Festival Lumière 2020 (1/2)

Joan Micklin Silver / Alice Rorhwacher / Avant-premières

Jusque dans le couperet d’un couvre-feu qui provoqua l’annulation et la reprogrammation de certaines séances, la 12ème édition du Festival Lumière, du 10 au 18 octobre 2020, est apparue comme une bulle d’air à l’intérieur de laquelle on s’évertuait à perpétuer le plaisir du cinéma : aller en salle, s’asseoir sur un siège confortable et, le temps d’une séance, échapper à la pression extérieure. Plaisir néanmoins teinté de solennité, et même, alors que les organisateurs remerciaient et félicitaient abondamment les spectateurs de leur présence, de militantisme. Gel hydroalcoolique, sièges laissés vides, spectateurs masqués : à l’ombre de la Covid, rien n’était tout à fait comme d’habitude, et la légèreté de la fête était troublée par une appréhension que de nouvelles mesures et qu’un report sine die de la réouverture des salles obscures n’auront depuis fait qu’accentuer, jetant les secteurs de la production, de la distribution et de l’exploitation dans un désarroi et une incertitude sans précédent.

Le Festival Lumière, dans ces conditions, n’aurait pu être que l’occasion de satisfaire un besoin de divertissement et de repli. On pouvait même, à travers une série d’avant-premières estampillées « Cannes 2020 », y voir une séance de rattrapage pour une grand-messe du cinéma. Mais cette édition, par le biais de ses 424 séances et ses 190 films répartis dans 60 lieux de projections, aura permis d’arpenter un large territoire cinématographique, à l’intérieur duquel classes populaires, populations agricoles et minorités sexuelles, sans tout à fait se tailler la part du lion, occupaient une place significative. La programmation conjointe du centenaire Michel Audiard et de la rétrospective dédiée aux frères Dardenne pourrait d’ailleurs illustrer une volonté de couvrir un espace allant de la comédie populaire au cinéma social. Mais ce sont peut-être les retours sur les œuvres de deux réalisatrices, Joan Micklin Silver et Alice Rohrwacher, qui, à travers leur souci de la communauté, ont offert le plus d’émotion, le plaisir du retrait croissant avec la pulsation du monde.

Lire la seconde partie du compte-rendu (Patrimoine / Thomas Vinterberg / Viggo Mortensen) ici.

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Joan Micklin Silver

Née dans le Nebraska en 1935 de parents russes et juifs immigrés aux Etats-Unis, Joan Micklin Silver commence en tant que professeure de musique et écrivaine de théâtre. Sa carrière au cinéma débute en tant que scénariste, notamment pour des documentaires éducatifs. Cependant, suite à des mésententes avec Mark Robson au sujet de la personnalité d’une des héroïnes de Limbo – une pièce de théâtre de Silver adaptée par le réalisateur en 1972 –  elle décide de passer derrière la caméra elle-même.

Marquée par son héritage juif et les enjeux de son époque, sa filmographie aborde des sujets majeurs de la société américaine, les tensions entre tradition et modernité, indépendance et déracinement, les changements d’espace et de génération. Ces thèmes sont à chaque fois traités avec un style propre qui se caractérise par  une écriture chorale permettant de montrer au travers des personnages les différentes facettes d’une époque. La primauté de l’écriture, ainsi que les budgets relativement faibles de ses longs métrages, l’ont poussée à développer une mise en scène minimaliste, maniant avec habileté la caméra dans des lieux exigus afin d’offrir une proximité avec ses protagonistes. Ces particularités lui ont d’ailleurs permis de connaître un grand succès sur le petit écran dont les restrictions n’étaient pas incompatibles avec sa patte artistique.

Figure oubliée d’Hollywood, Joan Micklin Silver a pourtant su faire preuve de son talent et de sa combativité dans un milieu quasi exclusivement masculin, malgré la difficulté à obtenir des financements ou des productions. Les années 1970 ont mis en cause la culture durable du sexisme et du racisme dans l’industrie cinématographique américaine. Mais elles ont été une décennie cruciale pour les femmes réalisatrices travaillant à Hollywood. L’influence du mouvement féministe, en particulier l’action politique menée par les Women’s Committees des guildes hollywoodiennes les plus importantes – la Guilde des réalisateurs d’Amérique, la Guilde des acteurs de cinéma, et la Writers Guild of America -,  a entraîné l’augmentation du nombre de réalisatrices de longs métrages pour la première fois en quarante ans. L’œuvre de Joan Micklin Silver nous invite à regarder d’une autre manière l’ère du Nouvel Hollywood, dont les figures majoritairement masculines ont peut-être laissé dans l’ombre un grand nombre d’artistes féminines.

Hester Street (1975)

Premier long métrage matriciel de Joan Micklin Silver, Hester Street est l’exploration d’une époque et d’une communauté au travers de l’histoire d’un couple de juifs russes nouvellement arrivés aux Etats-Unis, à la fin du XIXème . Le film brosse deux trajectoires d’immigrés dont la relation va être mise en péril en raison de leur divergence d’acculturation : celle de Gilt (Carol Kane) qui tente de pérenniser ses mœurs traditionnelles et celle de Jake (Steven Keats) qui veut profiter pleinement de cette nouvelle vie. Cette trame biographique filmée avec tendresse permet également à Silver de mettre en image une critique de l’American way of life. Cela passe notamment par le contraste entre le traditionnel Bernstein, le colocataire de Jake, et ce dernier qui méprise son compère sous prétexte qu’il gagne moins d’argent. Le matérialisme états-unien et l’ascétisme religieux, dont le premier détournerait du second, s’opposent directement dans cette réplique de Bernstein : “Good by, O Lord, I am going to America” [Au revoir Seigneur, je vais en Amérique]. En plus d’une mentalité, la réalisatrice saisit également l’atmosphère de cette fin de siècle en donnant à voir la rue d’Hester qui vrombit de divers marchands, voisins ou passants comme autant d’histoires que nous aurions pu (et voulu) aussi découvrir. En bref, Hester Street est une œuvre intelligente, aux personnages finement écrits et qui a su faire de ses restrictions budgétaires une force minimaliste plus qu’appréciable. Par son noir et blanc, son décor d’appartement exigu et sa dimension intime, il a le grain d’une photo de chevet de nos grands-parents.

Between the lines (1977)

Situé au début des années 1970, Between the Lines raconte l’histoire d’un groupe d’amis tentant de faire survivre le journal indépendant bostonien dans lequel ils travaillent face aux pressions financières et aux divergences d’opinions. Ce récit choral s’articule avec beaucoup d’intelligence et d’humour et, à travers la rédaction du Back Bay Mainline, Joan Micklin Silver nous présente une double transition. Tout d’abord celle d’une époque qui conduit de l’euphorie libertaire et utopique des années 1960 au cynisme et la récession économique des années 1970. Ce changement s’incarne par la peur d’un rachat par un millionnaire local qui laisse présager l’accroissement de la place des pages publicitaires au détriment des articles de fond. C’est aussi une transition biographique qui s’opère pour cette bande originellement unie par le journal et qui se morcelle suivant les aspirations éclatées de ses membres, cherchant leur place dans cette nouvelle ère. Ce portrait d’une presse papier subissant des mutations et luttant pour son indépendance, accentué par le féminisme de la cinéaste, permet au film de rester très actuel. Passant avec succès le teste de Bechdel, le film se fait en effet, à travers des personnages féminins indépendants, professionnellement, psychologiquement et sexuellement, le reflet de l’essor du féminisme dans les années 70. Mais il parvient également à exprimer la complexité de la libération féminine par le personnage de Laura, entravée dans ses choix par les normes de genre.

A Fish in the Bathtub (1999)

Un soir, comme à son habitude, Sam (Jerry Stiller) rentre chez lui d’un pas bougon, et retrouve sa femme Molly (Anne Meara) avec qui il ne s’entend plus. Cependant un élément inhabituel va déranger ce quotidien morose : Sam est revenu avec un nouvel animal de compagnie, une carpe vivante qu’il installe dans la baignoire conjugale. C’est un point de rupture pour Molly qui, après plusieurs décennies de mariage, décide de quitter le foyer pour aller chez leur fils Joel (Mark Ruffalo) et sa femme Sharon (Missy Yager). Voici le prétexte absurde provoquant la dislocation d’un vieux couple ne parvenant plus à communiquer. Cette comédie de mœurs est l’occasion pour Joan Micklin Silver de nous présenter à nouveau avec tendresse une poignée de personnages. Une poignée, pas moins, puisque les disputes du couple de parents se répercutent sur le couple du fils qui fuit les tensions familiales dans la tentation d’adultère. Le film vient parfois interroger les rapports de genre, notamment à l’occasion d’une soirée de couples où les hommes jouent au poker d’un côté tandis que les femmes boivent le thé de l’autre, avant que Molly ne s’effondre en larmes face au comportement odieux de son mari. Cependant, on peut déplorer de ne pas retrouver la même acuité critique que dans les autres films. Cette comédie légère est surtout l’occasion de revoir à l’écran le duo Stiller et Meara (mariés depuis 61 ans avant la mort de cette dernière en 2015) dont la dernière entrevue ressemble plus à un touchant échange de couple qu’à une scène de fiction. Le cadeau que nous offre Silver dans A Fish in the Bathtub est justement cet amour qui dépasse la performance d’acteur.

Gabriel Voisin-Moncho, Julie Decarteron-Vanackere, Orianne Lepetit

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Alice Rohrwacher

Un jeune homme s’affaire à tirer des bottes de foin. « Lazzaro ! », entend-il crier. Il lève de grands yeux écarquillés vers celui qui lui souhaite bonne nuit. Mais le repos est encore loin, car déjà on l’interpelle pour vider une brouette de fumier, s’occuper de la grand-mère, faire sécher du maïs. Porté par le regard naïf de cet ange brun, c’est le tableau d’un monde où l’esclavage est une chaîne sans fin que peint le troisième long-métrage d’Alice Rohrwacher. La marquise Alfonsina de Luna, qui gouverne l’Inviolata, un petit hameau agricole coupé du reste du monde, explique ainsi avec désinvolture à son fils : « moi, je les exploite, et eux, ils exploitent ce pauvre homme ». Cela n’est pas sans rappeler la séquence de clôture du célèbre film de Vittorio De Sica où Antonio, dont on a volé la bicyclette, est contraint d’en voler une à son tour. Mais il est rattrapé, battu et humilié par les passants. Dans Heureux comme Lazzaro, la situation est d’autant plus injuste que le jeune homme est réellement innocent : entrant dans une banque pour demander que l’on restitue de l’argent à un ami, les clients le prennent pour un cambrioleur, l’insultent et le passent à tabac.

Mais si la filmographie de la réalisatrice présente quelques échos avec le néoréalisme italien, Alice Rohrwacher apporte une touche personnelle en conjuguant une réalité proche du documentaire à un onirisme certain, que l’on effleure dans Les Merveilles (les talents de Gelsomina et de Martin sont troublants) ou dans lequel on plonge plus sérieusement avec Heureux comme Lazzaro. Les deux volets du film articulent en effet deux époques différentes : celle de la servitude des paysans à l’Inviolata, puis, après leur libération, leur vie misérable à Milan. Lazzaro, que l’on pensait disparu, ressuscite alors (ainsi que le laissait présager son prénom), inchangé. Tout comme son apparence, le regard qu’il porte sur les choses est identique. Lors de sa master-class, la réalisatrice a exprimé son malaise par rapport aux schémas de la narrativité classique, qui voudraient qu’un personnage évolue (du mal vers le bien, de la faiblesse vers la force…) : « Ce n’est pas la vie. Les gens biens que j’ai connus, ils n’ont jamais changé. » Ses autres métrages font également une place centrale au regard. Dans Corpo Celeste, la jeune Marta vient vivre en Calabre, où elle doit faire sa communion : doublement étrangère à ces deux univers (l’Italie du Sud qu’elle ne connaissait pas et le catéchisme) et livrée à elle-même, elle ne peut que se contenter d’observer d’un regard scrutateur mais méfiant, et tout en restant muette. Elle ne juge pas, car elle ne le comprend pas : ce langage religieux, manipulateur et teinté d’une mansuétude hypocrite (dont Rohrwacher constate qu’il utilise les mêmes ressorts que celui de Berlusconi), apparaît profondément absurde, car indifférent à la sensibilité adolescente et aux problématiques qui traversent la vie de Marta, à commencer par la puberté de son corps « terrestre » de jeune fille. Si un sens du sacré est bien présent, il est immanent et modeste – c’est l’émerveillement de la protagoniste devant une queue de lézard coupée qui s’agite dans les dernières secondes du film, corps céleste s’il en est. Le regard, qu’il soit fixe ou en évolution, permet toujours de montrer le décalage profond entre deux réalités, selon une certaine poétique de la discordance. Là où celui de Marta, curieux et dubitatif, souligne à quel point le monde n’offre pas à la jeune fille ce dont elle a besoin, la permanence de celui de Lazzaro révèle l’absurdité du basculement entre « un Moyen-Âge féodal et un Moyen-Âge contemporain », dit la réalisatrice : tout change, sauf la situation des pauvres, qui reste la même.

À travers cette gamme de regards et la représentation de l’oppression et des formes de la précarité, Rohrwacher renouvelle la thématique des umili (les humbles) qui parcourt la littérature et le cinéma italiens. Sa dernière œuvre, Omelia contadina (2020), réalisée avec l’artiste français JR, évoque la disparition de la classe paysanne en Italie. Cette vidéo d’une dizaine de minutes (disponible sur les chaînes YouTube de JR et de la Cinémathèque de Bologne), qu’ils ont appelée une « action cinématographique » était projetée pour la seconde fois, après une première à Venise. Rien de merveilleux ici : les deux réalisateurs jouent exclusivement sur un symbolisme prosaïque et dénué d’artifice. Des – vrais – paysans enterrent de grandes bâches blanches où sont imprimés les portraits de certains d’entre eux (dispositif qui semble conçu spécialement pour les plans filmés par des drones). Il s’agit bien de la transposition d’une cérémonie funèbre religieuse : une fanfare de village remplace l’orgue, le champ remplace le cimetière (c’est de cette ressemblance troublante entre d’immense vergers de monoculture et un cimetière militaire qu’est née l’idée des deux artistes), et « l’homélie » se fait « paysanne » (Pasolini y est cité : « quand tous les paysans et tous les artisans seront morts, quand les lucioles, les abeilles, les papillons auront disparu, quand le cycle de la production aura été rendu inarrêtable par l’industrie, alors notre histoire sera finie »).

Le réalisme de la cinéaste est ainsi un réalisme « magique ». Formée à Lisbonne au documentaire, celui-ci lui a ensuite semblé trop partial ou partiel, et elle lui a préféré la fiction pour aller au  plus proche de la réalité, et surtout pour représenter toute la réalité, dit-elle. Le cinéma de Rohrwacher n’a ainsi rien du militantisme (son engagement est profond mais discret, peu politisé au sens strict) ; il constate et illustre poétiquement les discordances profondes de notre système par le vécu singulier de personnages marginaux, mais non rebelles pour autant. Son regard, comme ceux de ses personnages, auront marqué le festival par leur douceur et leur vivacité.

Gabriel Jannot, Orianne Lepetit, Maxime Defraeye

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Avant-premières

Passion simple (2020), Danielle Arbid

Adaptant à l’écran un roman d’Annie Ernaux, Danielle Arbid nous fait suivre Hélène (Laetitia Dosch), quadragénaire prise de passion pour un homme russe marié (Sergueï Polounine). Son monde tourne autour d’Alexandre, dont on comprend vite que les jolies fesses et l’attitude de brun ténébreux sont les seules choses qui la font se lever le matin. Sauf qu’au fur et à mesure, c’est son fils, sa thèse, son job de prof, bref son existence entière qu’elle envoie valser pour un homme qui l’appelle une fois sur deux et débarque sur son perron quand la pulsion l’y mène. Alors que ce romantisme à toute épreuve émeut d’abord, il finit par virer à la frustration : l’entichement destructeur d’Hélène devient intenable à regarder, et l’on apprécie de moins en moins les scènes de sexe à répétition. Ce sentiment d’impuissance est exacerbé par un parti pris d’écriture du film : le brouillage temporel. Bloqués avec elle, sans repère chronologique (seuls les personnages extérieurs nous informent des dates et durées) on expérimente en effet deux temporalités parallèles. La vie quotidienne de mère, professeure et chercheuse n’apparaît plus que comme une parenthèse tandis que les nombreuses scènes de vague à l’âme d’Hélène (déambulant dans le supermarché ou les rues parisiennes) nous entraînent dans des rêveries qui, avec les passages d’Alexandre, sont le seul présent dans lequel on évolue. On sort de la salle perplexe, se demandant si l’on est censé être empathique ou incriminer Hélène d’être tombée dans une telle obsession. Une ambivalence problématisée par le film lui-même : Danielle Arbid expliquait vouloir « rendre hommage au courage d’Annie Ernaux, d’avoir raconté la tête haute et en tant que femme qu’elle a pu aller aussi loin pour un homme. » Le film illustre efficacement la difficulté d’articuler une pensée féministe à une position de soumission et de dépendance à un homme dans le privé. Hélène fait preuve de réflexivité : elle réagit aux personnages d’Hiroshima mon amour au cinéma et achète des livres comme Passion Interdite à la librairie. Ces livres et films ont en commun d’affirmer une autorité féminine : c’est la femme qui raconte son histoire, ses sentiments contradictoires et désirs. C’est aussi le cas d’Hélène : bien qu’en position de subordination dans son rapport à Alexandre, elle reste sujette de sa propre narration, qu’elle porte sans honte tout le long du film. Face à son amie Anita, à son docteur, en gros plan sur fond blanc dans des séquences témoignages ou encore par voix off, Hélène s’empare de cette position et de ses paradoxes en la débattant, l’interrogeant et la confessant.

Athina Gendry

A Good Man (2020),  Marie-Castille Mention-Schaar

Benjamin (Noémie Merlant) est un homme transgenre vivant sur une île bretonne avec sa compagne Aude (Soko). Cette dernière étant stérile, Ben décide de porter lui-même leur enfant : A Good Man raconte leur histoire d’amour, les relations de Ben avec sa famille et son entourage, sa grossesse et le chemin vers cette parentalité singulière. Alors que les parcours et conditions de vie des personnes transgenres restent invisibilisés dans la société, et a fortiori, à l’écran, le film pose la question de leur juste représentation. A Good Man est un des rares longs métrages ne représentant pas la transidentité sous l’unique prisme de la violence, de l’humiliation, du rejet ou du mal-être (on pense à Girl de Lukas Dhont), se détachant d’un voyeurisme qui esthétise la souffrance. Ainsi, nous n’assistons pas à la transition de Ben, mais seulement à son quotidien, au présent – on le voit par habitude, s’injecter sa testostérone. Seule une scène le représente mal dans sa peau : un flashback où il apparaît dans son ancien rôle social de femme, qui permet de mettre en valeur, par contraste, son harmonie actuelle. Si le film n’ignore pas les discriminations subies, il fait surtout passer un message d’espoir aux personnes concernées. La transidentité n’étant pas un sujet que l’on peut traiter de façon anodine, on se demande tout de même à quel public s’adresse ce film et d’où parle sa réalisatrice. Lors de l’avant-première, Marie-Castille Mention-Schaar présentait Jonas Ben Ahmed, un acteur transgenre présent tout le long de la construction du film (et jouant le rôle du barmaid/caissier Niel) comme celui qui a « apporté l’histoire, par rapport à son vécu ». Cela se ressent dans les dialogues et intrigues, qui s’éloignent des clichés habituels. Avec un bémol toutefois : le film ne remet pas en cause les stéréotypes de genre, représentant Ben comme le bricoleur, joueur de jeux vidéo et « bonhomme » du couple. Mais alors que la réalisatrice admet la nécessité d’avoir accès au vécu des personnes concernées, elle n’envisage pas la question de sa propre légitimité (« c’est ma liberté de création »), ni celle de son actrice principale (cisgenre) à jouer ce rôle malgré lui politique. En conséquence, le jeu d’acteur manque parfois de crédibilité et le personnage de Ben peine à se détacher d’une actrice qui n’appartient pas à sa lutte.  Comme l’a affirmé Noémie Merlant, ce film « parle d’amour et ouvre un dialogue pour que les personnes trans aient plus de droits, notamment à la parentalité ». Il attire notamment le regard sur la transphobie ordinaire, ces situations en apparence anodines qui rappellent avec violence et permanence à une personne transgenre sa condition (par exemple, ce qu’implique de vivre avec des papiers d’identité ou figure encore son dead name). En cela, il constitue une première étape instructive et nécessaire pour un public peu familier du sujet. Mais, refusant de se donner des intentions politiques plus claires, le film ne fournit ni aux personnes cisgenre du public les clés de lecture suffisantes pour remettre en question leurs propres positions, ni aux personnes transgenres une réelle place où faire entendre leurs voix, celles qu’il entend représenter.

A. G.

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Adieu les cons (2020), Albert Dupontel

Introduisant son nouveau film, Albert Dupontel déclare : « La vie n’est pas sérieuse du tout, c’est complètement absurde, c’est loufoque. » Cette simple phrase annonce le ton. Suze Trapet (Virginie Efira) apprend qu’elle est gravement malade, et décide de rechercher son enfant abandonné sous X quand elle avait 15 ans. Dans sa recherche, elle rencontre JB (Albert Dupontel), informaticien en plein burn out qui tente de se suicider mais tire malencontreusement sur un collègue de bureau. Des choses qui arrivent, me direz-vous… Il est alors considéré comme un dangereux criminel en fuite par la police, dont l’enquête est émaillée de rencontres avec des personnages excentriques et cocasses, comme M. Blin, un aveugle terrorisé par les forces de l’ordre ou le Dr Lint, qui souffre d’Alzheimer. La réussite du film repose sur le mélange entre le drame et la comédie : à la fin de l’avant-première, Dupontel affirme avoir voulu « mélanger humblement Molière et Racine ». Cela est visible dès la première scène où Suze Trapet apprend qu’elle va mourir. Face aux images médicales et colorées de ses poumons malades, le personnage déclare : « c’est joli, on dirait des fleurs. » Devant l’air sceptique du médecin qui lui annonce la gravité de la situation, elle rétorque avec un léger sourire : « un beau bouquet de soucis. » Dupontel met ainsi en scène un drame burlesque où la tragédie de la mort imminente, de notre propre mort, rencontre un éclat de rire et de vie.

Fanny Villaudière

Gagarine (2020), Fanny Liatard et Jérémy Trouilh / Teddy (2020), Ludovic et Zoran Boukherma

Deux film français de la sélection « Cannes 2020 » ont marqué le public lyonnais par une approche originale de leurs sujets, abordant la question de la jeunesse et de sa construction à travers le cinéma de genre. Situé en banlieue, Gagarine est un drame social mâtiné de science-fiction poétique. Teddy, pour sa part, mélange la comédie décalée avec le film d’horreur. Les films se rapprochent par l’impasse communicationnelle entre la jeunesse et le monde des adultes. Derrière les intrigues amoureuses, elle constitue une trame de fond qui détemine l’évolution des jeunes personnages, perdus dans un univers où l’imaginaire des mythes ancestraux vient cristalliser le passage douloureux vers l’âge adulte. Mais, par-delà leurs thématiques, les films ont donc en commun une manière de se placer sous l’influence du film de genre. Liatard et Trouilh revendiquent celle de Ridley Scott, Steven Spielberg et surtout de Léos Carax, qui transparaît à travers la présence de Denis Lavant. Les frères Boukherma, qui réalisent ici leur second long-métrage, apportent une approche précise de la mise en scène et un habile jeu entre les genres, alourdi toutefois par l’influence comique des dernières œuvres de Bruno Dumont. Ancrées dans le réel tout en atteignant à travers le recours au genre une valeur universelle, ces propositions, si elles ne sont pas sans défaut, méritent pourtant d’être mises en avant. Les réactions enthousiasmées et remplies d’émotion du public lors des projections confirment le pouvoir sensitif de leurs images. Et l’approche atypique des cinéastes ouvre la perspective d’un cinéma français davantage diversifié.

Jolan Fayol

Médecin de Nuit, Elie Wajeman

Ayant dû se contenter du label « Cannes 2020 », le nouveau film d’Élie Wajeman (Alyah, Les Anarchistes) aurait bien pu marquer les esprits de la croisette tant un film néo-noir français ne s’était pas montré aussi convaincant depuis longtemps. Mikaël (Vincent Macaigne) est médecin de nuit à Paris. Tous les soirs, il sillonne la ville dans son break pour soigner des habitants des quartiers défavorisés de la capitale. Il lui arrive aussi de fréquenter ceux que personne ne veut voir, les toxicomanes à qui il fournit de fausses ordonnances pour du subutex, une combine lancée par son cousin Dimitri (Pio Marmaï), pharmacien corrompu. Mais se rendant compte que sa vie est en train de lui échapper, Mikaël décide au cours d’une dernière nuit de reprendre son destin en main. Médecin de Nuit est un film sur un Paris nocturne. Celui de la marge, avec ses toxicomanes, ses SDF, ses laissés-pour-compte, isolés au sein d’une population qui s’entasse dans des petits appartements de grandes barres d’immeuble. Parmi eux, Mikaël et son allure de personnage depalmien (impossible de ne pas penser à Al Pacino dans L’Impasse), barbe noire, veste en cuir et chaîne en or, regard impassible, cherche la lumière. La force du film réside dans le jeu de son acteur principal. On connaissait surtout Vincent Macaigne pour ses interprétations de personnages lunaires, bienveillants, parfois un peu paumés. C’est ici une toute autre facette qu’il met en avant avec un personnage ambigu, ni bon ni mauvais mais terriblement attachant. Le rythme du film, valorisé par une bande son sensorielle, entraîne le spectateur dans des moments de tension percutants où Macaigne parvient en quelques coups de poing à nous transmettre la rage qu’il a en lui pour nous faire basculer dans des moments de grâce plus lumineux. Les apparitions du personnage de Sara Giraudeau entrouvrent une porte de sortie dans ce chaos nocturne. Seulement ces instants ne sont que de courte durée. La nuit finit toujours par rappeler Mikaël. Il lui faudra attendre la lumière de l’aube pour trouver l’apaisement dont il a éperdument besoin.

Maxime Defraeye

On The Rocks (2020), Sofia Coppola

On aurait pu penser qu’en faisant un film de commande pour une plateforme, Sofia Coppola se serait éloignée des thématiques qui lui sont chères. Pourtant la réalisatrice propose avec On the Rocks une nouvelle variation autour de la figure du père après l’illustre Somewhere et le symbolique Lost in Translation. On The Rocks – expression américaine utilisée pour dire qu’un mariage traverse une mauvaise passe – suit le personnage de Laura (Rashida Jones), écrivaine new-yorkaise en panne d’inspiration qui passe son temps à s’occuper de ses deux enfants en l’absence de Dean (Marlon Wayans), mari absorbé par la réussite de son nouveau travail. Le doute sur sa fidélité s’installe ainsi progressivement chez Laura qui, encouragée par son père, personnage égocentrique et fantasque incarné par Bill Murray, décide de mener l’enquête. S’ensuit un jeu de piste dans les rues de Manhattan qui dresse le portrait d’une relation père-fille à la fois complexe et complice. Simple tant sur sa forme que sur son fond, la force du film réside dans sa légèreté. On se laisse porter par les nombreuses discussions intergénérationnelles, alternant entre les anecdotes et la drôlerie d’un Bill Murray en très grande forme et les répliques incisives de Rashida Jones. Comme dans les précédents films, cette aventure ne sera au final que la traduction d’un désir d’émancipation, l’enjeu étant pour Laura d’hériter de son père sans lui rester asservie. Ainsi Coppola ne filme pas seulement une comédie rocambolesque, elle poursuit son obsession des crises identitaires générationnelles en ajoutant un nouveau portrait à sa collection.

M.D.

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Images : Hester Street, Joan Micklin Silver / Corpo Celeste, Alice Rohrwacher / Passion Simple, Danielle Arbid / A Good Man, Marie-Castille Mention-Schaar / Médecin de Nuit, Elie Wajeman.

Compte-rendu écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture de critique proposé par le Master Pensées du cinéma de l’Ecole normale supérieure de Lyon, et animé par Romain Lefebvre.