Ce double compte-rendu collectif de la 16e édition du Festival Lumière (tenue du 12 au 20 octobre à Lyon) interroge le duo « patrimoine/matrimoine ». Il sonde notamment le manque, en dépit de la richesse d’une programmation de plus de 150 films – au bel équilibre entre raretés et objets plus identifiés – d’œuvres de réalisatrices (seulement une quinzaine à l’affiche). Or si les femmes sont rares sur les écrans, elles sont partout dans les supports de communication. Ce paradoxe a impulsé notre réflexion sur cette édition. Elle réunit un ensemble de notules visant à cerner des films précis pour les articuler à nos sensibilités contemporaines (en particulier les focus dédiés à la cinéaste mexicaine Matilde Landeta et au Japonais Yasuzō Masumura). La table ronde ouvre l’échange non seulement au commentaire sur les œuvres, mais à l’impact créé par leur environnement, dont leurs modes de contextualisation, de présentations de séances en textes d’accompagnement.
Pour nous conter l’opposition entre deux peuples, Lola Casanova se concentre sur l’opposition entre deux femmes : d’un côté la blonde Lola (Meche Barba), « la perle de Guaymas », fille modèle puis agent de la civilisation au sein des Seris, peuple autochtone mexicain ; de l’autre, la brune Tortola Parda (Isabel Corona), guérisseuse Seri luttant en vain contre la disparition de son peuple.
L’ouverture, qui annonce un récit adapté « autant que possible sur [des] faits historiques », promet un parti pris ethnographique, dans la continuité de ce que propose l’auteur de l’œuvre originale, Francisco Rojas González, anthropologue.
La première partie du film montre en parallèle la défaite des Seris devant fuir pour préparer leur vengeance et la vie de Lola au village de Guaymas, et peut rappeler le cinéma de Flaherty. Elle illustre un rapport fantasmé mais non condescendant des Seris à la nature. Le poisson qu’on distingue sous l’eau durant la scène de pêche, bien vivant, réellement aux prises avec les nageurs, évoque le requin aperçu dans L’Homme d’Aran. Ce premier temps construit la figure de Tortola comme une héroïne qui porte sur ses épaules la survie des siens, alors que ce qui reste de la tribu observe le feu de camp, le visage creusé par les ombres.
Mais face à elle, il y a Lola, dont l’arrivée parmi les Seris propulse Tortola dans un rôle d’antagoniste, de sorcière rétrograde. Ce qui est bien dommage, car Lola, sorte de Sabine des temps modernes, tente de sauver sa nouvelle famille en la rendant identique à celle qu’elle a perdue (son père, qu’elle dès qu’il est avalé par le hors champ), grâce aux échanges commerciaux. C’est à partir de ce moment que Lola remplace Tortola, à la fois dans le rôle qu’elle occupe au sein de son peuple et dans le cadre. Sa place au centre de l’image, entourée par son peuple, finit par être occupée par Lola, mise en avant davantage par la couleur de ses cheveux qui la distingue nettement des autres corps à l’écran. Cette illustration plus que datée de ce qui n’est finalement rien d’autre qu’un sauveur blanc au féminin fait vite oublier l’attrait de la première partie. La pauvreté esthétique l’emporte : les mêmes décors défilent inlassablement devant nos yeux, la traversée des dans le désert mexicain est toujours vue de très près, comme pour éviter – en vain – que l’on remarque l’aspect faux et étriqué des environnements recréés en studio.
Le caractère futile, voire hypocrite du combat prétendument égalitaire et pacifique de l’héroïne est aisément perceptible dans la résolution du conflit : si la nouvelle société qui semble émerger est présentée comme un métissage harmonieux entre colonisés et colons, cette dernière se fait sous la seule égide de Lola, tandis que sa rivale se voit évincée précipitamment de l’intrigue. Le message est clair : il n’y aura d’égalité que si l’un des peuples se conforme absolument aux coutumes de l’autre.
Titouan Faucher
« En général, dans les films réalisés par des hommes, ce sont eux qui réhabilitent les femmes : ils leur pardonnent leurs mauvais actes et restent avec elles jusqu’à les rendre saintes »[11] [11] Isabel Arrendo, « “Tenía bríos y, aún vieja, los sigo teniendo” : entrevista a Matilde Landeta », Mexican Studies/Estudios Mexicanos, vol. 18, nº 1, hiver 2002, p. 202. déplorait Matilde Landeta lors d’un entretien sur Trotacalles (1951), son troisième long métrage suite à Lola Casanova (1949) et La Negra Angustias (1950).
Avec ce film, elle délaisse l’adaptation littéraire sur fond historique pour se concentrer sur le Mexique de son époque. On y suit les parcours opposés de deux sœurs : Elena (Miroslava Stern) vit dans l’aisance après avoir épousé le vieux banquier Faustino (Miguel Ángel Ferriz), quand Maria (Elda Peralta), qui travaille comme prostituée sous la coupe de son proxénète et amant Rodolfo (Ernesto Alonso). Un accident de voiture et un triangle amoureux les forcent pourtant à renouer.
Sorti à la fin de l’« âge d’or » du cinéma mexicain, période où Landeta s’affirme comme l’une des rares femmes derrière la caméra, Trotacalles s’inscrit dans le registre du mélodrame. Ce genre très populaire dans le pays est porté essentiellement par des réalisateurs au masculin comme Emilio Fernández et Julio Bracho (avec lesquels Landeta a collaboré en tant qu’assistante). Elle en mobilise les clichés tels que l’amour tragique, la rivalité entre sœurs et la tension entre classes sociales, tout en empruntant au film noir hollywoodien – univers également dominé par des hommes tels Welles, Hitchcock ou Wilder – des ambiances et des motifs (clair-obscur interlope, réseaux de mensonges et de complots, menace d’assassinat). Néanmoins, l’effet dramatique se trouve affaibli par des dialogues excessivement explicatifs (notamment pour éclairer le passé des sœurs) et par un montage malhabile marqué par des coupes franches et des transitions sans raccords évidents qui nuisent au suspense.
En matière de représentations, il est vrai qu’aucune des héroïnes ne se transforme en « sainte » au bout du récit : l’une est morte, l’autre est humiliée et jetée dans la rue pour devenir, elle aussi, prostituée. Cependant, les personnages masculins gardent toujours un temps d’avance sur les féminins, et l’arc dramatique reste assujetti à leurs désirs : comme celui de Rodolfo de mettre un terme à une vie marginale, et de Faustino souhaitant rompre avec une vie de compromis.
Il faut toutefois reconnaître une certaine originalité dans la façon dont Landeta représente la prostitution sous un jour moins moralisateur, esquissant une possible sororité entre Maria et ses collègues de trottoir. Le film essaie de nous convaincre que Maria aussi bien qu’Elena ont choisi d’user de leurs corps comme elles l’entendaient, de le monnayer (par les voies de la prostitution ou du mariage de convenance, mis sur un régime d’équivalence) comme si leur « réhabilitation » appartenait entièrement à elles, non aux hommes qui les entourent. Si Landeta cherchait à raconter « des histoires de femmes qui auraient accompli quelque chose dans la vie », son film nous laisse sur une question poignante, posée par la meilleure amie de Maria peu avant de succomber à la syphilis : « Tu appelles ça la vie ? La tienne ? La mienne ? Non, ce n’est pas la vie ! »
Lucas Leone
Les films de Masumura semblent toujours épouser la chute de celui qui ne veut pas résister à l’appel du vide. Dans Passion et La Bête aveugle, c’est l’expérience amoureuse des limites qui précipite les personnages dans l’abîme. Sacrifice à une idole marmoréenne ou exploration de l’érotisme bataillien le plus macabre, les trajectoires tendent toutes vers l’anéantissement de soi. Si ce grotesque funèbre qui caractérise le genre de l’ero guro est absent de Confessions d’une épouse, l’enfant sage de la rétrospective n’échappe pourtant pas à la règle. Le drame s’y noue précisément au-dessus d’un précipice, lors d’un accident d’alpinisme. L’ascension relie très concrètement, par un solide système de cordage, la belle Ayako (Ayako Wakao) à son mari (Eitarô Ozawa en odieux géronte) et son jeune collaborateur (Hiroshi Kawaguchi), lui-même uni à Ayako par un désir tacite. Rarement a-t-on figuré avec une telle pureté mathématique le périlleux équilibre du triangle amoureux. Dans ces sommets austères, dépouillés de décorum social, lorsque son mari bascule et menace d’emporter le reste du groupe au bout de sa corde, Ayako est soumise à ce qui ressemble à une expérience de pensée, un dilemme moral abstrait. Doit-elle voir souffrir son amant, dont les mains saignent de s’agripper aux parois de la montagne, ou laisser chuter celui qui l’a fait entrer dans le mariage par un viol et ne prétend pas être autre chose que son propriétaire ? Au propre comme au figuré, elle tranche. Que la bête meure.
C’est pour ce geste inouï qu’Ayako est jugée devant un tribunal exclusivement masculin. Ce décor donne au vertige masumurien un ancrage moins fantasmatique et plus social, qui ne l’atténue en rien. À la beauté âpre des flashbacks alpestres répond le huis clos feutré du tribunal et des intérieurs où se déroule l’essentiel du film. Cadre public contre cadre privé, Ayako y est pareillement soupçonnée, précipitée dans une chute morale goulument observée par voisins, journalistes et photographes.
La déchéance vient s’inscrire à même le corps de la jeune femme selon une véritable chorégraphie de l’affaissement. Rares sont les scènes de procès qui ne la montrent pas inclinée, dans une posture alliant soumission respectueuse et refus de s’exposer au regard accablant des juges. Mais c’est aussi dans son intimité qu’Ayako s’abandonne à la gravité, littéralement suspendue au téléphone quand elle appelle son amant au secours ou titubant dans les escaliers lorsqu’il la délaisse. Le face-à-face amoureux se révèle tout aussi dangereux que le trio initial.
Dans un ultime sursaut, Ayako brave un orage pour chercher Hiroshi sur son lieu de travail et tenter de sauver leur histoire. En ces bureaux où la tenue occidentale est de mise, son kimono ruisselant de pluie achève de la rendre déplacée, comme une héroïne de Mizoguchi qui se serait trompée de film. Cette scène résume tout son drame, qui est d’avancer sur la ligne de crête séparant deux époques. Si elle défie un code d’honneur archaïque voulant qu’une femme suive son mari dans la mort, il lui manque encore les armes pour devenir le porte-flambeau de la révolution sexuelle. À l’errance et à l’abandon de tous, Ayako préfèrera le néant. Le clair-obscur dans lequel baigne le film se condense alors en un plan qui découpe sa silhouette allongée en ombre chinoise. Dans cette image à valeur de tombeau, elle rejoint définitivement la terre qui n’avait cessé de l’aimanter.
Gaspard Labastie
Des fioles de cyanure de Confession d’une épouse (1961) aux seringues de morphine de L’Ange rouge (1966) en passant par les aiguilles à encre de Tatouage (1966), les corps chez Yasuzō Masumura sont traversés par toutes sortes de poisons. Passion (1964) n’échappe pas à la règle en mettant en scène des individus empoisonnés par des somnifères. Mais au-delà de ces poudres aux vertus soporifiques, la véritable substance pernicieuse demeure la dépendance amoureuse et sexuelle qui lie et délie les personnages de ce drame. Les membres tressaillent, les voix s’étouffent, les respirations halètent, les poisons opèrent et s’infiltrent.
Adapté du roman de Junichiro Tanizaki, Passion dissèque la dimension destructrice du sentiment amoureux et du plaisir érotique. Sonoko, femme au foyer mariée à un avocat, rencontre pendant une leçon de peinture, Mitsuko, une jeune femme qui devient sa muse puis son amante. Dans le Japon des années 60, cette liaison lesbienne, toxique et corruptrice semble être à première vue un moyen d’échapper à l’ennui conjugal pour Sonoko. Mais très vite, la relation dévorante entre les deux femmes mute en un piège obsessionnel. Autour de Mitsuko gravitent aussi son « fiancé » et le mari de Sonoko qui tombe progressivement sous son charme. L’intrigue s’infecte donc de paranoïa, jalousies et manipulations entremêlées, secrétant une issue fatale.
Mitsuko, érigée en déesse antique dans un final glaçant invoquant Circé ou Médée, devient l’objet de toutes les convoitises : objet-corps à marchander, posséder et vénérer jusqu’à en perdre la raison. Créature narcotique dont les kimonos aux motifs floraux rappellent la peau toxique d’une salamandre tachetée, Mitsuko empoisonne et emporte tous ceux autour d’elle dans un sommeil léthargique. S’empoisonner ainsi, pour mieux se posséder dans le repos éternel. Sous son influence, les corps frémissants s’engourdissent pour laisser place à des êtres somnambules, aspirant à s’unir jusque dans le repos éternel.
La mise en scène semble elle-même progressivement altérée par les hypnotiques. Ce qui était au premier abord un simple mélodrame flirtant avec un tragique risible se transforme en un huis-clos sombre et narcoleptique. Le rythme freine, les cadres se paralysent. La première tentative de suicide relève de cette mise en scène sous sédatifs avec les voix lointaines des personnages, et une image voilée par les tissus flottants qui enrobent le lit mortuaire. Par sa poétique de la cataplexie, Yasuzō Masumura parvient à traiter d’affects extrêmes et distille à l’écran des principes de l’ero guro articulant érotisme et souffrance grotesque. Ainsi, son film fait l’effet d’un psychotrope à ingurgiter et apprécier un peu, beaucoup, passionnément, à la folie.
Romain Gallinaro
Parlons du « Cinéaste des femmes [22] [22] Trouvée dans un article de Critikat entre guillemets, cette formule résume assez bien la manière dont on caractérise habituellement le cinéma de Masumura. », Yasuzō Masumura. Dans cette expression toute faite, observez l’hypocrisie. Est-ce que cela veut dire que tout autre réalisateur.ices est par défaut un « cinéaste des hommes » ? Ce genre d’épithète à l’avantage de témoigner de l’importance et de la diversité significative des personnages de femmes chez Masumura, à une époque où elles restent relativement pudiques à l’écran.
On peine à dire qu’il s’agit d’un cinéaste féministe pour autant. Il est tout de même question de La Bête aveugle, où une jeune fille dite « émancipée » se fait séquestrer et violer par un sculpteur fou. Alors oui, il y a des femmes dans ses films, mais c’est aussi et pour les mêmes raisons un cinéaste des hommes. Car qui donc ce titre peut-il accuser de « bête » sinon le ravisseur, lui-même atteint de cécité ?
Qu’est-ce que cela veut dire que de toucher une femme au Japon en 1970 ? Pétri d’un idéal viril, voici notre public tamisé par un écran rugueux qui lui renvoie douloureusement les pelures de son propre patriarcat. Michio n’est pas impuissant, comme on a pu l’entendre. Il possède, il s’accapare, il viole. Aki, pour sa part, figure dès la première séquence l’(ir)réalité singulière du corps féminin : émancipée, elle ne peut l’être qu’en se décalquant nue, modèle enchaînée par son photographe sur du papier glacé. Paradoxalement, il lui faut incarner l’idéal féminin dominé pour mieux fuir la menace d’une dépendance économique maritale. Capturée et protégée par l’appareil photo, en un regard et un regard seulement a-t-on ici le droit de se l’accaparer. Et puisque Michio, lui, n’a pas de regard, il transgresse cette unique règle au péril d’un être de chair. Tâtant successivement la statue et les membres d’Aki, le travail de sa main explicite avec une efficacité dérangeante le travail effronté de nos yeux.
Touchez donc la muse, et vous verrez qu’il s’agit bien d’un organisme. Viscéralement, il s’agit même du vôtre. Un œil, un nez, une jambe, un sein, une bouche, un nombril : Aki est entourée chez son tortionnaire de son corps vendu à l’unité de gros plan. Un étalage des représentations habituelles de la femme sous leur jour le plus froid et le plus cru. Loin de revivre dans le geste artistique du sculpteur, ces pièces lépreuses contaminent égérie et créateur jusqu’à provoquer leur décomposition prématurée. « J’avais tout oublié du monde », susurre la voix désincarnée d’un regard vide, rampant comme un insecte sur son amant maudit. En est-elle pourtant si loin du monde, dans ce hangar dont l’abandon glacial rappelle à s’y méprendre la galerie du photographe ? Aliénés d’une réalité dont ils déforment les codes, les corps s’oublient et se font violence, jusqu’à ce que tombent au rythme des coups de couteau les membres de l’idéal féminin et de l’idéal viril.
Dans la salle de cinéma en 2024, j’en étais une, de femme, gloussant sur mon fauteuil. Et j’ai aimé l’anachronisme rafraîchissant, pessimiste au possible, et hilarant, avec lequel Masumura, peut-être à son insu mais peu m’importe, perfectionne presque sans tabou l’art du suicide féminin. Confessions d’une épouse, c’était un abandon, un échec, c’était tragique. Ici, c’est grotesque, c’est affreux, un acte sublime ! On a tué la muse, on a tué la femme, vive les femmes !
Geneviève Rivière
Sculpter, c’est trouver une forme en découpant dans une autre. La Bête aveugle de Yasuzō Masumura, accomplit sa forme extravagante en donnant corps à ce motif tranchant : corps de femme, corps de bête, corps mutilé.
Aki, la modèle, est enlevée par le sculpteur aveugle Michio dans un hangar coupé du reste du monde par le cadre. À l’intérieur, les murs de l’atelier surréaliste sont jonchés de nez, yeux, bouches et seins sculptés. Sur le sol, deux immenses sculptures de femmes sont les formes littérales du désir envahissant de Michio, dont les mains, filmées en gros plan, parcourent et palpent les volumes. Aki voudrait s’en échapper mais l’issue est bloquée par la mère, dont le corps droit, architectural, vêtu traditionnellement, semble incarner l’ordre. Or, dans un geste subversif, Aki use de la sexualité et parvient à retourner la pulsion contre l’ordre, qui s’écroule dès lors que le fils tue la mère. Cette chute libère le désir brut de ses entraves. Michio fait advenir son monde du toucher avec bestialité, par le viol d’Aki. La sculpture est achevée juste après.
Fin de l’exposé : la violence fétichiste de l’artiste masculin a réifié et détruit le corps de la femme. Mais la caméra ne coupe pas. Devant nos yeux le film entame son final : sa métamorphose en « bête aveugle ». Aveugle car il s’attaque au visible : plus de passage du temps, plus d’extérieur, nous sommes confinés à la pénombre de l’atelier.
Puis, aveugle et animal car il s’attaque au regardable : le motif de la coupe devient littéral et les deux personnages se tranchent les membres dans un plaisir grossièrement sadomasochiste. Comme dans Passion, mais de façon plus radicale, le film avance en s’éloignant du réel dans l’ambiguïté des relations entre hommes et femmes, jusqu’aux tréfonds de l’âme humaine.
Ce nivellement par le bas produirait presque de l’égalité. Du moins c’est ce qu’on pourrait croire. Car la subversion complexe des récits de Masumura, et l’ambiguïté de ses personnages, reconfigurent les corps – dont social – vers des formes nouvelles. Le final de La Bête aveugle pourrait être une version littérale de ce réagencement. Mais ce qu’il raconte est à rebours. Car Aki n’a fait que prendre les plis de Michio. Elle n’accomplit pas son propre devenir bestial mais celui de l’homme : elle est sculptée à son image. Son corps à elle est englouti, aboli, sacrifié. À l’inverse, Michio n’est pas détruit par la mutilation : il y persévère dans son désir. Alors, ni l’aveuglement généralisé, ni la violence tranchante ne font autre chose que donner du plaisir à la bête. Quand Aki tranche l’entrejambe de Michio, elle ne castre pas : elle masturbe.
Derrière le bruit et la fureur, l’avènement promis d’une forme nouvelle ne s’est pas produit. Le film avance en ligne droite et masculine, croyant se mutiler et se recréer par des images extravagantes et une violence qui ne font en vérité qu’accentuer sa perversité presque banale. Faussement aveugle, faussement nihiliste et jamais castrateur, le geste de Masumura a trouvé sa pierre d’achoppement : inapte à sculpter une nouvelle forme, la coupe n’a pas tranché.
Clément David
Le fanatisme religieux dans L’Enlèvement (2023), le prétendu code d’honneur des mafiosi du Traître (2019), l’emprise fasciste dans Vincere (2009)… Les derniers films de Marco Bellocchio mettent en scène une lutte vaine contre une idéologie écrasante, dans un mouvement oscillant entre désabusement et révolte amorcé il y a plus de cinquante ans avec Viol en première page (1972).
Un crime sordide – le viol et le meurtre d’une jeune femme, Maria Grazia, apparemment commis par Mario Boni, jeune militant communiste – sert de point de départ au film. Rien à voir, cependant, avec les gialli vers lesquels fait signe son titre français, un peu racoleur : c’est une charge de tous les instants contre la collusion idéologique entre la presse, la police, les patrons, la politique. Si le film suit l’enquête du point de vue du quotidien de droite Il Giornale,on est loin de Pakula et du modèle américain du journalisme comme quatrième pouvoir qui s’imposera dans la décennie 1970. Il Giornale prolonge le système, et de la rédaction à la réaction, il n’y a qu’un pas.
C’est ce système qui a tué Maria Grazia.
Le maniaque qui l’assassine, c’est un lecteur du Giornale, intoxiqué par les valeurs conservatrices diffusées dans les pages de ce quotidien. Il ne supporte pas de les trouver bafouées par la vie libre de la jeune fille, de voir que la réalité n’adhère pas à l’idéologie.
C’est ce système qui la tue encore après sa mort.
Le crime est instrumentalisé par Il Giornale : le violeur est un « monstre », il est différent de « nous », le peuple, les gens bien. C’est toujours comme ça, c’est encore comme ça, et c’est tellement plus confortable. La victime, elle, était une sainte, une madone. Elle est réduite, même dans sa mort, à un symbole virginal et muet qui doit servir les intérêts du patriarcat. Une porte clôt la chambre frigorifique où se trouve le cadavre de Maria Grazia, puis surgissent dans le noir, en surimpression, les gros titres de l’édition du lendemain.
Il faut voir avec quelle froideur brute agit et pense Bizanti, le rédacteur en chef (Gian Maria Volonté) : méthodiquement, implacablement. Face au bleu métallique de son regard, qu’il paraît vain celui de Laura Betti ! Rita, son personnage, une femme méprisée par tous pour sa vieillesse et pour sa solitude, s’anime contre celui qui l’a manipulée pour son enquête : son visage se déforme, se tend, vit, tout simplement.
Tel un monstre tapi dans les sous-sols de la rédaction, une presse mécanique gigantesque broie plus qu’elle n’imprime, pour ne délivrer au lecteur que « le suc de l’actualité, sa synthèse ».
Quelle différence, finalement, entre la presse en tant qu’appareil et la presse en tant que concept ? C’est un même dispositif. Toutes deux fonctionnent, « comme la propagande, par la répétition et la répétition », selon Bizanti. Par l’écrasement du lectorat, de la pensée critique, encore et encore. Le voilà, le suc de l’actualité : cette rivière finale et chargée d’immondices qui se déverse dans un des canaux de Milan, filant droit vers l’horizon, inarrêtable.
Louis Rubellin