Grand Marin, Dinara Drukarova

Large, venteux, tanguant, poisseux

par ,
le 1 février 2023

Sac et blouson sur le dos, Lili se pointe sur un port de pèche islandais et interpelle les capitaines de chalutiers : elle souhaite rejoindre un équipage. Elle n’a aucune expérience de la pêche en mer. La jeune femme ne semble pas rouler sur l’or, mais elle pourrait chercher un autre boulot (c’est ce qu’un premier marin, railleur, lui suggère) : à première vue, son gabarit ne la prédispose pas vraiment aux quarts de nuit, au relevage des chaluts, à l’éventration de milliers de poissons sur un bateau brimbalé par les vagues et visqueux du sol au plafond. C’est pourtant vers de telles scènes, impressionnantes, que s’achemine le film Grand Marin en faisant de cette obstinée de Lili sa principale protagoniste. Dinara Drukarova, qui l’incarne à l’écran, est aussi la réalisatrice du film. Pour ce premier long métrage, elle a pu s’appuyer sur l’expérience du chef opérateur attitré d’Aki Kaurismäki, Timo Salminen (grand habitué des paysages nordiques).

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D’autres femmes marins sont apparues au cinéma, récemment — et peut-être n’est-ce pas anodin : il s’agit aussi de premiers longs-métrages, signés par des femmes. Sélectionné à l’ACID à Cannes au printemps dernier, Polaris d’Ainara Vera, portrait documentaire d’une navigatrice qui met l’accent sur sa relation avec sa sœur, devrait sortir le 5 avril prochain. Il y a aussi La passagère d’Héloïse Pelloquet (et peut-être que celui-ci se prête plus à la comparaison avec Grand Marin, qui est une fiction), à l’affiche depuis le 18 décembre 2022 : Cécile de France y joue le rôle d’une pêcheuse de crustacés mariée (Chiara) qui tombe amoureuse de son apprenti. Au-delà des immenses différences entre Polaris et La passagère, ils ont un point commun que Grand Marin fait ressortir par contraste : la problématique qui les innerve, celle de l’exercice, par une femme, d’un métier associé au large, s’y conjugue avec une insistance marquée sur le thème des affects et de l’attachement, voire de la famille — l’histoire (réelle) d’Hayat étant bien plus atypique que celle, pourtant imaginaire, de Chiara dans la romance adultérine de Pelloquet. Dans Grand Marin, ce thème est moins dominant, et cela au bénéfice d’une autre intrigue : inexpérimentée, Lili apprend le métier. Le film comporte quelques éléments stéréotypés, qui l’apparentent bien à son genre (comédie dramatique) : une figure pygmalion — en la personne de Ian, le capitaine qui embauche Lili —, une aventure amoureuse… laissent même envisager la perspective lointaine d’une vie maritale pour Lili. Mais celle-ci ne s’encombre pas de tels projets. Et tout cela participe d’un ensemble de scènes liées au thème plus général de la place qu’une femme peut se faire dans cette communauté masculiniste — au-delà des sentiments sincères qu’elle peut éveiller chez l’un ou l’autre de ses membres — : Lili se pose la question du partage des responsabilités sur le bateau, ou encore celle de son salaire beaucoup plus spontanément que celle des liens affectifs qu’elle peut tisser dans cet environnement.

Grand Marin est l’adaptation du roman de Catherine Poulain, Le Grand Marin, publié en 2016. L’histoire ne se passe pas sur l’île de Kodiak en Alaska comme dans le livre mais à Olafsvik en Islande, ce lieu de tournage s’étant révélé une solution dans le contexte de l’épidémie de Covid. Dinara Drukarova s’est autorisée d’autres pas de côté vis-à-vis du récit original. La suppression de l’article défini dans le titre donne le la : il s’inscrit dans une série d’opérations soustractives assez cohérentes au regard de l’histoire, cette femme ayant largué les amarres au sens figuré avant de les larguer au sens propre. Lili parle déjà peu dans le roman, mais le texte donne accès à sa psychologie, sa vie passée à « Manosque-les-Couteaux » qui la révulse, sa rage intérieure. Le film, lui, ne comporte aucune voix off ou intérieure et les dialogues ne nous apprendront rien du passé de Lili, sinon qu’elle vient de France (mais elle n’a pas de papiers) et qu’elle n’est pas mariée (et ne souhaite pas se marier). Pour aller dans ce sens, plusieurs séquences dialoguées ont même été coupées au montage, le scénario ayant assez « irrigué le corps des acteurs » selon Dinara Drukarova. Regardant Lili d’assez près on peut se dire qu’elle a peut-être un peu vécu… mais rien de plus. La réalisatrice-actrice s’en explique : elle souhaitait que les spectatrices puissent se projeter dans ce personnage en proie à l’appel du large, quelles que soient leurs histoires personnelles. Ce choix d’amputer l’histoire de ses éléments biographiques produit un effet supplémentaire : Lili est toute entière inclinée vers l’action en mer. Ce n’est pas seulement un tempérament, c’est plutôt intrinsèque à la construction de son personnage. En dehors de Ian qui aimerait en savoir davantage sur elle (mais y renonce vite), et d’un pilier de bistrot qui voudrait bien la mettre dans une case (« touriste »), la gent masculine ne lui pose pas vraiment de questions sur son passé et ses motivations. À mesure que le film avance, le suspens s’évanouit de ce côté-là. On accepte de se laisser balloter avec Lili, entre les péripéties relationnelles induites par sa position comme entre les mailles des filets qui pourraient l’entrainer sous les flots, et dont l’extraient ses collègues.

Grand Marin s’agrémente d’un décorum évocateur : un bistrot où l’on règle ses comptes, quelques poignées de dollars lorsque vient le jour de la paye, et même un cheval. Tourné en Scope à l’initiative de Timo Salminen, il concède au paysage — qui n’est pas ici l’Ouest américain mais le nord de l’Atlantique — une présence remarquable à la faveur de sa photographie, et même la puissance d’initier l’action dans la mesure où les marins doivent réagir aux vents, aux courants, au froid. Débarquée de nulle part sans forcément payer de mine, Lili, enfin, achève de conférer au film cet cette (discrète) complexion de western : par son pragmatisme, son naturel taiseux et son sens de la justice, elle ressemble — non pas à un homme mais — aux héros de western qui peuplent l’enfance de nombreux·ses cinéphiles, et auxquels une femme peut s’identifier. La tonalité westernienne de Grand Marin se conjugue bien avec les thèmes de la liberté individuelle, de l’audace, de l’intrépidité qui irriguent l’histoire de Lili, histoire en laquelle Dinara Drukarova reconnait la sienne d’après les entretiens qu’elle a accordés à la presse. Mais considérant les spécificités du genre, elle oriente surtout le regard vers l’action dans sa relation avec le paysage, avec l’Englobant — pour reprendre le terme qu’emploie Gilles Deleuze[11] [11] DELEUZE Gilles, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 196-197 . Ce que recherche Lili c’est le large évidemment, mais aussi le venteux, le tanguant, le poisseux. C’est répondre par ses gestes au défi que lui lancent ces éléments, c’est « acquérir une nouvelle manière d’être […] ou élever sa manière d’être aux exigences du milieu et de la situation[22] [22] Idem  ». Ce pourquoi Lili pourrait n’avoir pas d’histoire : tout ce qui détermine ses gestes, ses actions, c’est devant elle, autour d’elle. C’est dehors. La seule séquence qui s’ouvre vraiment sur son intériorité est celle du rêve qu’elle fait après s’être blessée au contact d’un poisson ; et c’est donc lorsque l’extérieur, par l’entremise d’une arrête venimeuse, s’est immiscé dans sa chair. Le véritable nœud dramatique du film se situe à ce niveau : entre le corps frêle et genré de Lili et cet environnement, dans ses dimensions naturelles, sociales et économiques. Tout le film est l’histoire de ce « duel » primordial. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Lili doit habiter ce milieu, y agir et y réagir — s’expliquer sur ce qui l’amène ici est inutile.

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Grand Marin est ponctué d’images très harmonieuses, où l’histoire se fond dans le paysage — et parfois, comme Lili, elles sont sans amarres : la caméra dérive alors au gré de la houle. Il présente aussi quelques bizarreries de scénario et de montage. On peut considérer ces étrangetés comme des faux pas de réalisation et éventuellement énumérer les contraintes de tournage et de production comme autant d’excuses. On peut aussi les appréhender à travers ce qui fait l’originalité du film : le cœur du drame (ce « duel » un milieu et un corps, qui se trouve être celui de l’actrice-réalisatrice) rejaillit sur des affaires de découpage et de placement de caméra. Le film est donc centré sur Lili ; les personnages secondaires sont peu développés et peuvent disparaitre aussi soudainement qu’ils ne sont apparus. L’enchainement des plans et des gestes est parfois claudicant, comme par exemple au moment où Lili rencontre l’équipage du Rebel dans un hangar et reçoit ses premières consignes… Tout se passe comme si les obstacles qu’elle devait franchir avant de maîtriser son environnement portaient à conséquence à même l’image : le gros plan sur des bobines de cordages qu’elle doit apprendre à manipuler est très beau, d’autant plus troublant qu’il est tout de guingois par rapport au reste de la séquence. Grand Marin ne parle plus seulement, alors, du devenir de Lili son personnage fictif, et pas seulement non plus de celui de Dinara Drukarova en tant que réalisatrice novice — la métaphore est tentante… mais réductrice, tant il est vrai que ce film résulte d’un travail de collaboration impliquant, qui plus est, quelques pointures : Timo Salminen comme on l’a vu, mais aussi le scénariste Gilles Taurand, et la monteuse Valérie Loiseleux (qui a monté la plupart des films de Manuel de Oliveira à partir de 1991). On pourrait dire que Grand Marin nous parle, à travers ce personnage, mais aussi cette photographie et ce montage, de son devenir à lui en tant que film.

Et en y regardant de plus près, il semble évident que ce devenir — disons cette virtualité — de Grand Marin ait quelque chose à voir avec l’image documentaire. Le film de Drukarova est saupoudré d’images prises en mer, en équipe réduite : pour des questions d’espace, de sécurité et d’assurance, les acteurs ne pouvaient pas être présents. Ces plans montrent les gestes de pêcheurs, et les conditions de ce terrain professionnel. D’après le scénario, ils devraient correspondre à un sentiment de satisfaction chez Lili, au risque de l’impensable tant ils se révèlent dantesques. Fiction improbable… fiction contrariée. Que ces plans aient été dispersés dans le film ne suffit d’ailleurs pas à les confondre avec les autres. Ils saillissent, poignants, par leur caractère immersif et — en grande partie, on le suppose — non scénarisés, non scénographiés. Or, cette caméra délestée de l’histoire, à l’épreuve du milieu qu’elle filme, cette caméra est, en ces instants, comme Lili désire être. Il n’est donc plus nécessaire que la qualité photographique soit parfaite, ni que Lili soit incarnée dans le champ, pour qu’un tel plan apparaisse comme une façon de paroxysme, dans Grand Marin. Cela, sans doute est-ce à la monteuse Valérie Loiseleux qu’il revient de l’avoir compris (en découvrant tardivement le premier montage du film). Il lui revient, en tout cas, d’avoir exhumé les images que Dinara Drukarova avait filmées elle-même, parfois au téléphone, l’occasion de ses repérages personnels. D’après la réalisatrice, cette décision a permis de combler une carence de rushes nocturnes… Et Grand Marin s’achève ainsi : une nuit, un chalutier s’affaisse au creux d’une vague, puis se soulève majestueusement. Quelque part, peut-être, Lili triomphe… mais elle reste invisible. La ligne de fuite du personnage conduisait inévitablement à de tels plans. Peu à peu, l’intrigue déserte l’image comme soufflée par le vent. Demeure l’effarement : des gens séjournent, travaillent, agissent là, entre les gigantesques courbures de ce milieu.

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Grand Marin , un film de Dinara Drukarova. Avec Dinara Drukarova, Sam Louwyck, Dylan Robert, Antonythasan Jesusthasan... Scénario : Dinara Drukarova, Raphaëlle Desplechin, Léa Fehner et Gilles Taurand, d'après l'œuvre de Catherine Poulain. Image : Timo Salminen. Montage : Valérie Loiseleux, Anita Roth. Sortie en France le 11 janvier 2023.