À l’aube de la sex comedy (avec Charley Chase)
Dès les années vingt, avec l’acteur Charley Chase, campant une espèce de dandy fantasque et grivois, sorte de bellâtre à la Max Linder, mais en plus burlesque ou pitresque, Leo McCarey inaugure ce qui sera la formule de base de la sex comedy hollywoodienne. Rien moins. À savoir : un “tiers” en trop, homme ou femme, par rapport au couple. D’où des séries de quiproquos et d’attentes, formellement gérées par un travail de chassés-croisés, de caches et de hors-champs. Deux exemples…
Dans Une soirée de folie (What Price Goofy ?), en 1925, le couple se retrouve avec une femme “en trop”: une charmante professeur qui lui rend visite. Mais l’épouse est absente, et son mari commence par ignorer la présence de la belle: ils partagent bien une même salle de bains, mais sans le savoir, car l’un ou l’autre passe hors champ à tour de rôle, si bien qu’ils se croisent sans se voir; ou encore, quand ils se tiennent ensemble dans cette même pièce, la belle est cachée par le rideau de la douche. Puis notre homme découvre la présence de la jolie professeur et, son épouse revenant, l’enferme dans une chambre. Mais celle-ci a laissé traîner une nuisette. Il veut la dissimuler aux yeux de sa femme, la cachant derrière ceci ou cela, mais le chien de la maison ne cesse de rapporter dans le champ le sous-vêtement compromettant. Ce petit ballet échappe cependant à l’épouse, mais voici que la belle, enfermée dans la pièce du dessus, se met à trépigner: bien que le film soit muet, le son rend prégnant le hors-champ où se tient caché le “tiers en trop”. Heureusement, chaque fois que l’épouse monte voir qui tape ainsi des pieds, le majordome, complice du mari, se trouve sur le palier, faisant semblant de danser: un masquage sonore, dans le muet (doublé d’une incongruité). Et finalement, grâce à l’irruption d’un cambrioleur, notre homme s’en sort en évacuant la belle dans un grand sac, ultime effet de cache.
Dans A visage découvert (Mighty like a Moose), en 1926, le couple se trouve avec un homme “en trop”: un amant virtuel, qui n’est autre que l’époux lui-même, non reconnu par sa femme car il a changé de visage, s’étant fait enlever une dentition proéminente. Pour entretenir le quiproquo, madame croyant avoir un amant et un mari distincts, il ne faut pas qu’elle voie son époux transfiguré: chez eux, ils se croisent plusieurs fois sans se rencontrer, suivant des trajectoires réglées comme du papier à musique, spatialement et temporellement, au mètre et à la seconde près, pour ne pas se retrouver face à face. Évitements dans l’étendue du champ, sa largeur ou sa hauteur; passages réguliers de l’un ou l’autre dans le hors-champ. Puis notre homme se joue de son épouse: il campe à tour de rôle le mari, en robe de chambre, avec dentier proéminent, et l’amant, en costume de ville, avec dentition normale. Pour effectuer ce numéro de transformisme, il passe hors champ, où il se change, de plus en plus rapidement – jusqu’à oublier à tel moment d’enlever le chapeau de l’amant, qu’il cache alors sous sa robe de chambre de mari (bossu incongru, du coup). Moment suprême, dès lors: pour aller plus vite encore, et donc surenchérir, le bonhomme ne passe plus hors champ, mais utilise un cache. Masqué derrière un pan de mur, il ne donne à voir par l’ouverture d’une porte que des bouts de corps, tête, bras ou jambes, vêtus pour les uns en amant et pour les autres en mari, en faisant comme si celui-ci s’attaquait à celui-là. Enfin, comme si l’un poursuivait l’autre, il apparaît dans l’ouverture de porte tantôt en mari et tantôt en amant, utilisant le cache du mur pour changer très vite d’habit, de mimique et de gestuelle. Peine perdue, car entre-temps sa femme, ouvrant un journal vantant l’opération de chirurgie esthétique qu’il a subie, découvre le double jeu de son époux.
Tout était déjà là, donc: le scénario du “tiers en trop”, et du coup sa mise en scène.
Jusqu’au chien dressé (dans notre premier exemple) qui, trouvaille de McCarey, risque en le rapportant de dévoiler ce qu’on veut justement maintenir caché ou hors champ, telle ou telle preuve de la présence d’un tiers – ce que l’on retrouvera notamment dans une fameuse séquence de Cette sacrée vérité (The Awful Truth) en 1937. Et (dans notre deuxième exemple) jusqu’à faire jouer au même acteur deux personnages opposés, en un contraste comique porteur, en outre, de quiproquo et d’attente. Avec cette idée géniale que le “tiers” (l’amant) n’est autre que la “moitié” (l’époux). Ce qui ne peut que renforcer les jeux de chassés-croisés, de caches ou de hors-champs. Hormis la durée, et le type d’acteurs engagés, il n’y avait guère que deux grandes différences avec les sex comedies ultérieures. L’une de contenu, car dans ces réalisations des années vingt l’homme et la femme restent en fait innocents, même si tout gravite autour de l’adultère. L’autre de forme, car ces films étaient muets, même si le son pouvait y être évoqué (comme dans notre premier exemple).
Avec également cette différence, inattendue, que le scénario du tiers en trop se verra plutôt simplifié dans les célèbres “comédies du remariage”, des longs métrages pourtant, alors que dans ces courts métrages burlesques il est assez complexe. Sans doute pour que la situation soit plus loufoque, d’être ainsi alambiquée ou tordue; probablement aussi pour préserver l’innocence des personnages, tout en tournant autour du sexe.
C’est peut-être d’ailleurs ce qui a pu faire parler, comme Jacques Lourcelles, de la “profusion inventive” de McCarey, qui ne cesse de “dépasser (non pas de combler)” l’attente du spectateur. Tel est le cas en effet, étant entendu que tout bon comique, plutôt que de combler cette attente, cherche toujours à la dépasser: cela s’appelle l’attente trompée, ressort risible essentiel. Mais oui, à cet égard McCarey allait de trouvaille en trouvaille, sachant brillamment surenchérir – autre grand ressort comique – à partir du canevas initial, déjà fort astucieux. Comme dans le premier exemple cité (pour ne retenir que celui-ci), où l’on mesure bien le crescendo des situations et des gags: présence d’abord non perçue de la belle “en trop”, puis nuisette compromettante rapportée par le chien, puis majordome complice en couverture sonore, enfin irruption du cambrioleur avec un grand sac permettant, suite à un quiproquo, de faire sortir la belle “en trop” du domicile conjugal.
Cependant qu’autre chose s’ajoute à l’inventivité de McCarey, qui n’est pas que narrative ou scénarique: des incongruités – encore un ingrédient majeur du rire –, par définition inattendues. Comme tout bon comique en cultive, certes, mais qui sont chez lui particulièrement savoureuses, car assez “surréalisantes” ou “délirantes”. Ainsi, côté surréalisant, l’apparition d’enfants et même d’un chien munis de jambes de bois, sous forme de vision mentale à l’idée d’épouser une femme qui aurait une telle prothèse (Charley rate son mariage / His Wooden Wedding, 1925) ; ainsi, côté délirant, l’acteur tout habillé savonnant un chien dans une baignoire (Métier de chien / Dog Shy, 1926).
On le mesure: Leo McCarey fut le précurseur de la sex comedy hollywoodienne, le tiers “en trop” avec évitements, caches et hors-champs traversant celle-ci de part en part, jusqu’à la tardive Comtesse de Hong-Kong par Chaplin, et jusqu’à Blake Edwards. Ce qui n’est pas rien ! Mais encore allait-il bientôt faire preuve de nouvelles inventions, et non des moindres, le grand Leo ayant plus d’une flèche à son arc…
À l’aube du slowburn (avec Laurel et Hardy)
C’est Leo McCarey qui fit se rencontrer et tourner ensemble Stan Laurel, déjà bien connu, et Oliver Hardy, alors nouveau venu, signant en 1928 et 1929 plusieurs de leurs meilleures prestations. Autrement dit, il eut l’idée de porter à l’écran ce tandem comique promis à un riche avenir – alors que bien d’autres duos, fréquents dans les “slapsticks” burlesques, ne connaîtront pas un tel futur.
L’association d’un maigre et d’un gros, en un contraste risible, n’avait rien de neuf. En revanche, deux nouveautés se font jour avec Laurel et Hardy: quant au contenu, l’homosexualité, plus ou moins latente ou patente, quant à la forme, la distraction et la lenteur.
Or l’idée de jouer avec l’homosexualité du duo apparaît dans un savoureux court métrage réalisé par McCarey : Putting Pants on Philip, en 1928. Pour la première fois en effet, Laurel y fait “la femme” – ce qu’on retrouvera ponctuellement dans des réalisations ultérieures, dues à d’autres, comme Bonnes d’enfants (Their First Mistake) en 1932 ou Bons pour le service (Bonnie Scotland) en 1935. Arrivant d’Écosse, il débarque à New York vêtu d’un kilt, tenue qui le féminise. Du coup Hardy, venu le chercher car ils sont cousins, ne veut surtout pas que Laurel marche à ses côtés dans les rues, ce qui fait rire les passants. Puis une bouche d’aération, sur le trottoir, soulève le kilt de Laurel, dévoilant le haut de ses cuisses (bien avant Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion / Seven Year Itch, Billy Wilder, 1955), ce qui fait s’évanouir des passantes. Autant d’incongruités sexuelles, auxquelles va s’ajouter un quiproquo non moins sexué. Car Hardy, excédé, emmène Laurel chez un tailleur, afin qu’il lui confectionne un pantalon: pour prendre les mesures, celui-ci soulève le kilt, effleure les cuisses de Laurel, qui, du coup, soupçonne fortement le tailleur de lui faire des avances. Où l’homosexualité, jusqu’alors latente, devient patente. Même si entre-temps, “bonnes mœurs” obligent (surtout en 1928), on a pris soin d’afficher la vive hétérosexualité de Laurel, qui, dès que Hardy a le dos tourné, se rue sur la première jolie femme venue.
Quant à la distraction et à la lenteur, elles sont partout dans les films avec Laurel et Hardy – qu’ils soient ou non de McCarey. Ce sont en effet des lunatiques, “têtes en l’air”, aux gestes, actions et réactions assez ralentis (voir les fameuses scènes de bagarre entre eux) et aux mimiques souvent éberluées (voir les gros plans sur Laurel se palpant le cuir chevelu ou sur Hardy roulant des yeux comme des billes). Ils mettent donc pas mal de temps à voir ce qui se passe autour d’eux, d’où tout un travail des non-vus de leur part, maintenus dans l’étendue du champ ou désignés au spectateur par un gros plan en insert sur ce qu’ils devraient voir. Et ils mettent encore un peu de temps, une fois qu’ils ont aperçu la chose, à accommoder mentalement ou réaliser intellectuellement (à “imprimer”, comme on dit aujourd’hui), d’où lesdits plans serrés sur leurs visages hébétés. Toutes caractéristiques qui les rapprochent d’ailleurs de Harry Langdon, le doux rêveur.
Mais encore et enfin, leurs films eux-mêmes sont comme saisis de lenteur, du fait d’un déroulement “pas à pas” très systématique, et même répétitif, n’évoluant que par reprises avec variations. Comme exemplairement dans Livreurs, sachez livrer (The Music Box) en 1932, où nos modernes Sisyphe doivent monter un piano dans un long escalier plusieurs fois de suite, l’instrument dévalant régulièrement les marches. Ou comme antérieurement dans Big Business en 1929, supervisé par McCarey (mais dirigé par James Horne), où nos deux compères détruisent méthodiquement la maison d’un individu, qui pour sa part ravage leur véhicule, le tout étant soigneusement pris en notes par un policeman, sans qu’il intervienne. Un systématisme qui intervient déjà à sa façon dans Putting Pants on Philip, où tous les gags sont rejoués deux fois : celui des passants hilares face au kilt, celui de la bouche d’aération, celui du tailleur aux mains baladeuses (et celui de Laurel se ruant sur une femme). Non pas que McCarey ne sache plus que bégayer ou soit devenu gâteux, mais bien parce que cela participe d’un tout, d’un art de la lenteur, qui sait prendre son temps, caractéristique de notre duo.
En somme, avec Laurel et Hardy, Leo McCarey continuait à innover quant à la sex comedy, en y injectant un trouble homosexuel, et il contribuait à développer un comique de la lenteur – après la frénésie chère aux productions burlesques de Mack Sennett. Comique resté minoritaire : Harry Langdon n’y survivra pas, en étant seul et en réalisant ensuite lui-même (au lieu de continuer avec Frank Capra), tandis que Laurel et Hardy s’en sortiront, passeront le cap du parlant, en étant deux et en ne réalisant pas eux-mêmes (bien que Stan Laurel, cerveau du duo, y ait goûté). C’est sans doute que le grand public préférait la rapidité à l’art plus éthéré de la durée.
Mais, quoi qu’il en soit, le slowburn était né: la combustion lente des gags, leur déroulement étiré, le ralentissement des actions et réactions. Et cela allait compter, jusqu’à Jerry Lewis (conjuguant la frénésie et la lenteur), jusqu’à Blake Edwards avec Peter Sellers, de la Panthère rose à The Party (alliant distraction et lenteur).
À l’aube de la screwball comedy (avec les Marx)
Certes, les frères Marx n’ont pas attendu McCarey pour camper une joyeuse bande antisociale où règne l’anarcho-individualisme, parodiant le règne de la réussite individuelle dans la mecque américaine du capitalisme triomphant. Non plus que pour abonder dans le “délire surréalisant”. Mais il n’empêche que La Soupe au canard (Duck Soup), qu’il réalise en 1933, reste leur meilleur film. Quant au propos d’abord, franchement antinationaliste et antimilitariste, via un conflit entre la “Freedonia” et la “Sylvania”. Et quant au style…
D’emblée, le spectacle du pouvoir est moqué par l’arrivée tardive de Groucho, nommé Premier ministre de Freedonia, encore endormi, à la réception pour sa promotion. Une fanfare rejoue l’hymne trois fois, sans qu’il daigne apparaître, et à la quatrième il fait irruption par là où on ne l’attendait pas: non au fond du champ, pour traverser une haie d’honneur, mais à l’avant-plan, où il imite les soldats sabre au clair en brandissant son cigare.
Aussitôt après, les ressorts du pouvoir sont dévoilés et épinglés. À commencer par la parole, sa puissance dès lors qu’on la maîtrise, qui permet à Groucho de déstabiliser tous ceux qui l’entourent en multipliant les soudains coq-à-l’âne et les brusques “couper court” – autrement dit, les glissements et les attentes trompées, sur le plan sonore, verbal. Mais aussi, au fil des tirades, d’affirmer sa soif d’argent et de femmes.
Ainsi, Groucho veut tout pour lui, et il se sert pour cela notamment de la parole. Tandis que Harpo, muet, a généralement tendance à tout ramasser ou avaler, autre façon de moquer le règne de l’appropriation sauvage – c’est-à-dire la loi de la jungle capitaliste. Encore que, dans ce film-ci, plutôt que d’engloutir (dans ses amples poches ou dans sa grande bouche), le bonhomme ne cesse de trancher tout ce qui dépasse, tout ce qui donne de la prestance (cravates, cigares, plumes) – mais bien sûr aussi tout et n’importe quoi –, plus gratuitement en quelque sorte, car il s’agit d’abord ici de malmener l’apparat du pouvoir, sa superbe. Subversion par castration. Et rime formelle : tandis que Groucho coupe la chique aux autres, au son, Harpo taille dans leur prestige, à l’image.
Partout, le pouvoir est brocardé. Ainsi, par exemple, quand le Premier ministre Groucho veut être conduit quelque part. Il s’assied alors dans un side-car, avec Harpo sur la moto, et ordonne le départ. Mais la moto démarre en laissant sur place le side-car, une fois, deux fois, en une conjugaison d’ingrédients comiques : la surprise et l’incongruité, la répétition. Alors, la troisième fois, Groucho prend place sur la moto, et Harpo dans le side-car, mais pour· le coup celui-ci roule et celle-là reste clouée : nouvelle surprise par contraste, et nouvelle incongruité.
Partout, l’élan nationaliste et guerrier est moqué. Ainsi, par exemple, quand Harpo apparaît soudain en porte-étendard, juché sur un cheval, au beau milieu d’une salle de réception: surprise incongrue. Ou, mieux encore, quand il apparaît en trompette, chargé de mobiliser la population, jusqu’à surgir du fond d’une baignoire où un quidam se lavait: surprise incongrue plus forte encore, et jouant d’un effet de cache assuré par l’eau du bain.
Plus loin, l’entrée en guerre aura lieu suite à un gag remarquable, malmenant un haut dignitaire: une attente trompée par surprise, avec soudaine “actualisation”, autrement dit glissement de la parole au geste. En effet, Groucho, qui déteste le représentant de la Sylvania et le gifle régulièrement, promet cette fois de l’accueillir cordialement. Il imagine alors verbalement la scène, ce qui l’énerve de plus en plus. Et lorsque arrive ledit représentant, il le gifle aussitôt – ce qui déclenche le conflit.
Magistrale “actualisation”, tandis que les Marx jouent par ailleurs souvent de belles “réifications”, c’est-à-dire de glissements des mots aux choses. Et surtout, Chico intervient régulièrement comme un traducteur entre gestes, effectués par le mutique Harpo, et mots – avec bien sûr des séries de quiproquos incongrus entre les gestes mimés et les mots proposés.
Au propos anarchisant fait écho un art du désordre, de l’hétérogène. Ainsi, la déclaration de guerre amène aussitôt un pastiche d’opérette ou de comédie musicale, très kitsch, où l’on glisse plusieurs fois d’un registre musical à un autre, chantés et dansés. C’est encore le spectacle du pouvoir, et donc Hollywood même, qui est de la sorte épinglé. Avec, au milieu, Harpo qui se sert des casques de soldats alignés comme d’un métallophone géant. Et avec, tout du long, des paroles ainsi qu’une gestuelle qui moquent l’élan nationaliste et guerrier.
Puis c’est la guerre elle-même qui y passe, toujours dans un joyeux bric-à-brac cultivant anarchiquement le désordre. Chef des armées, Groucho s’y affiche en effet dans une succession d’uniformes – une série de glissements là encore – qui le ridiculisent (en général nordiste puis sudiste, en scout, en grognard, en trappeur), avant d’apparaître en blessé enturbanné comme un œuf de Pâques. Et, en bon militaire parfaitement incompétent, il va jusqu’à tirer sur ses propres troupes. Mais pour autant, cernés dans une maison, les Marx sauront éviter les ravages d’un obus ennemi en ouvrant une porte à un bout du champ et une fenêtre à l’autre, l’obus traversant les lieux en ne faisant que passer dans le champ sans dégâts : bel effet visuel, assuré par un subtil trucage.
L’hétérogénéité des costumes de Groucho est d’ordre profilmique, se jouant dans l’espace scénique devant la caméra. Sur quoi le grand McCarey va franchir un pas crucial en osant une forte hétérogénéité d’ordre filmique. La chose se produit quand Groucho lance à la radio un appel d’urgence pour des renforts. Le cinéaste offre alors un montage cumulatif montrant la ruée de secours de plus en plus improbables, en une surenchère d’incongruités : pompiers, motards, puis rameurs, nageurs, et même enfin divers animaux sauvages. Le tout étant constitué d’archives documentaires, déboulant ainsi au sein d’une pure fiction, en une transgression du registre des images. Le climax de la subversion comique étant ainsi atteint, puisque le ruban filmique lui-même se trouve du coup mis en jeu.
Au milieu de quoi, autre hétérogénéité, on a pu assister à un parfait numéro d’acteurs, certainement ancestral, sans rapport direct avec le contexte (il pourrait aussi bien se trouver ailleurs, dans un autre scénario), ce qui ajoute encore au côté débridé ou décousu de l’ensemble. Il s’agit de la fameuse séquence dite du miroir, mais dans laquelle il n’y a précisément pas de glace, où Harpo imite Groucho, vêtu semblablement, reproduisant chaque geste et mimique de celui-ci comme son double. On savoure l’adéquation, on guette le déphasage. Il arrive peu à peu, et dès lors les décalages se multiplient, comportementaux ou vestimentaires. Via le jeu d’acteur(s) à l’état pur, l’ensemble joue d’une vaste attente, plus ou moins comblée ou trompée, et de divers glissements, avec répétition de celle-là et surenchère de ceux-ci.
Ainsi donc, Leo McCarey montrait qu’il n’était pas en reste dans la parodie critique plus directement politique, non plus que dans le registre du loufoque débridé ou même “débraillé”, ceci allant avec cela, en une ode au désordre, fond et forme. Il a réalisé, très tôt, ce qui demeure comme un modèle de screwball comedy, semant une graine (“d’ananar”, comme dira un autre Léo) dont on récoltera des fruits jusqu’aux Monthy Python.
Ajoutons encore que McCarey a tourné un film avec William Claude Fields en 1934 (Six of a Kind) et un avec Harold Lloyd en 1936 (The Milky Way). Retenons enfin qu’il réalisera plusieurs comédies de haut vol, en ayant recours aux meilleurs acteurs: L’Extravagant Mr. Ruggles (Ruggles of Red Gap) en 1935, avec Charles Laughton, puis Cette sacrée vérité (The Awful Truth) en 1937, avec Cary Grant, et jusqu’à Ce bon vieux Sam (Good Sam) en 1948, avec Gary Cooper.
Mais, entre le milieu des années vingt et le milieu des années trente, il avait donc déjà fait preuve d’une riche palette de talents burlesques. Au point de mériter cette appellation: « Leo-trouve-tout, inventeur comique de génie ». Ce qui ne l’empêcha pas, par ailleurs, de signer un idéal absolu de “mélodrame” avec Elle et lui, en 1939 (Love Affair) et à nouveau en 1957 (An Affair to Remember). Mais c’est une autre histoire.
Lecteurs et lectrices fidèles ou infidèles,
Débordements a le grand plaisir de vous annoncer la préparation d’un premier numéro papier. Pour en savoir plus, nous vous renvoyons à notre édito ainsi qu’à la page Ulule qui vous permettra de pré-commander un exemplaire. Par avance merci pour votre soutien.