Rencontré lors du Festival de Cinéma Européen de Séville où il présentait son nouveau film, 9 doigts, F.J. Ossang évoque dans cet entretien son rapport à l’écriture, au cinéma muet ou encore aux genres cinématographiques.
Débordements: Je voudrais commencer par décrire le style de votre œuvre. On dit souvent que vous faites des films crépusculaires, presque apocalyptiques.
F.J. Ossang: Oui, dans la mesure où il y a toujours un double aspect dans l’Apocalypse. C’est aussi le moment où un mystère se révèle. Disons qu’il y a à la fois une précipitation des éléments et une libération catastrophale.
D. : Est-ce qu’il existe également une libération du récit ? Avec 9 doigts, vous essayez de créer une atmosphère plutôt que de raconter une histoire très claire.
F.J. O.: Il est vrai que je me situe plutôt du coté du cinéma de poésie que du cinéma de roman. Je pars d’un argument assez simple, puis il y a des étagements qui permettent ensuite d’avoir plusieurs lectures du film. J’ai été très marqué par le cinéma muet. C’est une période passionnante, où les films étaient à la fois populaires et d’avant-garde. Il y avait une ambition démiurgique extraordinaire. Quand on regarde Métropolis, par exemple, qui est un film après tout « grand-public », c’est démentiel. Ma théorie est que le cinéma a mis en crise le récit dominant, générant toutes les mutations de la littérature au XXème siècle. Dès qu’il apparaît, il réintroduit un récit par réseaux, par « émissions », alors que le récit dominant en littérature ou en théâtre est à cette époque-là séquentiel. L’arrivée du cinéma va amener des gens comme Ezra Pound à relire les textes antiques. Il faut se souvenir de l’incroyable richesse des films muets. Le tortillard contemporain raconte en cinq heures ce qu’un film muet raconte en trente minutes.
D. : Vous venez d’évoquer le cinéma de poésie ; vous êtes aussi musicien. Est-ce que vous partez de ces deux arts quand vous écrivez un scénario ?
F.J. O.: J’ai commencé par l’écriture, la poésie, puis il y a eu la musique et après le cinéma. Comme je ne suis jamais vraiment devenu un réalisateur établi, je suis ensuite revenu à l’écriture et à la musique. En fait, les trois pratiques s’interpénètrent. Ce sont des angles d’attaque différents, des énergies différentes, que je ne pratique pas exactement en même temps. Cela dit, tout se rejoint dans le cinéma, puisqu’il y a tout de même l’écriture qui préside à la recherche d’argent. Par ailleurs, je crois qu’il est important d’écrire le scénario. Il y a tout un cinéma commercial qui se contente de combiner un livre et un casting, comme si cela suffisait à faire le film.
D. : Comment avez-vous envisagé le processus d’écriture ?
F.J. O.: Tous les scénarios s’écrivent différemment. Pour celui-là, j’ai très vite rédigé une vingtaine de pages afin de recevoir une petite aide au développement. En fait, je voulais raconter une histoire maritime. Dans un coin de mes films, il y a toujours l’océan, des vaisseaux-fantômes, des légendes de mer, des circulations d’eau, etc. Pensant que ce serait mon dernier film, j’ai eu le désir de boucler la boucle. En vieillissant, je m’aperçois que les œuvres que je n’aimais pas à vingt ans, je ne les aime toujours pas à soixante. Mais ce que j’ai aimé, je l’ai en quelque sorte apuré. Par exemple, Lautréamont, que je ne comprenais pas exactement, me fascinait déjà. Edgar Allan Poe est quelqu’un que je relis presque chaque année. Ses traductions par Baudelaire et Mallarmé ont fait de lui un écrivain français, en tout cas qui me semble présent dans toutes les fibres de notre culture. Il y a beaucoup d’Histoires extraordinaires qui sont géniales, mais je suis toujours ébloui par la puissance du roman qu’il a écrit jeune, et qui a été un peu un échec, Les aventures d’Arthur Gordon Pym. C’est l’un des premiers romans où l’on trouve un vaisseau fantôme. Le capitaine de la légende originelle s’appelle d’ailleurs Van der Decken, nom que j’ai repris dans mon film précédent, Dharma Guns (2010).
Sachant que je ne disposerais pas d’un budget énorme – et, de fait, il a été encore inférieur à ce que j’espérais -, j’ai essayé d’adapter mon récit. Mais le film n’est pas si elliptique que cela. Il se compose de trois mouvements : d’abord le film noir, puis ça mute vers l’aventure maritime, et enfin on suit plutôt la dérive du vaisseau fantôme. On passe alors dans une dimension fantastique.
D. : Il y a aussi des aspects de science-fiction.
F.J. O.: Un petit peu, oui. C’est très simple en fait. Dans les films de science-fiction, on fait voguer le bateau dans l’espace, dans le vide intersidéral. Moi, je l’ai remis sur les flots. Disons que c’est un film de science-fiction qui se passe curieusement dans une réalité maritime.
D. : Les genres cinématographiques vous intéressent beaucoup.
F.J. O.: Oui, ça a toujours une chose importante. Il suffit de regarder Mabuse, par exemple. Jeune, j’étais aussi fasciné par la technique du film de propagande et du film d’action. Quant au récit d’aventure, il fonctionne un peu en Occident comme notre récit initiatique. C’est par là que se dévoilent les mystères. Si vous voulez, L’affaire des divisions Morituri (1985) est un péplum futuriste ; Le trésor des îles chiennes (1990) un film d’aventure intérieure, ou de science-fiction minimaliste ; Docteur Chance (1997) est à la fois un road-movie et un tombeau du 20ème siècle ; Dharma Guns relève du fantastique de claustration. Et dans 9 doigts, on trouve l’aventure maritime et la science-fiction.
D. : Le motif de la fuite se retrouve dans beaucoup de vos films.
F.J. O.: Dans 9 doigts, il y a un changement climatique catastrophale. L’idée est que les personnages ne peuvent plus revenir en arrière. Ils se confrontent à un double désastre, personnel et global. Dans mes films, le récit se tisse souvent à partir de voix-off, d’intertitres, de textes, etc. Ici, à un moment donné, les dialogues prennent totalement le dessus, car j’ai vraiment eu envie de filmer la parole. Pour plaisanter, j’ai dit que c’était mon film le plus « eustachien ». J’ai revu récemment La maman et la putain. Il y avait peu d’argent, mais c’est techniquement très réussi, la photographie est démente, Jean-Pierre Léaud est à son sommet et le texte est sublime. C’est un film vraiment admirable dans lequel Eustache se coltine à la question de filmer la parole. En même temps, il en montre bien la dimension toxique.
Avec 9 doigts, j’ai aussi voulu donner du poids à la parole. Magloire, le protagoniste, ne se révolte jamais, il s’adapte, il essaie de contourner, mais quand il voit l’autre qui a pris la valise de polonium, il se dit « non, non » et puis… « PAM ». Ce coup de feu est libératoire. A la fin, il y a peut-être un recommencement. Est-il sur Nowhereland ou sur un nouveau continent ?
D. : A propos de Nowhereland, on entend cette description : « C’est une zone temporaire où tout y recommence ».
F.J. O.: C’est ce que dit le docteur, mais ce n’est pas la version de Warner Oland, par exemple. Chacun a son interprétation. J’ai remarqué que chez moi, tout est double. C’est un peu comme la double face de Janus, si vous voulez. Les îles m’attirent et en même temps m’inquiètent à cause de l’effet de claustration. De la même façon, il y a l’idée d’une conspiration monstrueuse qui partirait de l’île pour s’attaquer au monde entier, et le fait que cette zone n’existe pas sur les cartes. C’est amusant parce que quand j’ai présenté le film à Vladivostok, une jeune fille russe m’a offert en anglais Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, qui est à la base d’Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979). Le livre commence par répertorier des zones vierges, non foulées par l’homme. Et Conrad remarque que ces zones inconnues, non contrôlées, non cartographiées, n’existent plus. Moi aussi, je suis captivé par la possibilité de l’inconnu. Avec la numérisation généralisée du monde, y a-t-il encore des zones de protection totale, où l’on ne nous verrait ni ne nous entendrait pas ?
D. : A travers l’utilisation de flashs, il me semble que l’acte de filmer se confond parfois avec celui de tuer.
F.J. O.: Ah oui. Il faut dire que le film a été entièrement tourné en pellicule 35mm. En fait, je ne m’attendais pas à ce qu’on supprime la vraie industrie cinématographique. Le cinéma n’a cessé de muter, mais la pellicule demeurait. C’est ce qui nous rattachait aux pionniers, d’une certaine façon. La pellicule, c’est un phénomène prodigieux, c’est le soleil qui la brûle, la grave et la révèle. Bien sûr, c’est proche aussi des icônes, puisqu’on part du noir. Le cinéma a changé notre monde en créant un nouveau culte de la lumière. Le numérique, c’est autre chose. En argentique, il faut vivre avec la lumière, l’accident. On se lève à 4h du matin pour capter l’aurore, etc. Jean Cocteau le disait, le vrai talent du réalisateur est de gérer l’accidentel, de faire entrer la réalité par l’accidentel. Il faut savoir saisir le hasard d’une façon positive et presque conquérante. On déclenche des situations, mais la maîtrise ou le talent ne suffisent pas à faire de bons films.
Même si je n’ai jamais eu beaucoup d’argent, j’ai toujours eu de la chance. L’impondérable joue un rôle tellement important qu’il y a une dimension mystique ou métaphysique dans le cinéma. 9 doigts a été très compliqué d’un point de vue logistique. Le monde maritime repose sur une économie globalisée. Rotterdam, Lisbonne, Macao… les prix sont partout les mêmes. On a eu de la chance parce qu’une compagnie nous a aidés, mais jusqu’au bout on ne savait pas si on aurait le bateau. Quand on a tourné sur les coursives centrales, on n’était qu’à un mètre au-dessus de l’eau. A un moment, on s’est retrouvé deux nuits aux Açores avec la pleine lune, c’était démentiel. La possibilité de tourner sur ces coursives dépendait évidemment de l’état de la mer, car elles peuvent être inondées en cas de tempête. Rien que pour cela, le film était risqué. Mais on a eu de la chance. « We are protected » [rires].
D. : L’usage de l’iris dans le film m’a rappelé L’Atalante de Jean Vigo.
F.J. O.: Oui, mais pas uniquement. Je trouve que le cinéma manque de liberté. On devrait pouvoir réhabiliter des techniques de différentes périodes, et notamment celles du muet. Dans La Fièvre des échecs (1925), Poudovkine déploie toutes les possibilités rhétoriques de l’iris. C’est très riche : ça peut renvoyer à l’intériorité mentale, à l’intérieur spatial, ça peut également fonctionner comme un zoom sur un visage, etc… J’aime bien combiner des mouvements d’iris avec des mouvements de machinerie, parce que cela donne des effets très bizarres. Bien sûr, Vigo est un de mes cinéastes préférés, c’est un peu l’Arthur Rimbaud du cinéma français. La natation en 4 minutes, c’est parfait… Taris, roi de l’eau (1931), c’est les actualités sportives, mais aussi L’eau et les rêves de Bachelard. Et puis un film, c’est un fleuve, il y a ce côté liquide de la pellicule.
D. : Il y a dans le film des plans zénithaux très étranges, avec des flous, des distorsions,… Je me demandais si vous arriviez à obtenir ces effets au tournage ou s’ils étaient réalisés en post-production.
F.J. O.: Pour pouvoir travailler à un montage en réseau, il m’arrive de collecter des images dès les repérages. J’emporte une petite caméra, et je filme sans le son différents états de la lune, ou du soleil, ou de la mer, car c’est le genre de choses que l’on n’a plus le temps de faire quand le tournage débute. Après je réinterprète ces plans à travers le montage. Ce que vous mentionnez est différent. Une partie du film a presque été tournée en studio – c’est du « faux studio », si vous voulez. Dans Les îles chiennes, par exemple, on a tourné dans une grange. Là, on a fabriqué un studio dans un vrai bateau. Je me suis très bien entendu avec le chef-décorateur, Mathias Monteiro, qui réalisait là son premier long-métrage. On a beaucoup parlé au début, et il a tout retenu – au contraire de beaucoup de techniciens qui essaient de t’épuiser en te faisant répéter sans arrêt les choses. La décoration est un poste très important pour moi. Je voulais avoir des plafonds qui bougent. On a trouvé une solution artisanale, avec un système de poulies qui faisait beaucoup de bruits. On pouvait donc modifier le décor, puis on a joué sur les objectifs. Il n’y a pas du tout d’effets numériques, tout se passe au tournage, bien sûr. Tout est physique ; ce sont les machinistes qui font bouger certains éléments de décor pour créer l’illusion de la tempête, par exemple. Et ça marche. Le cinéma est toujours opérant, ce n’est pas juste une lubie technologique. Pour moi, c’est très excitant de convoquer tous ces langages – celui de 1980, de 2010, de 1920 et de 1940 et puis, voilà : ¡Somos cineastas !
D. : Vous avez une fascination pour les paysages industriels et en même temps il y a dans le film une conscience écologique très forte.
F.J. O.: Quand on voit que le monde vit à crédit à partir du mois d’août… mais j’ai l’impression qu’on ne peut plus arrêter la machine. Tout le monde veut la croissance alors qu’il faudrait ralentir. C’est comme pour les sols agricoles, de plus en plus appauvris par les tracteurs et les produits chimiques.
Cela dit, j’adore les zones de choc où la nature rencontre le métal. J’ai tourné deux courts-métrages à Vladivostok. C’est le plus grand port militaire russe, même depuis les tzars. Avant 1992, c’était une zone secrète où il n’y avait que des soldats. En même temps, il y a là-bas une pureté de la nature très particulière, avec des montagnes un peu comme les Vosges, et puis quelque chose de très asiatique, qui évoque les estampes. J’aime bien cette contradiction. Cela dit, le vide est peut-être le point commun aux lieux que je filme. Le désert, l’océan… Le désert, c’est le miroir de Dieu, là où la parole peut s’élever.