House of the Dragon, saison 1

Vol au-dessus d'un nid de dragons

par ,
le 2 novembre 2022

viserys.jpg

Des innombrables spin-offs mis en chantier par HBO pour faire fructifier l’univers de George R. R. Martin, House of the Dragon est celui qui se rattache le plus directement à Game of Thrones, généalogiquement (le récit se situe cent-soixante-dix ans en amont, lorsque débute le déclin de la famille dragonnière) et géographiquement (l’intrigue est encore sise à Westeros et tourne autour du trône, quand les autres projets annoncés devraient arpenter d’autres terres ou mobiliser d’autres castes). Peut-être est-ce en raison de cette descendance immédiate que toute l’intrigue de la première saison interroge la légitimité des successions, et que les protagonistes qui occupent le trône ou s’en approchent s’inquiètent à haute voix de leur petitesse relative face à l’éclat des gloires passées. Bien que Martin ait accompagné cette nouvelle série comme il avait auparavant épaulé celle de Dan Weiss et David Benioff, Ryan Condal, le showrunner de House of the Dragon (épaulé pour la seule première saison par Miguel Sapochnik), semble s’être demandé à chaque instant comment succéder sans suivre ou perpétuer sans répéter. Mais plus largement, toute l’histoire de HBO tient dans cette logique de l’amendement amenuisé. Son premier coup d’éclat, Les Sopranos, était déjà hanté par l’angoisse de n’être pas à la hauteur – complainte constante de Tony se plaignant de la disparition du « strong, silent type » autrefois mis en scène par le cinéma (la formule vient de River of No Return de Preminger, appliqué par Monroe à Mitchum), quand les mafiosi nouvelles générations bavardent sur des divans. Depuis, de The Wire à Game of Thrones, la chaîne câblée américaine n’a cessé de répéter que films et séries diffèrent comme le mythe et le roman, le manichéisme et le machiavélisme ou le céleste et le sublunaire, si bien qu’aux voyages et conversions des héros d’hier succède le nuancier des surplaces et le règne du gris, qui décolore l’éclat des grandes gestes au profit du clair-obscur des calculs. L’épique s’y renégocie au contact du quotidien – canal même de la télé, médium domestique fondamentalement répétitif –, de sorte que la gloire se mêle aux petitesses et que la logistique remplace les récits de l’élection. Et si Game of Thrones a pu un temps passer pour l’épopée de notre époque, c’est justement parce qu’elle arrivait à un âge déserté par l’esprit de croisade et qui ne pense plus l’aventure qu’à l’aune de l’entrepreneurial, avec ce que cela implique de pions, placements et OPA.

Cette conscience aigüe des impératifs de son canal laisse espérer que les futurs prequels, sequels ou parallels ne s’apparenteront pas à l’entreprise de pillage de lore qui frappe aujourd’hui des franchises comme Star Wars ou Le Seigneur des anneaux, minées par des empires marchands (Disney et Amazon) peinant à concevoir les fils narratifs autrement que comme un chemin de randonnée (le tourisme galactique de The Mandalorian, prétexte à un style versant dans le Ushuaïa science-fictionnel) ou comme une saga légendaire drapée dans une toge rococo qu’aucun kitsch n’effraie (Les Anneaux de pouvoir, qui inaugure au sein du format sériel le genre du nanar chic, avec un style aussi clinquant que les manières d’un nouveau riche). Sans doute de tels ratages procèdent-ils d’abord d’une inadéquation du matériau, les deux grands cycles épiques du siècle se laissant mal réduire aux dimensions du petit écran et à la logique narrative de la petite semaine. À l’inverse, l’entreprise littéraire de Martin s’y prête excellemment, puisqu’elle s’est conçue comme une réécriture de Tolkien à la lumière de Machiavel, accommodant Sauron aux Borgia et s’inquiétant des finances et des infrastructures plus que des chevauchées. Son Fire and Blood, duquel est adapté House of the Dragon, se présente comme un Silmarillon préférant la forme de la chronique médiévale – le livre croise différentes mémoires des règnes des premiers Targaryen – à la formule des contes et légendes. Intriguant, aussi, est le fait que Ryan Condal ait d’abord travaillé sur une série autour de Conan le barbare, à partir du livre de Robert Howard comptant parmi les influences partagées de Tolkien et Martin. Prévu pour Amazon Prime, le projet avait été torpillé pour faire place à l’adaptation pompière des appendices du Seigneur des anneaux. Martin et HBO l’ont donc recruté pour travailler sur un segment particulier de Fire and Blood : le déchirement d’un règne après la gloire de la conquête – pente déclinante absente de la série d’Amazon droguée aux merveilles. L’exode et les victoires d’Aegon premier proposent un type de drame auquel le canevas sériel reste inapproprié ; que celui-ci vienne après, comme copie rétrécie, c’est ce que montre assez, dans cette première saison, le couronnement d’Aegon second du nom, créature dénaturée dont le sacre ne fait qu’accuser l’écart entre deux âges. Ryan Condal a d’ailleurs plusieurs fois comparé la période dépeinte par sa série à celle des empereurs romains tardifs, non sans un flou épochal qui ferait sourciller les antiquisants. Manifestement, la manière qu’ont Martin et lui d’envisager la trajectoire de la dynastie targaryenne est imprégnée du modèle décadentiste ayant innervé une historiographie romaine trouvant en Montesquieu et Gibbon leurs versions les plus célèbres, et qui se résume dans le postulat d’un pourrissement intérieur (Rome n’est toutefois pas le seul modèle d’un récit qui, comme toujours chez Martin, puise dans différentes époques : difficile d’imaginer qu’un écrivain revendiquant l’influence des Rois maudits de Druon n’ait pas trouvé l’argument de ce récit – des problèmes de succession liés au genre de l’héritière – dans les discordes du bas Moyen Âge autour de la loi salique, qui interdisait en France que la couronne revienne à des femmes ou soit héritée d’elles).

Si House of the Dragon raconte la fin de l’ère des serpents ailés et Game of Thrones celle de leur provisoire renaissance, les deux peignent gris sur gris et déduisent leurs drames de la sclérose des règnes. Ce pourquoi les premières saisons de chacune se ressemblent tant – la mort d’un roi mène à la guerre civile –, même si celle de Ryan Condal joue sur une élasticité temporelle pleine d’ellipses que ne se permettait pas sa devancière. C’en est une des plus grandes beautés que ce ralentissement donnant au démarrage narratif des airs de délayage ennuyé, de sorte que le temps semble figé par l’attente tout en usant les corps avant même qu’ils ne s’exercent vraiment (d’où ce choix de changer d’actrices en cours de saison, au lieu de recourir aux moyens pourtant avancés de la cosmétique digitale : seul le troc des corps souligne à ce point une maturation en forme d’épuisement). L’espèce de fatigue résignée qui plane sur tous les personnages et donne à cette série pourtant encore peu meurtrière son parfum de mélancolie funèbre vient en grande partie de cette élongation que n’avaient jusqu’alors expérimenté que des séries anthologiques comme True Detective ou Fargo. Cela explique aussi que, malgré la similarité des situations (une foire d’empoigne pour le trône) et l’apparent cousinage des protagonistes (Rhaenyra rappelle Daenerys, Daemon Jaime, etc.), House of the Dragon finit par se démarquer de Game of Thrones, puisque l’une joue sur la stratification temporelle quand l’autre (ab)usait de la multiplication des espaces, s’éparpillant à force de vouloir englober. La série compte certes des excursions hors des palais, dans les bas quartiers de la capitale ou les marches du royaume, mais les branches ne cachent pas un tronc vertébrant plus solidement l’ensemble. Car à la rivalité entre familles s’est substitué un conflit intra-familial et inter-générationnel, né de l’inconséquence de pères ayant mis leurs filles dans des situations délicates au point que s’entretuer passe pour nécessité – tout cela pour une toquade de veuf royal, prêchant en pure perte une paix que son mariage déraisonnable ne pouvait que mettre en péril. Ce resserrement de l’intrigue autour d’un réseau relativement étroit et le soin qu’elle met à ne pas trop élargir l’arbre des affins et alliés évitera peut-être à House of the Dragon l’émiettement de Game of Thrones, qui s’ouvrait sur une décapitation et un démembrement quand sa sœur commence sur un sacre censé préserver l’unité. Une telle différence montre également que House of the Dragon prend au sérieux une royauté que sa prédécesseure frappait sans cesse de nullité. Les rois de Game of Thrones était fainéants, fous, faibles ou impuissants, et toute la série s’attachait à exposer l’art du gouvernement caché sous le cérémonial du règne ; elle mettait donc au centre les conseillers, Tyrion au premier chef, et ruinait la symbolique du pouvoir en rappelant qu’un titre n’est rien sans les armes pour le défendre. Une figure aussi intéressante que Viserys y était impensable, alors qu’il incarne ici la pratique d’un pouvoir sage par défaut et erratique par moments : ni faible ni fort, entre la mesure et la tiédeur, conscient des devoirs de sa charge tout en étant prêt à déroger à ce que son sceptre commande et dont la seule grandeur est de refuser la gloire des batailles en raison d’un secret légué de roi en roi (le rêve d’Aegon annonçant la guerre de la glace et du feu) dont tout présage qu’il aura été le dernier dépositaire consciencieux. À tous les égards, il représente l’antithèse des Underwood dans la paradigmatique House of Cards, où la constante métaphore du poker ramène la sphère du symbolique au simple art du bluff et du buzz. La nouveauté de House of the Dragon tient cette affirmation qu’en politique le dessous des cartes n’est pas tout, et que l’apparent compte autant que le caché.

De telles figures de monarques mous mais aptes sont somme toute assez rares dans nos fables politiques. Qu’elle serve ici de centre de gravité – certes croulant – montre combien la méditation sur le pouvoir a évolué depuis Game of Thrones. Disons que le problème n’est plus vraiment le trône mais la couronne : il s’agit moins de savoir qui exerce le pouvoir que de saisir les ressorts de son incarnation (lors du dernier épisode, plusieurs insistent sur le fait qu’Aegon a reçu les « symbols of legitimacy » dont Game of Thrones n’avait cure) et de son intériorisation (voir le cri tragique de Viserys au milieu de la saison, « Even I do not exist beyond traditions and duties » ou la réponse de Rhaenyra à son amant la pressant de fuir avec lui, « I am the crown. »). De son fardeau, aussi bien : la série aligne les personnages fuyant leurs titres, de Aegon refusant d’être roi à Lucerys repoussant l’héritage de Driftmark ; Rhaenyra elle-même désire moins le pouvoir que la sécurité qu’il lui garantit, et, comme Alicent, elle apparaît lasse d’être prise dans des querelles pour un titre auquel elle ne tient plus mais que sa naissance la force à préserver sous peine de mourir ; seuls les guerriers Daemon et Aemond cultivent une ambition hors de leur portée – ils ont de toute façon trop le culte de la force pour observer les usages du règne – et le premier est même un temps fatigué de son rang et de son sang, au point d’être prêt à cet exil pour lequel optera un autre prince, Laenor. Le trône attire mais la couronne pèse : là où Game of Thrones montrait des appétits destructeurs pour le pouvoir, House of the Dragon figure plus tristement l’usure d’êtres obligés de rester couteaux tirés parce que, dirait Bourdieu, ils ont été hérités par l’héritage. D’où l’obsession de la série pour les mariages et successions, bien au-delà de ce que Game of Thrones en faisait (les alliances par épousailles y finissaient d’ailleurs toujours assez mal) ; ce n’est pas pour rien que l’arc de la saison tourne autour de trois accouchements malheureux, le premier débouchant sur une césarienne assassine, le second sur une immolation volontaire et le dernier sur un enfant mort-né (manière, aussi, de rappeler l’enjeu politique propre au genre du monarque, au-delà des préjugés patriarcaux : si, comme le voulait Kantorowicz, le roi a deux corps, toute reine en a régulièrement trois, de sorte que les périls de la grossesse représentent autant de dangers pour le règne). Le sang qui irrigue les maquettes du générique a donc ici une valeur généalogique débordant la simple mesure des massacres. En témoigne l’inflexion du motif de la bâtardise, déjà central dans Game of Thrones mais à titre de séparation entre les grands et les petits – Jon, Gendry ou Ramsay figuraient le maillon entre low born et high born, déroutant à leur façon la fracture sociale qu’exploitait si vivement la série alors que, passées quelques excursions à Culpicier, le ghetto de Port-Réal, House of the Dragon reste étrangère au problème de la division des naissances. Constamment rappelée, la bâtardise des enfants de Rhaenyra ne prend sens qu’au regard de la légitimité de leurs titres et de l’inquiétude juridique de la série, qui fait du droit du sang le seul rempart contre le bain d’hémoglobine. C’est dire aussi combien, en faisant mine de présenter l’archéologie de Game of Thrones, House of the Dragon va à rebours des axiomes politiques qu’elle exposait : l’art du gouvernement, ici, réside entièrement dans le soin du règne, non dans les égouts dont Tyrion se vantait d’être l’ingénieur ou dans la gestion de l’argent intronisé seul véritable prince. Preuve en serait que les conversations du roi avec ses conseillers, Lyonel Strong au premier chef, ne concernent que les différents mariages en vue. Inutile de souligner le conservatisme d’une telle morale politique, comparée aux esquisses démocratiques traversant ça et là Game of Thrones. Il faut surtout noter qu’il s’agit d’un conservatisme de survie, de ceux qu’engendrent les mondes au bord du gouffre – celui de Westeros comme le nôtre.

Le seul élément inchangé d’une série à l’autre est au fond la militarisation des dragons, et c’est peut-être en cela qu’elles nous renseignent le plus sur notre âge. De ces créatures de légende à la croisée du serpent et de l’oiseau, gardiens de trésor ou voleurs de vierges, les mythes d’hier avaient fait soit un emblème du mal à terrasser, de Horus à Saint Georges, soit, comme en Chine ou au pays de Galles, une divinité protectrice placée résolument au-dessus du royaume des hommes. Certes, Game of Thrones et plus encore House of the Dragon insistent par moments sur la divinité virtuelle des Targaryen en tant que dragonriders. Mais l’essentiel reste que la plus indomptable des créatures ait été domestiquée et transformée en machine de guerre, dusse-t-elle parfois échapper à ceux qui la manient (mais c’est le destin de tout instrument guerrier que de s’emballer en rendant captifs de sa force ceux qui en usent). Difficile de ne pas y voir l’écho d’un certain usage du monde transformant toute chose terrestre en ressource et, in fine, toute ressource en arme.

rhaenyra.jpg

House of the Dragon, une série de Ryan Condal et George R. R. Martin avec Milly Alcock (Rhaenyra jeune), Emma d'Arcy (Rhaenyra mature), Paddy Considine (Viserys), Emily Carey (Alicent Hightower jeune), Olivia Cooke (Alicent Hightower mature), Matt Smith (Daemon), Eve Best (Rhaenys).

Nombre d'épisodes de la saison 1 : 10, d'environ 1h chacun, diffusés du 21 août 2022 au 23 octobre 2022.

Chaîne de diffusion : HBO.