Un peu de vie à l’état pur, jetée sur pellicule, voilà ce qu’est Et maintenant ? Une vie brute que n’aurait travestie aucun raffinement de la technique, qu’aucune affétérie n’aurait enguirlandée, une vie telle qu’à peine sortie de terre ; et, en même temps, une vie repliée sur elle-même, réfléchie, passée dans le langage pour éclore à l’image, irradiante. L’art n’est pas la vie. Mais il concentre de la vie, dépôt d’existences marbrées, tabernacle païen recelant les friandises d’une communion toute terrestre. Offrande au vivant, telle est l’œuvre, hommage aux puissances germinales de la nature. L’esthétique de Joaquim Pinto est là, dans une furieuse recherche, caméra à la main, de la vie manifestée dans son épure, avant que ne la recouvrent et trahissent les habitudes empruntées de l’homme social. Tentative d’absolue réduction. Réduction de la vie au vivant, à l’énergie libre transitant par les corps et les arbres. Réduction du cinéma, appareil collectif, aux dimensions du soi, pour mieux capter les choses qui passent, pensées venteuses soufflant sur l’âme, choses de rien qui font le plein.
Réduire pour étendre le champ de l’attention. C’est là l’exercice éthique bien connu de la conversion du regard, dont il apparaît naturel que le cinéma l’accompagne, lui la machine à strier le visible, lui qui, une fois délesté des lourdes visions d’un cinéma trop argenté, peut soutenir le juste focus, aiguiller le regard vers ce qui importe vraiment. Pinto filme seul, ou aidé de son amant Nuno. Il ne filme que ses alentours immédiats, l’étendue de son jardin, l’intérieur de sa maisonnée, sa meute de chiens, quelques amis, bref, l’essentiel, les terres bordant le château de l’âme. Et il se filme lui, et se parle à travers le son, parce que le projet du film est là, dans la réappropriation d’une existence recentrée, d’une vie meurtrie que le film panse tant bien que mal. Car Joaquim Pinto est doublement touché, par l’hépatite C et par le VIH, et mis au repos forcé en raison d’un traitement expérimental qu’il doit suivre un an durant. Et maintenant ? commence avec lui et s’achève une fois les derniers tests faits. Sa motivation première : le compte-rendu, journal notant les hauts et les bas d’un corps ravagé par des batailles virales. Double manuel, clinique et éthique, mêlant au détail des relevés médicaux les escapades d’une pensée partie à la recherche de la vie vie résiduelle, celle qui résiste envers et contre tout, la vie décrottée luisant de tous ses feux une fois le superflu évacué. Du cinéma comme auxiliaire existentiel.
Mais, parti d’un simple égrenage des jours, le film échappe bien vite à la forme contenue du diarisme. La parole, off ou in, fait sortir le temps de ses entraves quotidiennes, multiplie les retours et perspectives, abolit le linéaire pour, à partir du soleil du soi, poursuivre quantité de rayons illuminant le reste du monde. Le soi s’absente comme histoire : Pinto en dit peu sur lui, à peine les quelques jalons d’une existence tout en mouvement ; les amis, morts ou vivants, les voisins et les chiens, l’amant surtout donnent l’essentiel de la matière de son discours. Et des morceaux de monde viennent compléter le tout, histoire collective dans laquelle s’est tissée celle de Pinto – l’hécatombe virale, une certaine époque cinématographique, le passé colonial, les nouveaux trônes et dominations, et, surtout, la phylogenèse, le grand mystère de l’évolution de la vie. Le moi, trou noir, appelle une matière étoffant le film à tel point qu’on se trouve moins face à un journal filmé qu’à un essai visuel héritant, d’un côté, des moralistes et des mémorialistes, et de l’autre des traités de biologie. À cette voix qui se cherche, qui, mise face à une maladie agissant comme révélatrice malgré elle, tente de trouver le modus vivendi adéquat, la clé d’un équilibre que désavoue l’organisme en guerre, à cette voix d’ouvrir le film à un dehors temporel et spatial qui le fait échapper à l’étroite recension du hic et nunc. C’est toute la différence avec le presque aphone film de Guibert, La pudeur ou l’impudeur, qui il y a plus de vingt ans a révélé une première fois à l’écran ce qu’il en était d’un corps travaillé par le virus : film-décompte, enregistrant le délabrement, avare en commentaire, tourné vers la vie nue, c’est-à-dire blessée. La voix, pour Pinto, est justement ce qui permet de (s’en) sortir, d’isoler par le langage les restes d’une vie qui ne se laisse pas mater.
Entre Guibert et Pinto, il y a, entre autres, la trithérapie, soit la possibilité d’une survie. Guibert arrivait après une traînée de morts mais avant que l’étau du fatum ne se desserre. Son film était dissection ante-mortem, réalisé dans la claire évidence d’un destin fatal. Pinto arrive après, quand le virus autorise de minimaux aménagements. Ou plutôt : contaminé au même moment que tant d’autres, il a par miracle survécu, et se remet encore du choc de n’être pas mort ; vient le double temps du deuil et de la réflexion, puisque, survivant, il lui incombe la double tâche de porter la mémoire des décédés et de penser la maladie – l’affronter par l’esprit maintenant que le corps y résiste un tant soit peu. L’enquête thérapeutique sur les nouveaux traitements se poursuit en investigation sur un pourquoi généralisé. Et analyser le sida, c’est surtout le désinvestir, lui retirer de sa puissance mythique et terrifiante pour le réinsérer dans une compréhension biologique. Susan Sontag avait montré, dès les débuts de l’épidémie, qu’une trop hâtive comparaison de la maladie avec les vieux fléaux comme la peste ne pouvait que l’enrober dans un imaginaire néfaste ; Le sida et ses métaphores constituait un plaidoyer pour une dé-métaphorisation de la maladie, pour la soustraire aux figures de la culpabilité, de l’invasion et de la guerre, de tout ce qui pouvait la soumettre à une vision d’apocalypse.
Or, désémantiser le sida, c’est le ramener à son origine dans l’histoire du vivant, l’insérer dans la ribambelle des épidémies qui, loin d’être des entorses aux règles de la nature, ne forment que l’habituel cheminement de ses mutations. Position explicitée lorsque Pinto se rappelle d’une conversation avec un Monteiro qui, peu avant de mourir, travaillait sur un projet intitulé La Maladie du siècle. À chaque siècle son virus. Le XIXe a eu la tuberculose et la syphilis, au suivant le cancer et le sida. Loi du vivant que de muter en se niant – ce qui fait que, ultimement, les virus ne représentent pas des puissances de mort mais la force aveugle d’une vie supra-humaine dont le film scrute les manifestations. Si Pinto a fait de son jardin le lieu électif du film, c’est d’une part pour lier, à la manière du récent Paradis de Cavalier, édénisme et irénisme, pour opérer un retour aux sources délivrant des savoirs ancestraux et restaurer un lien perdu avec la nature. Mais c’est aussi pour comprendre cette dernière comme floraison permanente de nouvelles formes, en constante invention d’elle-même. Pinto ne cesse de citer des revues scientifiques, recherches sur le génome ou trouvailles sur les origines de l’homme ; il se rend en laboratoire pour filmer ce vivant au microscope, désespérant de voir cette énergie vibrante qu’on sent partout et qu’on ne saisit nulle part, ou bien cueille des images de moules faits sur les corps de malades du siècle dernier. Caméra médicale. Le film se voudrait pensum de sciences naturelles ; il est surtout Pensées, façon Pascal, sur la petitesse de l’homme incrusté dans un métamorphisme géant dont il ne conçoit rien et sur lequel le darwinisme se méprend – le cinéaste n’oublie pas de noter que la tomate a plus de gènes que nous, pour moquer l’idée d’une évolution humano-centrée et rappeler, en fin de film, que notre espèce n’est que vermine provisoire sur la surface du globe.
L’interrogation sur la vie et son sens qui ouvrait le film se résorbe alors bien vite en questions adressées au vivant. Changement de cap éthique : la vraie vie, la vie bonne, est celle indexée sur un vivant protéiforme ; Et maintenant ? n’est pas sans une certaine nostalgie des origines perdues lors desquelles l’homme savait vraiment ce qu’était une plante. D’où le jardin, observatoire moral où le couple gay rejoue le duo Adam et Eve, la pomme en moins. D’où les quatre chiens, indéféctibles compagnons apportant l’exemple édifiant d’une vie régulée par les seuls cycles organiques. D’où tous les petits gestes – pipi, sexe, semaille et autres menus travaux – qui au lieu d’arracher rebranchent l’existence à l’immémorial humus. Face à ça, il y a la tristesse aseptisée des hôpitaux et des hôtels, l’accumulation contre-nature des médicaments de synthèse. Et Pinto de rapporter deux dérégulations l’une à l’autre, celle qui affole les échanges marchands et grève l’organisme social de ses puissances propres, et celle qui, usant de moyens que la nature condamne, détruit le corps en prétendant le sauver. Égales falsifications d’une vie dangereusement soustraite à l’empire du vivant.
Où puiser alors l’exemple, d’où tirer l’enseignement apte à rectifier le chemin de la vie ? Le film ne pointe rien, et, heureusement, ne fait que promener. Deux voies toutefois, qu’il ne dégage qu’à moitié. La chrétienne, médiatisée par Nuno, sosie de Jésus et identique messager de la paix, abreuvé d’évangiles mais hostile aux clochers. Pinto ne souscrit pas à la croyance, et laisse Dieu en dehors de son film. Mais il aide son amant à enregistrer le dit de Jean, fait de la place à une Bible censément Livre de la Vie, ici transformée en viatique évidé de l’au-delà. L’autre piste est tracée par les insectes. Et maintenant ? s’ouvre sur une limace traversant lentement le plan. Elle sera suivie par des libellules, abeilles ou mantes, et épaulée par des images de tiges végétales ou de fleurs discrètes. Épiphanie du microcosme, manifestation du vivant aux antipodes de l’homme, monde grouillant à nos pieds que Pinto oppose aux désirs malades de conquête spatiale. Bible et coléoptères communient sous les auspices du miracle infiniment renouvelé.
Il y a un vieux mythe occidental auquel Nietzsche a donné tout son éclat : seule la maladie terrassante peut donner accès à la grande santé, à la vie dans son épanouissement réel, seule la mise en défaut révèle le fond masqué du monde. Pas sûr que Pinto souscrive à cette mystique, lui qui cherche à annihiler l’imaginaire agrippé au virus. Mais son film, empruntant un chemin différent, aboutit à une idée similaire, le sida révélant par réduction, quoi ?, non La-Vie, mythe épais, piège grossier, mais l’en-vie, l’existence parcourue par les intensités, le vent nouveau des désirs rétablis dans leur mesure, la puissance germinatrice de l’ici-bas.