« Le spectateur ne sait pas ce qu’il en est de la manipulation. Le film lui apprend même à ne pas savoir, à accepter de ne pas pouvoir savoir. C’est pourquoi il y a quelque chance que doute et croyance soient au cinéma (et seulement au cinéma) une seule et même chose»
Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, 2009
1. Après un tour de lac en pédalo-cygne, un père et sa fille confient un téléphone portable à un inconnu afin qu’il les prenne en photo et immortalise ce moment passé ensemble. Mais l’incroyable se produit : comme prisonnier d’un champ de force invisible, le téléphone semble tout à coup bloqué au milieu des airs. L’homme n’y peut rien : il a beau le pousser en avant ou le tirer en arrière, d’une main ou de deux, l’appareil reste statique ou coulisse à peine de quelques centimètres, tandis que son corps à lui s’agite et se déplace sous les regards surpris et amusés. Mais les apparences sont trompeuses, à plus d’un titre : le père n’est pas le véritable père, c’est un comédien engagé pour jouer ce rôle, et l’homme luttant contre une force mystérieuse est en fait un mime auquel il a été fait appel pour parfaire l’après-midi en y ajoutant une surprise. La spontanéité n’est que mise en scène, et derrière la complicité du père et de la fille se cache une complicité entre deux acteurs.
À première vue, rien de rare : les manipulateurs d’apparences ne manquent pas au cinéma. Mais la manipulation, ici, se donne comme un métier. Le prétendu père, de son vrai nom Yuichi Ishii, est le fondateur de Family Romance LLC, une entreprise qui loue les talents de comédiens pouvant incarner un proche absent ou un inconnu utile, comblant un manque ou remplissant un service le temps de quelques heures ou sur le long cours. D’une séquence à l’autre, Yuichi Ishii devient ainsi père, paparazzi, employé de gare ou émissaire d’une loterie… Cependant aucun drame ne se noue autour d’une motivation trouble ou de la révélation de l’imposture : chaque prestation faisant l’objet d’un contrat, l’acteur endossant les identités à la demande, tout intérêt personnel se trouve maintenu à l’écart (Ishii est par exemple à mille lieues d’un personnage comme le Frank Abagnale Jr d’Attrape moi si tu peux de Spielberg). Si chaque situation laisse deviner un arrière-plan intime et social, Herzog ne cherche pas non plus à creuser les raisons pour lesquelles le Japon offrirait un terreau particulièrement favorable à ce type d’activité. Il s’applique surtout, d’un œil parfois envahissant mais toujours extérieur, à scruter les interactions pour voir ce qu’implique cette chose curieuse : faire profession du faux.
2. Loin d’isoler l’activité d’Ishii, Herzog la rattache à un réseau à travers lequel le faux trouve déjà sa place dans l’existence : au mime s’ajoute un groupe jouant les samouraïs dans un parc, un appareil ajoutant des filtres kawai sur des photos, la simulation du risque offerte par les parcs d’attraction, une oracle communiquant avec l’au-delà, des robots doués d’intelligence artificielle, à forme humaine ou animale. Cependant la spécificité de l’activité professionnelle d’Ishii réside peut-être dans la manière dont le faux y opère tout à la fois en pleine conscience et en toute inconscience, avec force et nuances. Bien que menée par des comédiens, elle rompt avec le régime de fiction classique où à la séparation entre l’espace vécu et celui de la représentation correspond chez le spectateur un état volontaire de croyance (Jean-Louis Schaeffer a résumé ceci par l’expression de “feintise ludique partagée”). Lorsque Yuichi joue un père, le rôle est directement intégré à la vie de celle pour qui il joue, alors devenue victime d’une tromperie ou d’une illusion.
Mais plusieurs positions se dessinent au fil des performances : à côté de ceux qui, comme la fille, croient à leur insu, ignorant avoir affaire à un acteur, se trouvent ceux qui, parce qu’ils sont eux-mêmes les commanditaires, croient volontairement, se faisant en quelque sorte les complices de leurs propres duperies. Herzog consacre une attention particulière aux instants où le faux produit des sentiments authentiques, comme lorsque la jeune fille serre son prétendu père dans ses bras ou qu’une femme retrouve la joie du moment où elle avait appris avoir gagné à la loterie. Il n’hésite pas à les souligner par des ralentis, avec une lourdeur assumée qui vise moins à accroître l’émotion du spectateur qu’à lui faire remarquer celle qui émerge devant lui. Pour Ishii, de tels instants signent une indéniable réussite professionnelle, mais ils marquent aussi le point où s’accomplit, par l’affect, une transsubstantiation de la fiction en réalité.
L’activité d’Ishii apparaît de fait tendue entre deux perspectives opposées : tantôt révélatrice de la part fictionnelle constitutive de toute existence, tantôt préfiguratrice d’un basculement dans un univers où l’artifice et le faux-semblant deviennent une nouvelle norme. Tension, pourrait-on dire autrement, entre une apologie nietzschéenne de la valeur du faux, de sa capacité à enrichir la vie, et soupçon baudrillardien d’une disparition du réel et de l’altérité. La figure du robot désigne bien cet horizon où le vivant est devenu remplaçable, tandis qu’un rêve d’Ishii dans lequel les armes du groupe jouant aux samouraïs ont été soustraites et sont devenues invisibles laisse entrevoir avec une légère angoisse une réalité où la dimension mentale l’emporterait sur toute dimension matérielle.
3. En tant que professionnel du faux, Ishii excelle dans l’art d’emporter la croyance des autres. Mais malgré l’existence d’un contrat censé poser les limites entre l’activité professionnelle et le domaine privé, il est lui-même impliqué. Il diffère d’un acteur traditionnel par son terrain d’exercice, mais aussi par un autre aspect : s’il est soucieux de recueillir des informations sur le personnage qu’il doit interpréter, il explique à l’une de ses clientes que la politique de son entreprise est de ne pas chercher à imiter un modèle en tout point mais de rester soi-même, cela afin d’être le plus crédible possible. Les scènes qu’il est amené à jouer ne sont de toute façon pas écrites d’avance. Lorsque sa fille fictive lui confie être intéressée par un garçon de sa classe, la réponse de son personnage de père ne diffère pas de celle qu’il ferait en tant que Yuichi Ishii. Jouer, dans ces circonstances, c’est parfois simplement réagir à la situation. Et c’est bien à lui que la jeune fille s’attache, qu’il joue un rôle ou non.
Dans les faits, les données du métier rendent inévitable un déraillement, et le faiseur d’illusion est lui-même victime d’une illusion : celle qu’il lui serait possible d’échapper à la confusion qu’il s’ingénie à créer. Ishii se confond si bien avec son rôle de père que ne se présentent plus à lui que deux issues, qui sont deux ruptures de contrat. Ou bien l’adoption définitive de son identité fictive, rejoindre sa fausse famille. Ou bien recourir à une surenchère de manipulation pour simuler la mort de son personnage – expédient dont la cruauté indique la situation impossible dans laquelle il s’est fourré. La scène finale, accompagnant pour la première fois Ishii dans l’espace de sa vie personnelle, montre en outre que l’on ne joue pas de la croyance des autres sans y risquer la sienne. La règle professionnelle censée garantir le réalisme de la performance – on ne joue que soi-même – est en même temps le biais par lequel la croyance en sa propre existence entre en crise – soi-même devient un rôle parmi les autres.
Du moins pour le personnage d’Ishii.
Car, dans le film, Ishii interprète son propre rôle.
4. Si les situations filmées par Herzog sont des situations où le pacte fictionnel est subverti, tout l’intérêt est que la subversion survient à la fois à l’intérieur du film et par le film lui-même. Family Romance LLC induit en effet un trouble de réception, à intensité variable mais continu. La présence de la caméra soulève à elle seule la question du statut de ce que l’on y voit. À y réfléchir, l’existence même des images d’Herzog semble contraire à l’objectif de l’entreprise : filmer est forcément reconstituer une scène et empêcher la dissimulation qui favorise l’efficacité de l’illusion. Et comment aurait-il été possible de filmer les uns et les autres sans rien dévoiler de la raison pour laquelle ils sont filmés ? C’est donc un coup de génie en même temps qu’une pure nécessité : Herzog a pensé son film comme une fiction, en concevant la trame et les scènes, mais une fiction dont la composition et le style lorgnent volontiers du côté du documentaire. Il n’est d’ailleurs pas impossible que la pauvreté de la production ait été un atout : les défauts du film, qui affiche sur le plan esthétique un côté brut, voire amateur, augmentent en même temps sa crédibilité en le teintant d’une forme de “réalisme documentaire” (association purement conventionnelle, mais qui fonctionne)[11] [11] Le parti pris d’Herzog de filmer Ishii en situation, en train d’interagir avec les autres, sans recourir à des entretiens en l’interrogeant lui-même sur sa profession pourrait a priori aller dans le sens d’une lecture fictionnalisante. Mais l’on est de toute façon maintenant habitués aux fictions intégrant des entretiens de leurs personnages, et le fait qu’Herzog se cantonne à une position extérieure conduit simplement à se dire qu’il s’agit d’un documentaire d’observation. Et si certains plans où la caméra d’Herzog s’approche très près des visages pourraient trahir la nature fictionnelle du dispositif en dévoilant le consentement des acteurs, ils peuvent aussi bien être perçus comme l’audace d’un documentariste sans-gêne. Le léger malaise suscité par ces plans active presque nécessairement une lecture documentarisante où le rapport entre le filmeur et le filmé passe au premier plan .
En se plaçant sur une frontière trouble, le film en vient à redoubler la façon dont son personnage injecte du jeu à même le réel, la position expérimentée par le spectateur pouvant être rapprochée de celle des “victimes” des illusions d’Ishii. Cela varie sans doute selon les spectateurs, et dépend aussi de ce que chacun aura lu et entendu avant d’entrer en salle, mais il y va bien aussi d’un effet du film lui-même. Celui qui croit se trouver devant le nouveau documentaire d’Herzog pourra penser au départ qu’il a une information en plus (on lui fait savoir qu’Ishii joue un rôle), pour découvrir finalement qu’il en avait une en moins (la victime d’une illusion étant en fait elle-même une complice de la fiction cinématographique, jouant le rôle de la victime), et qu’il était lui-même le dindon de la farce. Celui qui sait qu’il s’agit d’une fiction sera conduit à se demander dans quelle mesure, et si l’on y a pas injecté une dose de documentaire.
Family Romance LLC contient à la fois les indices de son appartenance à la fiction et les signes d’une approche documentaire, de façon que la conscience oscille constamment de l’un à l’autre. C’est là où les professions du faux d’Ishii et du cinéaste se séparent. Au contraire de son personnage, Herzog ne cherche pas à proprement parler à faire passer son film pour ce qu’il n’est pas en plongeant son spectateur dans l’illusion. S’il joue des apparences, il instaure plutôt un régime où croyance et doute s’équivalent et se relancent l’un l’autre : croire que Family Romance LLC est un documentaire revient à douter qu’il s’agit d’une fiction, et vice versa. La vérité est que le film d’Herzog est une fiction, mais seul le passage par la croyance qu’il est un documentaire peut initier le spectateur à la labilité de ce que l’on nomme la réalité en lui faisant expérimenter avec quelle facilité la conscience change la nature des choses. Dans une étude sur une profession du faux, voilà la seule vérité bonne à garder à l’esprit. Moins pour ne pas croire, donc, tâche ni possible ni souhaitable, que pour pour éviter de se faire trop d’illusions une fois sortis de la salle.