How To with John Wilson, John Wilson

Ready-Men

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le 27 septembre 2023

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L’an dernier, en écrivant un texte sur la série The Rehearsal, je décrivais l’embarras du critique qui doit, en préambule, « expliquer » le dispositif des projets de Nathan Fielder, situés quelque part entre le documentaire, la télé-réalité et la parodie. Et si How to with John Wilson paraît, en apparence, plus ancré dans une esthétique documentaire connue et convenue, décrire précisément la série est un exercice tout aussi périlleux. Car la série de John Wilson, produite en collaboration avec Fielder et Michael Koman (déjà producteur de Nathan for You), est à la fois construite sur un dispositif docu-fictionnel complexe et sur une très singulière expérience sensible. Les épisodes de How to with John Wilson se présentent comme des « How to », des « tutoriels », où John Wilson, artiste américain, prétend nous apprendre, caméra en main, à améliorer notre mémoire, trouver des toilettes publics ou cuisiner un risotto. Mais, très vite, Wilson dérive et se retrouve embarqué dans d’improbables péripéties avec des inconnus rencontrés au hasard – inconnus qui, puisqu’il a une caméra à la main et qu’il leur dit « Je travaille pour HBO », acceptent d’ouvrir leur porte et de dévoiler des parts étranges de leur vie et de leur quotidien. La différence principale avec les œuvres de Nathan Fielder est justement le rapport qu’il entretient avec ces inconnus. Wilson parvient à trouver, dans cette étrange Amérique, des personnages au moins aussi extravagants que ceux que filme Fielder (l’exemple le plus marquant : dans le quatrième épisode de la première saison, cet homme convaincu qu’il parviendra à faire « repousser » son prépuce en attachant, toutes les nuits, une corde à l’extrémité de son sexe – et qui fait, sans aucun complexe, la démonstration de son invention), il est cependant beaucoup moins « piégeur », les impliquant rarement au-delà de quelques minutes et jamais au-delà des limites d’un épisode. Si l’on a hâte de découvrir les inventions terribles de la prochaine série de Nathan Fielder, The Curse, présentée à l’origine comme une série de fiction mais qui empruntera vraisemblablement à la télé-réalité la plus sordide, on est aussi heureux d’avoir pu voir trois saisons de How to with John Wilson, série unique, moins périlleuse dans sa démarche et son éthique, et infiniment plus tendre envers les singuliers personnages que l’on y croise.

Cette description omet cependant la part la plus singulière de la série, son montage. Tous les épisodes sont accompagnés par la voix off très « subjective » et hésitante de John Wilson, une voix off qui nous explique « comment » faire telle ou telle chose, mais dont les accents et les inflexions accompagnent surtout la progression dramatique des errances filmées. Voix off dont les différentes hésitations sont toujours illustrées ou accompagnées par des images capturées dans la ville de New York, personnage central de la série : parfois, le montage « littéralise » une expression imagée (ou l’inverse) ; d’autres fois, c’est la voix off qui ajoute une connotation inattendue aux images. Une complexité de montage qui devient souvent proprement sidérante ; on en vient à comprendre que la série se fabrique à partir de dizaines, sinon de centaines d’heures de rushes pris sur le vif dans les rues de New York, que Wilson et son équipe trient, catégorisent et utilisent comme des mots-images reliés ensemble au montage. On ne saurait en quelques mots résumer la complexité de ces associations, et le caractère ubuesque de ces « trouvailles » : New York ne faillit pas à sa réputation de ville-monde où des absurdités se déroulent en permanence, et il faut reconnaître à Wilson un talent certain pour les débusquer et les filmer. Comme une exception qui confirme la règle, Wilson consacre un épisode de cette troisième saison à la « fabrication » d’une de ces images, qu’il concède avoir tourné en studio ; or, pour cette image « de fiction », on trouve des centaines d’autres plus folles encore, tournées dans les rues, manifestement sans aucune mise en scène. Wilson a d’ailleurs concédé en entretien que les épisodes de la série, s’ils sont « écrits » en avance, sont presque intégralement réécrits après le tournage, en fonction des rencontres qu’il a fait et des images qu’il a glanées.

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Le titre de la série rappelle la fameuse chaîne YouTube HowToBasic, où, au début des années 2010, un filmeur anonyme, muet et apparemment complètement nu se faisait un plaisir de détruire des œufs, des pièces de viande et autres denrées alimentaires. How to with John Wilson puise globalement dans le monde de YouTube – son principe de base est bien celui de ce genre sublime et indémodable des « tutos » que l’on trouve en masse sur la plateforme de vidéo amateur et où l’on peut, se plaît-on parfois à dire, tout apprendre. Mais le genre est immédiatement détourné et l’on trouverait des influences plus concrètes en cherchant dans le parcours de Wilson, qui a régulièrement travaillé avec des galeries d’art (ses premières vidéos « How To » sont d’ailleurs antérieures à la production de la série). Le cadre new-yorkais, la frontalité documentaire, le rapport au ready-made (Wilson se met souvent en scène comme rencontrant « par hasard » les personnes qu’il interroge, et donne l’impression de n’avoir à faire aucun effort pour qu’ils lui offrent les matériaux humains délirants dont il raffole – une sorte de ready-made humain), tant de choses qui évoquent l’avant garde new-yorkaise, en particulier les figures de Jonas Mekas et d’Andy Warhol. On pense volontiers au premier pour des raisons esthétiques : cette captation « caméra à la main », parfois bringuebalante, évoque autant certaines émissions de télé-réalité que les œuvres du pionnier du journal filmé, qui, comme Wilson, fabriquait ses films au montage en sélectionnant des instants de vie new-yorkais fugaces et jugés assez beaux, uniques, ou drôles (l’humour est l’autre point commun entre ces artistes) pour être intégrés au montage. Quant à Andy Warhol, on pense plutôt à lui pour son travail sur des objets trouvés ou sur l’enregistrement brut (l’obsession de Warhol pour les magnétophones, ou son œuvre cinématographique). C’est plutôt par son « éthique d’artiste », aussi douteuse que révolutionnaire, que la démarche de Wilson évoque Warhol : cette manière de travailler avec un matériau grossier, quotidien, sans chercher à le renverser vers une forme de sublime mais, au contraire, à le laisser « tel quel », en faisant de cette brutalité une qualité en soi – on a parfois considéré certains films de Warhol comme des prémices de la télé-réalité.

En captant des instants de vie new-yorkais à la fois disgracieux et uniques, Wilson fait aussi, et c’est encore plus le cas dans cette troisième saison, un acte politique. Comme le Eric André show, le talk show absurde et trash d’Eric André, le faisait à sa manière, Wilson montre qu’au cœur d’une mégalopole aussi riche et idyllique se cache une pauvreté et un abandon des pouvoirs publics – ou plutôt, précisément, elle ne se cache pas : il suffit de s’y pencher pour la voir, d’y mettre une caméra pour qu’elle traverse le champ. Dans le premier épisode de cette troisième et dernière saison, « How to Find a Public Restroom », l’enquête de Wilson sur les toilettes de New York le mène dans le quartier méconnu de The Hole, zone décrépie située en dessous du niveau de la mer, par conséquent régulièrement inondée : il y filme quelques instants de la vie quotidienne d’habitants dont les évacuations d’eau se déversent dans les rues. Mais au fur et à mesure des saisons, c’est l’Amérique toute entière que Wilson traverse et filme ; dans ce même épisode, il traverse aussi les États-Unis d’Est en Ouest pour assister au festival Burning Man dans le désert du Nevada (l’organisation du festival lui interdisant cependant d’en montrer des images, nous n’en verrons rien). La série devient ainsi, parfois malgré elle, un portrait de l’Amérique contemporaine. Wilson documentait par exemple, dans le magnifique dernier épisode de la première saison, l’anxiété des premières semaines de l’épidémie de COVID-19, et ce qui commençait comme la simple quête d’une recette de risotto finissait en portrait touchant d’une relation de voisinage solidifiée par l’inquiétude commune face à l’épidémie. Comme avec les séries de Nathan Fielder, How to with John Wilson travaille souvent dans une zone ambiguë entre la réalité et la fiction, jouant sur les croyances irrationnelles des personnes filmées, et en particulier des croyances proches du complotisme : on croise ainsi, pêle-mêle, une communauté « électro-sensible », un policier retraité convaincu que le Titanic n’a jamais coulé, ou encore une association de personnes se présentant comme victimes de « faux souvenirs », de « l’effet Mandela ». Disons le : How to with John Wilson pourra être, à l’avenir, un merveilleux document du zeitgeist post-Trump.

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Une scène récurrente de la série est la rencontre avec une communauté, un groupe, une association. Ce sont parfois des fans d’Avatar de James Cameron, d’autres fois des collectionneurs d’aspirateur, et, dans le dernier épisode, peut-être le plus sidérant, des « cryonistes », persuadés que si, après leur mort, leur corps est maintenu à très basse température, ils pourront être ramenés à la vie par les hommes et les femmes du futur. Mais loin d’être seulement moqueur, Wilson cherche toujours à remonter aux origines des centres d’intérêts si excentriques des personnes, à comprendre les fondements de leurs croyances ou de leurs comportements, sans avoir peur de pousser très loin, presque trop loin ces entretiens où les personnes filmées vont révéler des parties intimes de leur vie. Cet homme étrange qui révèle qu’il souhaite être cryogénisé (ou plutôt, que seule sa tête le soit) finit par révéler ses convictions et ses pensées sur le désir d’enfant, l’engagement en amour et l’héritage que chacun devrait laisser sur la Terre. C’est précisément le fait que les personnes rencontrées soient aussi singulières (le même homme affirme avoir pratiqué une autocastration dans sa jeunesse afin de se défaire de ses désirs sexuels) qui permet aux discussions – soyons honnête, ce sont souvent des monologues – de toucher aussi justement aux problèmes les plus singuliers, les plus essentiels de l’existence humaine : la vie, la mort, l’amour, le désir, le mensonge, la vérité.

Dans le plus bel épisode de cette dernière saison – et, à mon avis, le plus bel épisode de la série –, intitulé « How To Work Out » Wilson documente le rapport au succès inattendu de sa série, assumant la dimension réflexive ou autofictionnelle du projet ; quand il utilise des images du tapis rouge des Emmys, où on le voit errer entouré de grandes stars de cinéma et de télévision, caméra à la main, il prend aussi en charge l’inévitable dimension narcissique d’un tel dispositif. Plus sobrement que Nathan Fielder, moins violemment qu’Eric André, il montre ainsi comment la télévision est, en elle-même, une machine folle et étrange, obsédée par elle-même et obsédante pour toutes et tous. On a peut-être mal compris la fameuse phrase de Warhol sur les « 15 minutes de célébrité » auxquelles tous les êtres humains auraient un jour droit, en l’interprétant comme un jugement ou une prophétie apocalyptique ; ce que ces expériences de télé-réalité post-moderne tendent à prouver, c’est qu’elle était seulement un constat.

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How To with John Wilson, une série de John Wilson.

Episodes réalisés par John Wilson, produits par Nathan Fielder, Clark Reinking, John Wilson et Michael Koman, écrits par John Wilson, Michael Koman, Alice Gregory et Susan Orlean, Conner O'Malley, Allie Viti.

Durée : 6 épisodes d'environ 30 minutes.

Saison 3 diffusée du 28 juillet 2023 au 1er septembre 2023 sur HBO.