hd retake of old transporta elevator

richieselevators, 2017

par ,
le 3 juillet 2019

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En 2011, le père de Richard, un jeune garçon slovaque atteint du syndrome de Réthoré et passionné de gros boutons, a ouvert une chaine sur Youtube : Richieselevators. La production des vidéos partagées sur cette chaine s’inscrit dans un protocole thérapeutique, rapidement présenté dans l’onglet “à propos” : Richard et son père prennent un ascenseur et filment leur trajet, pour que Richard le visionne ensuite pendant ses séances de rééducation. Le résultat est très positif : Richard (âge de 13 ans aujourd’hui), reconnait les chiffres et les lettres, il marche et fait usage de ses mains. Entre temps, tous deux ont rassemblé une belle collection de virées dans différents ascenseurs de Bratislava et d’ailleurs, au nombre de 721 à ce jour (quelques-unes ont été filmées pour eux, par des admirateurs lointains) : a priori, le binôme est sur un rythme de 4 à 10 ascenseurs mensuels. Ces petits films durent entre 2 et 8 minutes, ce qui pourra sembler un peu trop long, pour un trajet d’ascenseur « standard », attendu que Richard et son père ne grimpent pas au sommet des buildings d’une mégapole – il s’agit essentiellement d’ascenseurs d’hôtels et résidences, de centres commerciaux et de gares.

Youtube compte bien son lot d’ « elevator addicts », collectionneurs et producteurs inlassables de documents audiovisuels associés au thème de l’ascenseur ; mais, et bien qu’elle s’en dise redevable (les chaines de dieselducy et musicfreakcc sont citées d’entrée de jeu), la démarche de Richard et de son père se distingue à quelques titres. Tout d’abord, nous ne sommes pas devant un recueil d’informations variées sur les ascenseurs, mais bien devant l’archive systématique d’une expérience toujours renouvelée. L’ascenseur renvoie ici à l’expérience de son propre usage, et non pas à une connaissance tirée du dehors de cette expérience. Ensuite, c’est l’absence de montage, et plus généralement de toute forme de post-production qui frappe ; l’enregistrement de l'”elevator ride” est livré sans coupe et sans raccord, dans sa continuité. Il n’est accompagné d’aucun commentaire, d’aucun intertitre, d’aucune musique off : rien d’hétérogène à l’expérience sensible que fut ce moment ne vient s’intercaler dans sa restitution vidéo. L’absence de dialogue articulé, liée à la singularité de Richard, accuse le trait : l’atmosphère est feutrée, propice à l’observation et à l’écoute. Le fait enfin que cette expérience, avec son enregistrement qu’elle prend en écharpe, implique un binôme – le père et le fils – fait aussi de Richieselevators une exception parmi les chaines des autres Youtubeurs férus de monte-charge en tous genres (dont les démarches demeurent très individuelles, bien qu’ils puissent toucher davantage d’internautes).

La plupart des vidéos de Richieselevators s’ouvrent sur le geste rituel de Richard (parfois précédé d’un travelling ou d’un panoramique descriptif) : appuyer sur le bouton pour appeler l’ascenseur. Lui et son père entrent ensuite dans l’ascenseur et le temps que Richard l’actionne, on nous laisse le loisir de découvrir la configuration intérieure de celui-ci : les revêtements du sol, des parois, du plafond, la porte, les panneaux informatifs, la disposition des boutons et leurs différentes fonctionnalités. Sa mise en marche nous permettra ensuite d’apprécier son bruit, les jeux de lumière qui y circulent, de se laisser gagner par la sensation de sa masse et de sa vitesse et, moyennant l’ouverture, parfois manuelle et plus ou moins difficile, de sa porte, surprendre par l’écart entre les paysages qui s’offrent au regard, d’un étage à l’autre. À mesure que les vidéos défilent, les différences possibles, d’un d’ascenseur à l’autre, se multiplient et tout projet de classification de l’ensemble se laisse submerger par la richesse de chaque version d’un évènement, présumé anodin. Richard progresse ; il se lève, se déplace, ses bras gagnent en puissance et ses doigts en précision ; il apprend à connaitre le milieu, la signalétique, le « langage » de l’ascenseur. Pour autant, la durée des vidéos ne diminue pas avec le temps ; le handicap de Richard n’est donc pas seul à jouer sur ce paramètre. Il faut dire qu’il s’amuse.

Autour de l’ascenseur, un moment exploratoire est ainsi sanctuarisé, dont le vécu est partagé entre Richard et son père, dont le rendu même (l’enregistrement vidéo) repose sur l’articulation de leurs points de vue, sur leurs déplacements et leur attachement. Les mains du père et celles du fils se délient peu à peu, tandis que ce dernier grandit. Richard appuie sur ce qu’il veut, et ce n’est que s’il lui manque un peu de force pour actionner ce qu’il touche du doigt que son père le fera avec lui. Le plus remarquable, c’est la façon dont l’objectif de la caméra circule en marge de l’opération : le père ne tient pas à cadrer son fils, loin s’en faut. Richard n’entre que ponctuellement dans le cadre, et rarement en entier ; lorsqu’il y apparaît reconnaissable, c’est un peu par hasard : soit qu’il a pris un peu d’avance sur son père dans les couloirs d’un bâtiment, sous l’effet de l’impatience, soit que son visage se reflète incidemment sur une paroi parcourue par la caméra. Mais cette caméra est très mobile, elle court d’une composante de l’ascenseur à l’autre ; ses angles de vue sont très libres, souvent peu coutumiers et parfois vides, sans motivation apparente. Richard n’est pas l’objet de ces vidéos. C’est bien l’ascenseur lui-même que l’on est amené à percevoir, par le regard et l’écoute.

Cela dit, nous sommes bien amenés à le percevoir avec le petit garçon (rappelons que ces vidéos sont d’abord destinées à être regardées par lui), et souvent, au bout de son index, dont tout pourrait bien dépendre. Car ce qui, de Richard, reste accompagné par le regard comme par les mains de son père, ce sont ses bras, ses mains et ses doigts en action, et plus particulièrement son index. Celui-ci apparaît souvent en amorce, par le bord inférieur de l’image, pour actionner les boutons de l’ascenseur (Richard utilise parfois ses pouces pour ce faire). Son doigt est suivi de près, sans doute pour l’évolution de sa “motricité fine”, mais aussi pour le désir qui s’exprime, lorsqu’il effleure un bouton, que l’ascenseur se mette en marche vers l’étage choisi. La fonction du doigt n’est plus seulement d’appuyer sur les boutons, puisqu’il indique aussi ce que Richard veut voir se faire, et au passage, manœuvre le cadre de la vidéo. Par l’entremise de son index, Richard est bien le co-pilote d’un complexe ascenseur-caméra qui l’inclut, et qui marche à merveille.

Richard et son père appuient successivement sur les boutons des différents étages, sans aucun ordre apparent aux yeux du profane ; ils montent, laissent les portes s’ouvrir, parfois quittent l’ascenseur pour jeter un œil dans un couloir, parfois laissent les portes se refermer, parfois le rappellent, et parfois même reviennent au point de départ. Un internaute s’alarme, en commentaire : « Your child destroys the lifts by repeatedly pressing the button » (Votre enfant esquinte les ascenseurs à force d’appuyer plusieurs fois sur le même bouton). Si la réponse est teintée d’humour, elle en dit long : « I deeply apologize for pushing button which is build for pushing… next time we probably use some jedi force without pushing anything… hope now is everything all right » (Je m’excuse vivement d’avoir appuyé sur le bouton qui est fait pour qu’on appuie dessus… la prochaine fois, nous emploierons probablement la force Jedi, sans plus appuyer sur rien… espérons que tout aille bien, maintenant). Le fait est que Richard et son père n’empêchent pas les ascenseurs de fonctionner, bien au contraire : ils les font marcher. Les ascenseurs qu’ils empruntent montent et descendent, répondent à l’appel d’autres usagers, leurs portes s’ouvrent et se ferment, les étages sont annoncés sur les écrans digitaux. Ils fonctionnent, plus ou moins vite, mais parfaitement ; disons qu’il répondent à l’index de Richard (plus encore qu’ils ne fonctionnent), et c’est précisément pour cela qu’ils deviennent ces attractions.

Plutôt que des « trajets en ascenseurs », Richard et son père font bien des tours d’ascenseurs (autre traduction légitime, après tout, de l’expression « elevator ride » utilisée dans le descriptif de la chaine). Un tour d’ascenseur est susceptible de durer plus longtemps qu’un « trajet en ascenseur ». Plus globalement, il engage un autre régime d’utilisation de l’ascenseur ; il ne tend pas exactement vers le même objectif, il ne procède pas exactement du même désir. Ici, l’efficacité de l’ascenseur est irréductible à sa capacité à emmener ses usagers d’un étage à un autre, pour leur permettre d’y accomplir une action présumée plus décisive ; elle s’évalue à l’aune de ce que l’ascenseur rend sensible de son propre fonctionnement tout en fonctionnant. Sans grande surprise en perspective (ça marche), le tour d’ascenseur devient ce gros lot de petites surprises : une transparence, un reflet dans un miroir, une grille à fermer manuellement, un clignotement, un motif insolite, un intrus, un changement de luminosité, de paysage, un drôle de bruit, un mugissement : purs signes de l’admirable fonctionnement des ascenseurs. Qui se sent perdu à ce niveau n’a qu’à se fier au joyeux pépiement de Richard que l’on entend parfois hors-champ, à son index et à son regard, toujours très concentré, qui traverse furtivement le cadre tandis que son père s’applique à recueillir les différents aspects de son environnement, jusqu’au plus insignifiant. L’ensemble requiert une forme particulière d’attention à la fois distraite, émancipée de tout impératif de rendement, mais aussi très réceptive, disons même une attentivité, si on m’autorise ce néologisme qui désignerait cette faculté de ressentir les éléments non-alignés d’un milieu, leurs localisations et leurs infimes, mais incessantes variations.

Voici hd retake of old transporta elevator, sur Richieselevators :