italiens provoque, dans un mouvement inverse au recroquevillement évoqué, des effets d’attroupement et de prolifération. « L’État ne peut pas perdre la face », souffle Andreotti à Cossiga : coûte que coûte doit tenir, loin des aspirations de Moro, le simulacre d’un pouvoir au masque blafard. La démonstration de force, au nom d’une nécessaire « fermeté », terme employé par le président du Conseil, est le seul mode d’action envisageable. Ce sont les milliers de bandes d’écoute au ministère, les militaires qui perquisitionnent tous les appartements de la capitale, les monticules d’argent réunis par le Vatican pour la rançon, les étudiants en fête dans les universités. La réponse à ce « simple » enlèvement est celle de la surcharge, d’une action qui déborde de sa propre inefficacité. Sans savoir, dans l’attente du jugement des brigadistes, quel sera son point de non-retour.

Il faut alors la figure de Eleonora Moro (Margherita Buy) pour garder la tête froide face aux notables de la Démocratie Chrétienne qui affluent chez elle. Une droiture qui se lit de façon amusante lorsqu’elle leur rappelle fermement qu’ils sont bien mal placés pour venir pleurer et se faire consoler chez elle. Au milieu des nombreux signalements, elle finit par suivre celui d’une femme ayant aperçu une voiture décharger son mari, entouré de ses ravisseurs. Si cette voisine a bien vu, il s’agit en revanche d’étudiants en théâtre. L’affaire n’est même pas finie, sa digestion à peine amorcée que l’imaginaire collectif la recycle déjà. Par cet écho troublant, Bellocchio ne cache pas les possibles impasses de son dessein. L’obsession qui le pousse une seconde fois vers cette énigme qui n’en est pas une, peut tendre vers l’isolement et la folie, à l’image de Cossiga, pointé du doigt pour sa bipolarité et ignoré par son épouse. Cette éventuelle aliénation mentale se retrouve dans ce plan, réemployé au montage, du lac glacé et boueux où le cadavre de Moro aurait été jeté, plaine blanche mystérieuse que l’on perfore jusqu’à l’épuisement. Par son insubmersible volonté de le sauver, on en vient d’ailleurs presque à se demander si la fiction ne va pas y parvenir, Marco Bellocchio formule sans doute le vœu secret de recomposer une Italie qui, de la chute de Rome à l’arrivée des néo-fascistes, en passant par ces premiers mois de l’année 1978, ne cesse d’imploser.

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Esterno notte, une série de Marco Bellocchio, avec Fabrizio Gifuni, Margherita Buy, Toni Servillo, Fausto Russo Alesi...

Scénario : Marco Bellocchio, Davide Serino, Stefano Bises, Ludovica Rampoldi / Image : Francesco Di Giacomo / Montage : Francesca Calvelli, Claudio Misantoni / Musique : Fabio Massimo Capogrosso

6 épisodes de 48 à 59 minutes.

Disponible sur arte.tv du 08/03/2023 au 12/07/2023.