Barnabé Sauvage : Cette nouvelle saison de House of the Dragon développe peu ou prou le même dilemme dramatique que la dernière saison de la série Succession (Jesse Armstrong, 2018-2023). Quelle interprétation donner aux dernières volontés ambiguës d’un vieillard dont l’habileté politique (brutale ou bénévole) avait permis une longue période de stabilité désormais menacée (là l’empire financier de Logan Roy, King Lear contemporain avoué, ici une crise de légitimité dans un système féodal en proie à une querelle de succession librement inspirée de la Guerre des Deux Roses) ? Quand le barbon cacochyme de la série de Jesse Armstrong laissait derrière lui un testament ambivalent (rature ou soulignement du nom de son héritier ?), duquel l’ultime saison a su tirer un magistral ressort comique, le doute planant sur le sens des ultima verba du roi Viserys, à la fin de la saison 1, est toutefois autrement plus métaphysique. En souhaitant le retour d’un « Aegon » sur le trône, évoquait-il le premier né de son second mariage, comme s’en convainc son épouse Alicent afin de repousser les prétentions de l’aînée du roi, la princesse Rhaenyra, ou bien le lointain héritier d’une prophétie dont l’accomplissement est nécessaire à la survie de l’humanité – comme le savent son héritière légitime et surtout le public de la série, instruit par les événements de Game of Thrones ?
Cette (fausse) mise en doute est révélatrice des options politiques différentes prises par les deux séries (Succession étant convaincue de la victoire de la rouerie sur la piété filiale, comme en témoigne son finish ; House of the Dragon restant sur ce point plus ambiguë), tout autant que de la différence de cette dernière avec la série-mère. Si la première série adaptée de l’univers de G. R. R. Martin avait fait sien, du moins dans les premières saisons, le credo d’une écriture de l’histoire relativiste, fondée sur des conflits de récits et le contrôle de la force mémorielle (gagne celui ou celle qui saura imposer sa lecture de l’histoire), House of the Dragon renoue avec la finalité transcendante du récit épique ou chevaleresque. Tenant lieu d’une prédestination ou d’un droit divin, la justification de l’exercice du pouvoir s’y démontre d’une manière tout à fait inhabituelle dans cet univers : le pouvoir mérite d’être conservé par la lignée en place et par la fille aînée du roi Viserys, Rhaenyra, car elle seule est dépositaire de la finalité ultime de la monarchie. Celle-ci n’est plus entièrement confondue dans l’art de parvenir au pouvoir et de le conserver, mais trouve une raison supérieure : la perpétuation d’un secret, confié de génération en génération, dont la connaissance est nécessaire à la préparation du royaume à l’accomplissement de la prophétie et à la survie d’une humanité menacée par un éternel hiver. Cette transformation quasi copernicienne de la lecture des actions des personnages, toutes désormais jugées à l’aune de l’étalon d’un plus grand bien commun connu du public, n’est pas sans conséquence pour la compréhension des enjeux de la série. Elle participe, à un niveau à mon avis plus profond que la présence plus régulière qu’auparavant de dragons à l’écran, à la glissade heroic-fantasiste de la série et à la lisibilité accrue de sa signification idéologique – et donc aussi, fatalement, au rabougrissement de son exploration des raisons d’agir politiques des personnages. Puisque, sauf rare exception, ceux-ci ne connaissent pas le contenu de cette prophétie[11] [11] Le partage de ce secret constitue d’ailleurs le centre du dernier épisode de cette saison, et le dénouement de l’arc narratif de Daemon, un autre prétendant au trône se rangeant finalement aux côtés de la branche légitimiste après la découverte de cette vérité dernière. , le public se trouve fatalement plus disposé à l’égard du camp de Rhaenyra. Faut-il y lire une manière de clore l’accès au récit aux contre-discours relativistes (par analogie : aux fakes news, aux contestations électorales et, pourquoi pas aux positions climatosceptiques) afin de resserrer les rangs derrière une prétendante unique ?
Il n’en reste pas moins plaisant de déceler dans les manifestations culturelles d’une société les symptômes de la crise politique qu’elle couve. Ici la partition du royaume en deux camps antagonistes à la suite d’une longue période de relative stabilité intérieure ne fait que trop visiblement écho à la situation électorale étasunienne de ces dernières années. Il faut toutefois noter que le spectre de la guerre civile, attisé par le camp suprémaciste antiwoke derrière Donald Trump, est néanmoins régulièrement conjuré, dans la série, par les actions des deux principales protagonistes de la saison. La prétendante légitimiste Rhaenyra et la reine-douairière Alicent, deux femmes, se voient prêtées des mobiles politiques et des méthodes substantiellement différents du répertoire d’actions viriliste traditionnel : les stratégies d’évitement de la guerre (les aller-retours des protagonistes entre Port-Réal et Peyredragon malgré le blocus), certes infructueuses, mais non moins risquées que les conflits directs, prennent une place nouvelle et non négligeable dans le développement dramaturgique de la saison. On peut certes discuter des justifications de cette mise à distance des politiques guerrières par les deux personnages, dont l’expérience décisive de la maternité et de la parentalité, heureuse comme malheureuse, est trop régulièrement mise en avant pour déjouer le soupçon d’essentialisme. Mais on peut aussi y voir une forme de déviation, suffisamment rare dans les discours étasuniens pour rester originale, par rapport aux discours militaristes habituels que la période actuelle fait de nouveau ressortir en plein jour.
Gabriel Bortzmeyer : Oui, House of the Dragon raconte la première mort de ce dont Game of Thrones narre l’ambivalente résurrection. Elle restaure (chrono)logiquement un âge où l’épique se renégocie à la baisse pour se maintenir et où le pouvoir est, sinon intact, du moins encore auréolé d’une certaine nécessité. Game of Thrones montrait la puissance du gouvernement (Tyrion et autres conseillers) s’exerçant souterrainement, dans le dos de monarques inaptes ; à côté de ça, elle faisait le récit de suzerainetés rebelles détraquant la pyramide du pouvoir. House of the Dragon repose, a contrario, sur un drame des souverain·es, en même temps qu’elle propose une méditation sur leur armement. Si la légitimité de chacun·e peut être remise en cause, le trône reste stable ; de même, les obéissances valsent moins que dans Game of Thrones, et les trahisons y sont plus rares. Le but n’est plus de ridiculiser le règne au profit des vassalités déloyales, mais de dramatiser la souveraineté et ses clivages.
Il faut que le trône tienne parce que la question centrale d’House of the Dragon est celle des prétendants. Dans la saison 1, elle se concentrait sur l’ordre des héritages. Elle s’est ici multipliée, entre les prétentions rivales au trône, les conflits dans l’exercice de la régence et, à la fin, les prétendants au titre de dragonriders. Qu’est-ce qui légitime l’exercice de la souveraineté ? Qu’est-ce qui y donne droit ? La série va là assez loin de ses sœurs. Les récits d’HBO n’ont cessé de rapporter le pouvoir à la puissance de feu. House of the Dragon leur emboîte bien sûr le pas en ramenant le conflit à une arithmétique des dragons – et on pourrait épiloguer sur cette militarisation de la divinité (assez de personnages répètent que les dragons sont des dieux, et qu’on ne peut impunément les inclure dans le grand jeu humain). Mais le pouvoir ne s’y ramène jamais entièrement. Les insignes du sacre, les processions, les symboles comme les rumeurs ou les émeutes, les ascensions soudaines ou les acclamations, tout ce qui participe à la fabrique du consentement au souverain, tient une place aussi importante que les dragonnades. Il y a toujours un reste qui déborde la stricte force.
Quelque chose comme une gloire saisie au moment où elle s’écaille. House of the Dragon raconte le début d’une fin et d’un oubli ; elle n’a pas affaire comme Game of Thrones à un monde prosaïque, d’ores et déjà déserté par l’épique (qu’il s’agit de restaurer), mais à un abâtardissement des acteurs et actrices du drame. Rares étaient les bâtards de Game of Thrones à accéder à la table des nobles. John Snow lui-même était un bâtard de race, Ramsay une race abâtardie, Gendry un tardif miraculé de l’ascenseur social. House of the Dragon les fait au contraire proliférer à mesure que la série avance, au risque d’entretenir une indétermination grandissante quant aux conditions de la naissance. Le fils de Rhaenyra se plaint de sa politique trop inclusive, qui l’abaisse, lui, bâtard évident mais non reconnu comme tel, lorsqu’elle laisse des bâtards aux lignages incertains monter sur le dos des dragons. D’où l’atmosphère plus endeuillée de cette série, pour laquelle chaque progrès est un abandon sur le dos de la noblesse. La saison 1 était mortuaire, avec ce roi allant à pas lents vers la tombe ; celle-ci est finalement peu sanglante, mais tout y pèse lourdement parce que l’avancée y prend la forme d’un déclin. La garde du roi se déshonore maintes fois, le peuple s’invite à la table des rois (et y rote). Tout s’abaisse, voire se démocratise. House of the Dragon me fait surtout penser à Downton Abbey : même drame des prétentions contestées sur un titre (de noblesse et de propriété), même fascination pour un changement apportant forcément le mélange du sang. Il y a là une forme de mélancolie conservatrice déguisée ici en élégie de l’épique.
B.S. : Tu as raison de pointer l’atmosphère fin-de-règne qui plane sur toute la saison, qui là encore rappelle, curieusement, les classiques du genre de la fantasy – je pense notamment à la méditation tolkiénienne sur l’exode du (sur)naturel et du magique et son progressif remplacement par une trop humaine société. Le Seigneur des Anneaux narrait, en arrière-plan des péripéties romanesques, comment la haute lignée des Premiers-Nés quittait la Terre du Milieu pour en laisser à contrecœur le soin à la race des hommes industrieux (Tolkien étant pétri par l’idéal romantique qui voit, à la charnière entre le XIXème et le XXème siècle, l’aristocratie du sang céder sa place à une bourgeoisie de rang). Or, si on avait eu tôt fait de Martin un héritier iconoclaste du linguiste et romancier britannique, parce qu’il avait su troquer le symbolisme chrétien et l’épopée à la Hésiode pour Machiavel [22] [22] Chez Tolkien, seul le retour du roi avait pu permettre un répit dans la longue dégringolade de l’humanité de l’âge d’or vers l’âge du fer, quand Martin terminait la version télévisuelle du Trône de fer en abolissant la monarchie héréditaire. , force est de constater qu’ici la figure si centrale de l’abâtardissement oblige à reconsidérer ce constat. Dans House of the Dragon, la déchéance de la légitimité monarchique se lit parfaitement à travers la progressive corruption de l’héritage magique : les dragons rabougrissent, les consanguins dégénèrent, le sang de la vieille Valyria ment de plus en plus.
De la disparition inévitable des divinités draconiques dont tu parlais ne résulte pas seulement le désarmement progressif de la maison Targaryen, dont la puissance de feu volante suffisait jusque-là à décourager toute prétention à l’usurpation, avec elle s’envole aussi une certaine conception de la légalité de droit divin. La guerre civile constitue pour la royauté targaryenne une même crise politique que celle qui conduisit l’Ancien Régime à brader ses privilèges à une nouvelle noblesse : en étendant l’accès aux fonctions militaires les plus significatives à des roturiers, elle perd pour toujours la main sur le régalien, tandis qu’en retournant la puissance de ses dragons contre ceux du camp d’en face, elle court le risque d’en faire diminuer dramatiquement le nombre, et de faire disparaître la seule frontière qui la sépare des autres lignées et la désigne comme une caste. Les conséquences, on s’en doute, se payeront tôt ou tard : la crise de régime éclatera sitôt la crise politique passée, et met en marche ce qui deviendra la rébellion de Robert l’Usurpateur, événement fondateur de la série Game of Thrones.
G. B. : Peut-être que House of the Dragon s’avance vers le même constat que celui sur lequel s’achevait Game of Thrones : la guerre totale, l’engagement dans le conflit d’armées basées sur l’infanterie débouche sur cette esquisse de démocratie que Sam proposait lors du conseil des Grands à la fin de la série. Et en même temps, rien ne nie plus la force du nombre qu’une poignée de dragons en mesure d’exterminer des colonnes entières en quelques crachats incendiaires. Peut-être est-ce pour cela qu’on ne comprend pas grand-chose aux mouvements de troupes à travers la saison. Dans cette guerre qui ne dit pas son nom, déclarée sans l’être vraiment, faite encore d’escarmouches et non de batailles décisives, les grandes manœuvres sont d’avance minorées par leur vulnérabilité. Seule l’aviation compte vraiment. Et par là, le modèle épique que restaurait Game of Thrones se fragilise un peu, parce que le modèle du chef guerrier (John Snow) ou de la reine amazone (Daenerys) ne fonctionne pas dans un récit substituant moins de dix dragons aux troupes représentant le peuple en armes (et l’épique repose en partie sur l’identification d’un héros et d’une armée populaire). Les deux seules figures de guerrier sont des pièces folles, Daemon et Aemond (dont les noms ont de toute évidence été conçus en miroir, pour souligner la solidarité de leurs positions : seconds couteaux qui se voudraient premiers, et qui font sortir la force de toute mesure parce qu’ils en font la seule mesure des armes, négligeant la diplomatie). Les autres figures du pouvoir y sont impropres à la geste : roi fainéant puis estropié, reine enfermée sur son île, conseillers impotents ou handicapés. Cela peut-être parce que House of the Dragon entend narrer la dégradation du récit épique.
Ou sa mise en attente. La beauté de la saison 1 tenait à cette longue agonie d’un roi à la mort duquel toute la suite du récit était suspendue, comme s’il fallait attendre indéfiniment pour embrayer une guerre attendue de part et d’autre. Cette seconde saison obéit aux mêmes lois dilatoires. La guerre de mouvement y est en même temps une esquive des batailles. Chaque camp pèse ses forces et avance ses pions sans jamais les engager. Tout y est à la fois menace et retenue, et la beauté politique de l’action tient à cette patience dans l’usage des moyens de la guerre. Peut-être que la prochaine saison verra arriver les charniers encore si limités. Ou peut-être que tout s’y jouera encore autour d’une force répugnant à son propre usage, faisant entrer dans la balance des calculs résistant à la seule puissance de frappe. C’est pour le moment la belle singularité d’House of the Dragon : avancer à reculons, aller contre la pente apparente de son récit ; délayer, mais d’une autre façon que Game of Thrones, qui reportait la venue des White Walkers tout en massacrant son personnel dramatique de saison en saison. Il n’y a ici aucun horizon de ce type. Le délayage revient à retarder non le terme mais le début. Drôle de récit que celui qui se déroule comme malgré lui, en faisant toujours mine de ne pas vouloir avancer de peur de s’auto-détruire.