Le trop méconnu festival « L’Europe autour de l’Europe », dont la onzième édition s’est tenue à Paris entre le 16 mars et le 15 avril 2015, a le double intérêt de : 1) présenter des films difficiles d’accès même à l’heure du numérique généralisé (tels ceux, cette année, de Peter Tscherkassky ou de Matthias Müller), ou simplement tombés dans une obscurité qu’ils ne méritent pas ; 2) inviter à Paris des cinéastes dont la parole est rare et pourtant précieuse, et qu’il est grand temps de remettre à l’honneur. Ainsi de Hans-Jürgen Syberberg, autrefois fétiche critique d’un Daney, d’un Deleuze ou d’une Sontag, aujourd’hui, hélas, moins visible, quand pourtant l’homme se porte bien. Aussi était-ce pour nous l’occasion de le rencontrer, et de faire avec lui retour sur une œuvre encore porteuse d’avenir.
Cette œuvre consiste en ce qu’il faudrait bien appeler une « esthétique du deuil », thérapeutique cinématographique visant à aider un certain pays à produire ce double travail de rappel et d’oubli d’une histoire encore récente – le nazisme, objet du film-fleuve (et film-fou, sans modèle ni imitateur) Hitler, un film d’Allemagne – ou située dans un temps plus révolu mais dont les germes inséminent encore notre présent – le wagnérisme, arpenté de Ludwig, requiem pour un roi vierge à Parsifal. Observer comment l’histoire se fait légende, comment le mythe innerve l’histoire et la pilote, comment les vies les plus infimes se repaissent d’un imaginaire grandiloquent (c’est tout le sujet de Karl May), telle est l’enquête propre à Syberberg. Ses outils sont multiples : une puissante érudition mariant Hochkultur et gravillons du vécu (les petits riens de la vie hitlérienne), une scénographie récupérant toutes les puissances opératiques et théâtrales pour les décupler par la magie de l’objectif, le feu sacré du romantisme allemand, avec son cortège d’interrogations sur le destin des arts et le sens du cheminement civilisationnel ; mélange dont le résultat fut une sortie radicale hors de tous les cadres de ce qu’on appelait jusqu’à lui « cinéma ».
De cette œuvre qui orbite dans les lointains, comme située encore en avant de nous, nous appelant, riante, vers l’avenir depuis lequel elle se tient, Syberberg a bien voulu nous en expliquer quelques éléments, avec une bonté sans hauteur dont nous lui sommes encore gré.
Débordements : Dans l’ensemble de votre œuvre se pose la question de l’écriture de l’histoire. De Ludwig à Hitler, vous avez choisi des figures qui, en tant que personnalités historiques, incarnent leur époque, mais qui ont aussi à voir avec la légende, le mythe, la fiction. Parsifal s’inscrit de même dans cette perspective, notamment à travers la figure de Richard Wagner. On connaît l’importance de l’idée d’irrationalité dans votre approche cinématographique de l’écriture de l’histoire. Pourriez-vous nous en dire davantage sur les rapports que vous tissez dans vos films entre histoire et fiction ?
Hans-Jürgen Syberberg : Il y a quelque temps, Herzog a voulu faire une mise en scène de Lohengrin à Bayreuth. Lors de l’apparition du personnage de Lohengrin, il voulait projeter sur le théâtre une lumière, qui serait partie des montagnes et des environs, de sorte que la ville entière aurait été impliquée. Tout le monde aurait pu savoir, qu’il soit dans un taxi, dans la rue ou à la maison devant la télévision, qu’à ce moment précis, Lohengrin entrait sur scène. Wolfgang Wagner, qui dirigeait à l’époque le festival, a refusé, sous prétexte que le festival devait respecter une certaine tradition de mise en scène théâtrale et que la proposition de Herzog, jugée trop sulfureuse, n’avait pas sa place à Bayreuth. Pour ma part, comme Herzog, je pense qu’une mise en scène à Bayreuth des opéras de Richard Wagner est, en soi, quelque chose d’artificiel. Je crois même qu’il est impossible de comprendre Wagner sans cette dimension d’artifice car c’est un personnage qui s’inscrit dans un contexte historique excessif, en ce sens qu’il excède l’histoire et glisse dans le mythe, en ce sens aussi qu’il a mis sous le signe de l’excès, non seulement la musique, mais aussi l’intrigue et la mise en scène. Il a créé un autre monde et s’y est entraîné lui-même, parce qu’il transparaît évidemment dans ses personnages. C’est pourquoi, pour Parsifal, j’ai pris les masques mortuaires qu’il a lui-même utilisés et fait jouer les personnages sous la forme de poupées, aussi bien ceux de l’opéra que Wagner lui-même. Il ne s’agit pas du Wagner réel, mais encore une fois de Wagner dans une brisure, comme certains, dont Herzog, l’ont curieusement perçu.
D. : Vous mettez en scène des poupées ou des marionnettes dans Hitler et dans Parsifal. Participent-elles à cette expression plastique de la dimension mythique des figures historiques de Ludwig, Hitler et Wagner, telles que vous les abordez ?
H.-J. S. : Les poupées ont quelque chose à voir avec le monde des enfants, c’est-à-dire un monde pré-rationnel – rationnel dans le sens où nous concevons aujourd’hui la réalité de marché. Ce qui signifie que j’ai essayé pour chaque scène de Parsifal, avec ces personnages-poupées en interaction avec la musique, de rassembler l’irrationnel, l’artifice, la dimension mythique. Les choix de costumes, de lumière et de position de caméra jouent aussi un rôle important. Pour les autres personnages, c’est bien différent, surtout si l’on prend un personnage comme Hitler ou comme Ludwig. C’est déjà un peu plus compliqué. Je pense que Hitler, tel que je le représente dans mon film, est davantage pensé comme une construction intellectuelle (geistiges Prinzip), et non comme un personnage réel qui ferait la une des actualités cinématographiques (Deutsche Wochenschau). À travers les multiples facettes qui ressortent, j’ai essayé, en suivant un système de chapitres, de me rapprocher au plus près de ce que je veux véritablement dire ou de ce que je pense. Mais j’ai aussi essayé, dans la mise en scène, de mettre à distance une certaine réalité et d’accéder à un autre niveau avec lequel on se sente mieux, dans le sens où on saisit mieux ce qui est en jeu.
D. : Koberwitz est un personnage-narrateur présent tout au long de Hitler, et joué par différents acteurs. Dans la troisième partie, Koberwitz, alors incarné par Harry Baer, entre en dialogue avec Hitler, présenté sous la forme d’une de ces fameuses marionnettes. Qu’est-ce qui se joue dans cet échange artificiel où Hitler est soumis à l’interrogatoire par l’une des facettes de ce personnage-narrateur ? Qui parle véritablement dans cette séquence où, comme dans Parsifal, la voix se dissocie du corps ?
H.-J. S. : Koberwitz est, en quelque sorte, l’auteur du film. C’est lui qui pose les questions, qui laisse agir les personnages et leur attribue les rôles. Même s’il se place en interrogateur, demandant à Hitler : pourquoi as-tu fait ça ? , il prend aussi le rôle de l’autre, de l’adversaire du moment, c’est-à-dire de Hitler, et répond à sa place. À cela s’ajoute un autre niveau de lecture : Harry Baer, dans mon univers cinématographique, a été l’interprète de Ludwig. C’est donc aussi Ludwig, en quelque sorte, qui pose les questions parce qu’il pourrait, pour ainsi dire, comparaître devant un tribunal historique et dire : je ne te comprends pas, qu’as-tu fait ? etc. En fait, lorsque Harry Baer joue, c’est toujours, en arrière-plan, Ludwig qui joue. La distribution a été faite en toute connaissance de cause, parce que Harry Baer, comme personnage, est devenu très connu grâce à cette interprétation de Ludwig. Et il était tout à fait conscient du fait que le film se présentait comme un procès. Ce n’est pas comme si c’était une manigance de ma part. Il savait pertinemment que c’était conçu de cette façon.
D. : Au sujet de la marionnette de Hitler, vous expliquez le rôle psychologique qu’elle joue : Hitler n’est qu’un pantin dans les mains d’un peuple qui l’a façonné. Il devient alors possible d’en tirer les ficelles. Ce « jeu » avec la marionnette dans le film peut-il s’étendre au jeu des acteurs eux-mêmes ou encore à la fonction du montage comme, par exemple, les plans des photos d’archive de Hitler avec son chien, mis bout à bout et animés ?
H.-J. S. : Votre question sous-entend à bon droit qu’il y a des similitudes entre le montage filmique, le photomontage et l’utilisation de la poupée. Quand j’utilise une marionnette, une poupée, même dans un cas très spécifique, elle est évidemment animée par la main d’un manipulateur, ce n’est pas un être autonome. Et inversement, le personnage, au moment où il introduit une poupée, devient lui-même une marionnette, une fonction de cet ensemble d’éléments. Les personnages-interprètes sont également des marionnettes au sens où ils sont des représentations du peuple. Comme elles, les personnages qui défilent devant la caméra sont automatisés, comme pris dans des grandes marches musicales de manière à former une sorte de chœur ; ce grand Chœur qui a un rôle à jouer dans le film. D’autre part, comme la marionnette, les images sont manipulées au montage par l’auteur et en reçoivent la voix.
D. : Dans votre essai Le Film, musique de l’avenir, vous expliquez que les films doivent être conçus comme une musique. S’agit-il d’une partition d’images et de sons, ou encore d’une orchestration de sens ?
H.-J. S. : Le montage dans Hitler est très fortement lié au son. Il s’agit moins d’une juxtaposition sur un plan horizontal, où les éléments se succèdent les uns aux autres, que vertical, c’est-à-dire, en profondeur, où le son et l’image se répartissent en niveaux. Normalement, quand on voit un film au cinéma, il y a toujours une musique qui correspond à l’atmosphère du film. Elle s’accorde à l’image et à l’intrigue. Je conçois autrement la musique au cinéma. Pour moi, c’est quelque chose qui se développe selon ses propres règles, même si l’on a aussi besoin de la musique classique. En parlant de musique de film, je ne pensais pas, bien sûr, à la musique moderne, qui est tout à fait différente. Avec la musique classique, un ordre apparaît, horizontal d’abord, et c’est à l’intérieur de cette suite ordonnée et horizontale que je construis mes intrigues et que peuvent se succéder le calme, la rapidité, la lenteur, l’agitation etc. Pour moi, ce sont des éléments de tension importants, non pas, bien sûr, de manière mécanique ni purement abstraite ; ça n’a rien à voir non plus avec le contenu. Mais, en particulier lors du montage, j’observe qu’il y a un courant qui suit ces principes musicaux et crée une tension. Dans les films dont nous parlons – dans mes films plus récents, ça n’est plus le cas pendant les monologues, ou en tout cas, ça l’est moins –, les coupes représentent pour moi aussi bien les ruptures brutales que des passages où son et image sont synchronisés. On peut introduire un changement d’images en douceur, en laissant la même musique retentir, ou au contraire, introduire une rupture sonore lorsqu’une certaine pensée, un certain mouvement, une certaine scène sont représentés à l’image. Ce qui aura un fort impact aussi bien sur l’image que sur le son ; ce qui produit alors une musique d’une autre nature.
Finalement, la musique des films dont nous parlons n’est, pour moi, pas seulement une affaire d’ouïe, mais aussi de vue. C’est-à-dire que le son doit devenir image. Et c’est seulement à ce moment-là qu’on comprend vraiment ce que j’entends par film et musique. S’il n’y avait que la bande-son – sans vouloir la mésestimer –, il n’y aurait alors qu’une partie du film. Ce « devenir-image » du son, c’est vraiment ce qui m’intéresse. Il est déjà perceptible dans certains détails de Ludwig. Et quand j’ai écrit cet essai, Ludwig avait déjà été fait. Je savais déjà à peu près ce que je voulais dire.
D. : Grâce à un procédé de projection frontale, vous avez recours, dans Ludwig, Karl May et Hitler, à une image projetée en fond. Dans Un rêve, quoi d’autre, le corps d’Edith Clever se perd en transparence dans l’épaisseur fantomatique de l’image. Ces images de fond, dans Hitler, ferment le champ, conférant au studio les aspects d’une scène de théâtre, tout en ouvrant l’espace à un champ visuel autre. Est-ce celui de l’imaginaire ? De la mémoire ? D’une mémoire en reconstruction ?
H.-J. S. : C’est avec Ludwig que j’ai commencé à utiliser ces projections. Au départ, c’était pour des raisons économiques. Je devais faire un film de cent-quarante minutes en dix jours. C’était déjà presque le double de la durée normale en studio, structure qui coûte très cher. Grâce aux projections, je n’avais pas besoin de construire quoi que ce soit, il n’y avait donc pas de coût pour les décors. Et j’étais très rapidement ailleurs, dans un autre espace. Je pouvais donc placer les personnages dans des mondes très différents. Les projections ont d’abord été une question tactique pour gérer le problème du budget, qui était très maigre. Puis, bien sûr, arrive la question capitale : que peut-on bien projeter ? Il y avait un nombre incroyable de matériaux et je me suis beaucoup intéressé à la constellation des personnages wagnériens, si bien que j’ai finalement fait de Ludwig un opéra de Wagner. C’est-à-dire que Ludwig lui-même entre en scène – pas toujours, mais très souvent – davantage dans un univers wagnérien, dans les décors des opéras, qu’au milieu d’images de châteaux. C’est tout aussi important. J’ai privilégié des dessins plutôt que des images de la réalité. C’était là une question primordiale : je n’ai pas inséré les personnages dans un décor fait de photos de châteaux. Il n’y avait pas d’arrière-plan réaliste, du moins le moins possible. J’ai toujours choisi quelque chose qui avait à voir avec les représentations idéalisées de Ludwig ou des opéras. C’est donc un personnage irréel qui apparaît. C’est-à-dire qu’il ne se déplace pas dans la réalité, mais dans un monde artificiel, qui lui est attribué. Dans cette mesure, même si Ludwig est un personnage historique, j’ai voulu le représenter à travers la démesure qui le caractérise. Cependant, les dialogues étaient très proches de la réalité. Je les ai tirés des nombreux rapports qui étaient en ma possession. Je voulais créer une tension entre ces dialogues tirés de sources historiques et les projections en arrière-plan. Ce n’était pas pour le dénoncer, mais pour rendre cette histoire plus légère, plus plaisante.
Pour Karl May, je n’ai projeté d’images que lorsqu’il parlait de son monde imaginaire. En revanche, pour Hitler ce travail a été évidemment bien plus important : quelle projection choisir pour rendre ce personnage, cette figure réelle ? Et par figure, j’entends non seulement la personne, mais aussi l’époque, les événements. Malgré un tout petit budget, je n’ai plus choisi ce système de projections seulement par souci économique. La véritable question était : que dois-je montrer si je veux donner du poids aux choses ? J’ai donc osé insérer, dans une représentation plus démesurée, non seulement le quotidien, les petites choses, mais aussi les grands projets. Et là encore, de nombreux contrastes étaient perceptibles entre les projections et les textes.
Dans Un rêve quoi d’autre ?, c’était encore tout à fait différent. J’avais convenu qu’il ne devait plus y avoir de projections, mais seulement des hommes devant la caméra, et, dans ce cas, ce que vous voyez dans le film, ce sont des objets avec, par-dessus, des images en surimpression. Cela, je ne l’aurais pas voulu pour Hitler, ni pour Parsifal. Mais pour Un Rêve quoi d’autre ?, j’en avais envie. Sur la scène, il n’y avait rien si ce n’est les personnages et ces photos en surimpression qui ont été ajoutées pendant le montage.
D. : Essayez-vous vraiment, en représentant l’excessif, la démesure, de rendre l’histoire plus légère, plus plaisante, comme vous l’avez suggéré tout à l’heure ?
H.-J. S. : Pour Ludwig, oui. Mais pas vraiment pour Hitler. Pour Hitler, j’ai toujours exagéré, « donné du poids ». Dans Ludwig, c’est plutôt une excessivité fantastique (fantastique dans le sens du monde de l’opéra ou de la scène). Pour Hitler, c’est évidemment une excessivité dans le réel, comme en témoigne la manière dont il avait pensé son architecture, à Nuremberg par exemple, et tout ce qu’il avait conçu. Parce que j’ai toujours été d’avis que, si l’on veut travailler ce matériau, il faut aussi lui donner toutes les chances d’exprimer ce qu’il voulait. Sinon, ça ne marche pas, il se tait, comme dans un procès, et le jugement est alors erroné. Il faut toujours d’abord poser les cartes sur la table. Et sur la table, il faut aussi poser ce qu’il voulait véritablement. Visuellement, c’est très facile à représenter, avec les édifices et les détails que l’on peut projeter. Mais interviennent alors les textes qui représentent la part obscure, l’effroyable abîme. Elles détonnent avec les images projetées, ce qui provoque sciemment de grandes tensions. L’horreur est suscitée dans chacune des scènes, mais aussi tout au long du film.
D’un point de vue technique, avec de telles projections venant du devant, on ne doit pas bouger la caméra et les personnages ne doivent pas se rapprocher trop près de celle-ci lors des gros plans : ça ne marche pas sinon avec les ombres et l’arrière-plan. Cela supposait des règles d’organisation bien précises, qui auraient pu devenir un handicap pour un film normal. Mais pour Parsifal, j’ai constamment déplacé la caméra, c’est-à-dire que j’ai consciemment fait des erreurs techniques. Je m’en suis servi pour franchir des limites. D’où certaines séquences qui prennent vie dans la combinaison de projections et procurent, à partir de ces erreurs, des avantages. J’avais aussi un très bon caméraman qui a toujours participé ! Grâce à cela, nous avons fait quelque chose de spécial, ce qui rend d’ailleurs Parsifal différent des autres films.
D. : Le titre « Caverne de la Mémoire » que vous avez donné à votre installation vidéo de la Documenta n° X de Kassel, en 1997, m’a fait penser aux arts de la mémoire. Y a-t-il un lien entre cette installation et la manière dont vous traitez l’espace dans Hitler ? Les personnages qui déambulent devant des images projetées, cela m’a fait penser à certaines pratiques mnémoniques …
H.-J. S. : Je ne connais pas les arts de la mémoire, mais je vous remercie de cette information. Les films sont construits de façon telle que l’on reste en un seul lieu. C’est différent pour les installations. Par exemple, à la Documenta à Kassel, il y avait des étapes à traverser. Chacune correspondait à un film. Il y en avait 32. Ils avaient été tournés spécialement pour l’occasion. Chacun comportait dix ou onze séquences. Il fallait traverser ces étapes comme dans une église. Le principe est assez simple. Le spectateur se déplace au milieu des films et se laisse conduire par les sons et les images, sans œillère. Le titre de l’installation « Caverne de la mémoire » renvoie à Platon. On voit des choses sur le mur que l’on ressent comme vraies, mais ce ne sont que des ombres qui jouent les unes avec les autres. Les projections viennent de l’extérieur et se déplacent à l’intérieur, dans la caverne, dans une boîte noire.
D. : Une question sur les rapports entre la chambre et le monde. Pourquoi, l’espace clos, hermétique, est-il parfois une chambre ? Avez-vous pensé à la camera obscura ? L’œil de Ledoux fait partie des accessoires récurrents de Hitler, il devient même parfois allégorie du dispositif scénographique et filmique. À quel type d’œil correspond la caméra ?
H.J. – S. : C’est une question qui revient sans cesse dans les principales réflexions sur la philosophie de la photographie, notamment pour ce qui touche au processus de formation d’une image grâce à la lumière diffusée sur une surface, sur une plaque. Aujourd’hui avec les photos numériques, c’est tout à fait différent. Mais pour les films, c’est le même procédé que pour les premières photographies. Ce sont en réalité des ombres qui tombent, comme une lumière, sur un fond dans une pièce sombre. Et c’est un processus fascinant, lorsqu’on le fait perdurer et qu’on l’améliore.
La transition actuelle vers l’utilisation numérique des images est impressionnante, mais c’est différent. L’effet est certes le même, puisqu’on voit aussi des images, mais de moins en moins sur du papier et de plus en plus sur des écrans diaphanes. À l’origine des images numériques, il y a aussi, bien sûr, de la lumière, mais celle-ci n’est jamais à proprement parler gravée, aussi ne peut-on finalement que se l’imaginer ; c’est pourquoi, je crois, ces images sont sensiblement plus diaphanes, c’est pourquoi aussi elles sont différentes des photos, et n’agissent pas de la même manière sur les spectateurs. Avec la peinture sur verre, c’est encore différent – les images deviennent plus claires, avec des contours plus brillants, et une lumière traversante.
Cela m’a toujours intéressé de voir comment un film ou une image sont créés dans une chambre noire, parce que je viens de cette génération qui, au départ, n’a travaillé et pensé que de cette façon. Et pour Hitler, cela joue un rôle important parce qu’il y a toujours cette Black Maria qui revient. C’était aussi le cas à l’époque de Hitler, qui s’est toujours préoccupé du cinéma. Il excellait comme metteur en scène et maître d’ouvrage, c’était un maître de ce médium. Il faut considérer les réflexions sur la photographie comme un thème important car il détermine le sens véritable du film.
D. : Y a-t-il d’autres figures qui auraient pu faire l’objet d’un film dans cette même perspective ? On pense à Nietzsche…
H.-J. S. : Nietzsche joue pour moi un rôle important. Un soir, à Weimar, je suis d’ailleurs monté sur scène pour lire certains de ses textes.
D. : Comment vous positionnez-vous par rapport au projet de Fassbinder ?
H.-J. S. : Fassbinder était, en un certain sens, l’inverse de ce que je suis. Je l’ai d’ailleurs attaqué. Mais d’un autre côté, il a été aussi le seul à voir mes films. Il est allé au cinéma, s’est assis et a regardé mes films. Cela l’intéressait. Et j’ai aussi regardé les siens, même si nous faisions des choses différentes. Nous nous sommes aussi croisés parce que j’ai employé un de ses acteurs pour Ludwig, comme lui a fait jouer certains des miens. Nous nous sommes donc mutuellement influencés. Mais oui, en principe, sa coquetterie avec le mélodrame, le kitsch, ce n’est pas tout à fait mon truc. Ni même sa manière de raconter, d’insister sur l’histoire. Mais ce que j’ai trouvé l’a aussi beaucoup intéressé, comme, par exemple, la technique de la projection. Il l’a d’ailleurs utilisée dans la dernière partie de Berlin Alexanderplatz. Il s’y est intéressé de près et l’a mise en relation avec le pathos. Mais cela reste totalement différent, puisque chez lui cela donne un pathos kitsch – qui n’est d’ailleurs pas inintéressant. Lili Marleen m’a beaucoup frappé, mais encore une fois, j’aurais fait quelque chose de tout à fait différent, plus critique et intellectuel, plus exubérant aussi. C’est toute la différence : j’ai pris un vrai risque, ce qui a suscité irritation et inimitié. Fassbinder a aussi pris des risques, mais il était, bien sûr, plus proche de la mode de l’époque dans sa manière de représenter, sans réelle distance critique, des sentiments exacerbés. J’ai eu une position plus nettement critique et on m’en a voulu. Ce que je faisais était au fond trop bon. Mais Fassbinder était un artisan génial.
D. : Peut-être le tenait-il de vous ?
H.-J. S. : Il y avait une blague à l’époque : que Ludwig était le meilleur Fassbinder.