Eyes Wide Shut / Kubrick’s shots

Motifs

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le 4 mai 2019

Nos lecteurs·rices trouverons sous ces lignes un livret de trente planches d’images rassemblées suivant le principe de l’étude visuelle, déjà mise en œuvre sur Débordements à travers la série de ses Motifs consacrés aux cinémas de Wang Bing, Hong Sang-soo, Paul Verhoeven et Naomi Kawase ou encore Alain Guiraudie. Le présent montage iconographique a ceci de particulier qu’il ne cite qu’un seul film (Eyes Wide Shut, le dernier long-métrage de Stanley Kubrick dont nous fêterons bientôt le vingtième anniversaire) qu’il met en regard de photographies prises par son auteur entre 1946 et 1949, avant qu’il ne devienne cinéaste. Chacune des planches se recommande d’une ellipse d’un demi-siècle, dans laquelle le reste de l’œuvre cinématographique de Stanley Kubrick — trois documentaires et douze longs métrages de fiction — est tout entière contenue. Le télescopage des premières images de Stanley Kubrick et de ses dernières est éloquent, vu la multitudes des échos visuels qu’il fait fourmiller sous nos yeux.

Toutefois, bien qu’issue d’un fonds identifié et localisé, cette documentation photographique réunie autour d’Eyes Wide Shut apparaît encore trop hétérogène, trop décousue dans ses thématiques, pour se présenter comme la clef de quelque énigme. Mieux vaut en avertir, tant il est vrai qu’un certain « mystère » quant à ce que Stanley Kubrick aurait « voulu dire » fut entretenu par les médias suite à sa mort inattendue, juste avant la sortie du film en 1999. Pourtant, je l’avoue bien volontiers : grande amatrice des films de Stanley Kubrick et très impatiente de découvrir Eyes Wide Shut, je me trouvai décontenancée en sortant de la salle. En vérité le premier (le seul ?) mystère de ce film tenait à mes yeux au surgissement tardif, dans son cinéma, d’un tel script, à savoir : un épisode de la vie conjugale de deux grands bourgeois new-yorkais relativement égocentriques et déconnectés des problèmes socio-politiques contemporains. Kubrick nous avait habitués à des sujets d’une autre ampleur, des questionnements plus profonds, des situations plus critiques, des personnages plus magnétiques et complexes, des passions plus fiévreuses, des dérives psychiques plus radicales.

Depuis la sortie de Full Metal Jacket en 1987, l’actualité offrait pourtant matière à penser : effondrement de l’U.R.S.S. et chute du mur de Berlin, Guerre du Golfe et Guerre de Yougoslavie… Soit : Stanley Kubrick se tenait à distance des médias, il voyageait peu. Mais il ne manquait ni d’inspiration ni de projets : à l’important travail qu’il fournit sur le scénario d’A.I. dont la réalisation sera confiée à Steven Spielberg, s’était ajouté le projet d’un film intitulé Aryan Paper : l’histoire d’un enfant fuyant le nazisme avec sa tante polonaise — rôle pour lequel l’actrice Julia Roberts était pressentie. On raconte qu’il l’abandonna parce que Spielberg l’avait devancé avec La Liste de Schindler ; admettons. Que ne reprit-il pas son ouvrage autour de Napoléon Bonaparte ? La documentation bibliographique et iconographique que Stanley Kubrick avait rassemblée à ce propos était plus que complète, il avait fait ramener des milliers de photographies de repérage, effectué des essais de costumes. Ce Napoléon aurait fait un « dernier opus » d’allure magistrale… Bref : le scénario intimiste d’Eyes Wide Shut et son univers, plutôt chic mais sans grande fantaisie, avaient de quoi surprendre.

Que Stanley Kubrick se replie, au milieu des années 1990, autour d’un petit roman aux accents freudiens qu’il avait remarqué à la fin des années 1960 — Traumnovelle (1926) de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler —, pouvait bien se comprendre à la lumière de ses origines culturelles (Stanley Kubrick est issu d’une famille juive émigrée d’Europe centrale), de son érudition en matière d’arts et de littérature des années 1920, de son intérêt pour la psychanalyse ou encore de son admiration pour l’auteur de La Ronde, Max Ophüls. Il y a aussi que les écarts qu’il s’est autorisé relativement à l’histoire originale contribuent à rendre son scénario moins alléchant. Kubrick fait de Fridolin, l’alerte narrateur du roman, ce jeune premier de Bill Harford, plus riche mais aussi plus indolent, et complètement vassalisé par sa clientèle. Comme pour mieux le souligner, il crée le personnage de Victor Ziegler (Sydney Pollack) auquel Bill ne refuse rien. C’est à travers ce même personnage que le suspense s’effondre car Ziegler confirme, un quart d’heure avant la fin, que le corps découvert à la morgue est bien celui de la femme masquée qui proposait de se sacrifier pour Bill lors de la cérémonie au château. Reste à gloser sur ce titre étrange, auquel fait écho le discours final d’Alice : fermons les yeux sur toute cette histoire, dit-elle en substance… dans un décor lui-même inventé pour le film : un grand magasin de jouets pris d’assaut à la veille de Noël. Et que ce décor, dans toute sa vacuité, est encombrant ! Le dénouement du film en devient pénible, ralenti par la fille d’Alice et Bill qui les interrompt, et leur désigne ici et là un landau, un ours en peluche et, enfin, une poupée Barbie — ce qui lui vaudra un plan rapproché à part entière.

Plutôt que de reconstituer la Vienne de l’entre-deux-guerres, comme il le fit si bien pour le siècle des Lumières européen avec Barry Lyndon, Stanley Kubrick délocalise l’histoire de Schnitzler en l’installant à New York, contre l’avis même de son collaborateur, le scénariste Frederic Raphael. Or, aucune explication satisfaisante n’a encore été avancée sur ce point. Celle de Raphael, selon laquelle Kubrick espérait attirer davantage de spectateurs de la sorte, est difficilement recevable. Les termes du contrat signé avec la Warner lui assurait une grande indépendance artistique ; qu’un tel souci des recettes le conduise à ce genre de concession serait absolument inédit, et très surprenant à ce stade de sa carrière. Kubrick s’était bien permis quelques infidélités sur chacune des adaptations d’œuvres littéraires qu’il avait alors à son actif, mais jamais il n’avait transposé toute une histoire dans un lieu et à une époque différents. Pourquoi le faire pour celle de Schnitzler, alors qu’elle était une si belle occasion de nous plonger dans cette Vienne des années 1920 qui l’intéressait particulièrement ? Si Kubrick avait voulu se conformer à une idée préétablie de son public, il aurait fait un tout autre film. Par ailleurs, au regard du budget alloué à Eyes Wide Shut (65 millions de dollars), il ne manquait pas de moyens. Les rues et les appartements new-yorkais du film ont été reconstitués aux abords de Londres. Kubrick aurait bien pu y refaire Vienne pour le même prix. Last but not least, il était entouré de co-équipiers techniques et artistiques virtuoses, que l’exercice de la reconstitution historique n’aurait pas effrayés. On voit mal Roy Walker, fort de l’expérience du tournage de Barry Lyndon, et Leslie Tomkins qui fut aussi le directeur artistique du Kafka de Steven Soderbergh comme du Batman de Tim Burton, se laisser intimider par un tel défi.

Auprès de Michel Ciment, et contrairement au scénariste Frederic Raphael, le chef décorateur Leslie Tomkins[11] [11] CIMENT Michel, Kubrick, préf. Martin Scorsese, Calmann-Lévy, 2004, p. 271-272. se montre peu enclin à spéculer sur les intentions de Stanley Kubrick, avec qui il travaille pourtant depuis The Shining. Il répond de façon précise à Michel Ciment, mais s’en tient au niveau pragmatique, celui des choix matériels et techniques effectués avant et pendant le tournage. Il confirme que l’atmosphère onirique émanant d’Eyes Wide Shut tient davantage au travail conjugué des éclairages et de la photographie qu’à celui des décors dont il était pourtant chargé. Il admet que Stanley Kubrick souhaitait probablement réunir quelques éléments relatifs à sa vie personnelle, ceci pouvant expliquer les différences avec le roman de Schnitzler : le déplacement spatio-temporel de l’histoire qui lui permettait de reconstituer sa ville natale, de même que l’élévation du statut social des personnages principaux, qui justifiait l’accrochage de tableaux de sa femme, Christiane Kubrick, sur les murs de leur intérieur. Entre les lignes de cet entretien se devine toutefois le grand chantier que fût ce travail sur les décors d’Eyes Wide Shut. Leslie Tomkins évoque la masse d’éléments de référence réunis en amont, impliquant la participation de Lisa Leone, photographe des milieux du Graff et du Hip-hop américain dans les années 1990, engagée par Kubrick pour photographier tous les détails de Greenwich Village : vitrines, intérieurs, signalétique, boîtes à ordures, etc. Pour meubler le logement de la jeune prostituée indépendante (vraisemblablement étudiante en sciences humaines) chez qui Bill entre deux fois, le cinéaste a exigé que le contenu d’un véritable appartement new-yorkais soit entièrement racheté — plomberie comprise. Voilà qui déborde largement le cadre de la prospection autobiographique. Stanley Kubrick avait bien fait preuve, par le passé, d’un tel souci du détail et de l’authenticité, mais il faut encore le souligner : ce souci dépasse tout impératif de vraisemblance. Et même lorsqu’il s’agit de concevoir un décor urbain, actuel et somme toute relativement ordinaire — loin de celui de 2001 ou de Barry Lyndon —, ce souci est encore prétexte à l’une de ces opérations de collecte d’archives et d’objets tout en démesure, opérations pour lesquelles, décidément, Stanley Kubrick manifestait un penchant frisant la déraison. Lui, puis ses proches, durent faire face à d’importantes complications logistiques découlant du volume de ses archives. Ces gigantesques recueils de documents et d’accessoires constitués en marge de ses films (réalisés ou non), autour de sujets variés, ne répondent pourtant à aucune nécessité évidente, imposée de l’extérieur.

Repartons du modeste constat suivant : New York, où se joue l’histoire d’Eyes Wide Shut, est bien la ville natale de Stanley Kubrick. Il y fit ses premières armes en matière de cinéma — avec Day of the fight (1951), un court métrage documentaire sur la vie quotidienne du boxeur Walter Cartier, et de son frère jumeau. Auparavant, entre ses 18 et ses 22 ans, Kubrick était photographe de presse. L’ensemble de ses photographies, dont plusieurs ont été publiées par le magazine Look, documente la vie culturelle et sociale de New York durant cette période de l’immédiat après-guerre. Parmi celles que le montage suivant met en évidence, on trouve des portraits d’acteurs (Montgomery Clift, Beatrice Pearson et Madeleine Carroll) et de personnalités issues du monde musical (le pianiste Jule Styne, le violoniste Guy Lombardo, le compositeur Leonard Bernstein, l’impresario Sol Hurok), de la boxe et du spectacle (les boxeurs Walter Cartier et Rocky Graziano, la danseuse de cabaret Rosemary Williams) ainsi que de nombreuses photographies d’anonymes, marchant dans les rues, se remaquillant, s’endormant dans le métro ou visitant le 5&10 (un magasin de variété installé à Stamford depuis 1926, dont les rayons jouets sont bien fournis). Stanley Kubrick est également l’auteur de reportages photographiques consacrés à des événements culturels, vernissages, ventes aux enchères, collectes de fonds, représentations théâtrales etc. L’un d’entre eux, intitulé « Beaux Arts Ball », semble avoir été réalisé dans la salle Wagram, à Paris, à l’occasion du bal annuel des Quat’z arts — dont la réputation fut longtemps sulfureuse — de 1949, auquel les membres de la Ligue d’architecture de New York auraient participé. Par bien des aspects, la cérémonie masquée d’Eyes Wide Shut apparaît comme une ré-interprétation fantasmatique de cet évènement.

Ces photographies figuraient certainement parmi les documents de travail que Stanley Kubrick réunit pour de la préparation d’Eyes Wide Shut, cinquante ans après les avoir réalisées. Que déduire de plus de cette multitude de correspondances que fait valoir leur rapprochement d’avec ce film, touchant tantôt à une situation générale (soirée costumée…), un lieu (magasin de jouets…), un élément du décor (kiosque à journaux…), un personnage (pianiste…), une attitude, un accessoire, un moindre détail ? Tandis que leur liste s’allonge, interminable, l’hypothèse d’une démarche autobiographique souterraine à la réalisation de ce dernier film ne suffit plus à les expliquer. Pour le reste, il ne s’agit que de laisser notre regard se déplacer autour d’Eyes Wide Shut, ne serait-ce qu’un instant, le temps de feuilleter ce montage. Voir les images de ce film, non plus d’un point de vue décodeur, mais avec un autre œil, avec celui qui s’était forgé parmi les habitants de New York, à la fin des années 1940, derrière l’objectif d’un Graflex : celui de Kubrick lui-même. À la faveur de l’interruption du récit d’Eyes Wide Shut, ses images révèlent la mémoire visuelle très éclectique dont elles se nourrissent, l’œil dont elle procède : tendanciellement anthropologue, attentif aux rituels sociaux, aux situations, aux postures et expressions humaines, aux architectures, aux accessoires qui les accompagnent, aux regards, contacts, sourires en coin, aux lunettes et nœuds papillons, aux intermèdes entre deux scènes sociales, au raccord-maquillage de l’une, à l’avachissement de l’autre, à la torsion d’un cou, à l’affaissement d’une ligne d’épaule, l’imperceptible bouffissure d’un visage assoupi, dans l’ombre. Nous le savions bien : l’œil de Kubrick était éminemment photographique. Et voilà qui ne renvoie pas seulement à l’expertise technique avérée de ce cinéaste (toujours équipé de son petit objectif sur ses tournages). Qu’il ait offert un appareil photographique à Leslie Tomkins une fois son dernier film terminé — il comptait sur lui pour la suite — avait de quoi nous mettre la puce à l’oreille : un œil photographique est doté d’une sensibilité très particulière, qui concerne de près le travail de son chef décorateur. Cette sensibilité, il faut bien la corréler aux réflexes archiviste et collectionneur de Stanley Kubrick, à sa minutie, son souci du détail apparemment excessifs : c’est bien ainsi que l’objectif photographique donne à voir le monde.

Voici “Eyes Wide Shut / Kubrick’s shots

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