1. Ainsi Diogène de Sinope répond aux philosophes sophistes réfutant le mouvement : il se lève, et marche. Réponse muette, où l’acte (l’agir) de la marche prévaut sur la parole, ou plutôt la prélude. Il suffit à Diogène, qui pieds nus ne vit que d’errance dans la ville grecque, de reproduire la marche qu’il effectue chaque jour pour prouver l’évidence du mouvement. Pédagogie négative qui enseigne en silence ce que ses confrères s’évertuent à conceptualiser par la parole.
Paradoxalement, on a retenu de Diogène ses réflexions orales, phrases courtes et incisives. Mais celles-ci ne sont-elles pas justement des détournements ou variations cyniques, prenant le langage à revers, substituant à son pouvoir de raison un matérialisme forcené, une application à la vie quotidienne et une mise en pratique concrète de la liberté ?
Il remet en cause l’Idée de l’homme de Platon en se munissant d’une lanterne et en clamant en plein jour : « je cherche l’Homme » – celui de Platon. Au-delà du défi lancé au grand philosophe et d’une certaine misanthropie cynique – il n’y aurait donc pas d’homme « idéal » dans la rue – subsiste dans l’acte de Diogène une véritable recherche : une marche physique qui tend encore une fois à détourner un concept en agir, détournement ne réfutant pas pour autant l’Idée de l’homme de Platon, mais plutôt son mode de recherche – il reproche par ailleurs à Socrate de mener une vie de mollesse dans la chaleur de sa maison. Diogène « le chien » sillonne le monde et prolonge les concepts dans le mouvement de sa marche ; on pourrait donc préciser la phrase « je cherche l’Homme » par « je marche vers l’Homme ». La dimension politique de la marche est ici entière : la philosophie doit s’appliquer au monde vivant, actuel, ne pas se détacher des réalités humaines, physiques et sociales, se poursuivre sans relâche et se vivre pleinement au jour le jour.
Le passage au XXème siècle a vu naître une grande révolution – silencieuse – de la représentation de la marche : l’invention du cinématographe, par ses antécédents scientifiques chronophotographiques, est symbolisée par la reproduction imagée d’un (ou plusieurs) homme (ou femme) qui marche, court, descend les escaliers : la recherche scientifique d’Eadward Muybridge, Étienne-Jules Marey et Albert Londe décomposait le mouvement de la marche afin d’en saisir l’essence. Il est significatif de voir que l’étude chronophotographique se concentre sur le mouvement par la marche, son élan et sa répétition, et ainsi du premier film tourné du cinématographe, La sortie de l’usine Lumière à Lyon en 1895, « vue » sur la porte d’entrée de l’usine à la fin d’une journée de travail. Les travailleurs, en masse lointaine au fond du plan devenant foule à la porte, marchent à une allure plus ou moins identique, quittant le cadre par la gauche et la droite. Le joyeux flux de marche de cette première image du cinématographe (première, du moins d’un point de vue « mythique »), suffit à asseoir cette nouvelle invention comme art du réel par le mouvement, avant même que cela ait pu être théorisé.
2. L’éducateur « spécialisé » Fernand Deligny, des années 1930 jusqu’à sa mort en 1996, n’a cessé de chercher, de marcher vers l’Homme ; ou plutôt : ce qu’il reste de l’humain derrière l’homme socialisé. À partir des années 60, sa « tentative » cévenole auprès d’enfants autistes mutiques déploie une sorte d’archéologie des gestes immuables de l’humain, ceux qui ont été enfouis sous le pouvoir signifiant du langage. À l’encontre même des institutions alternatives (il partira vite de la clinique de La Borde, nerf central de la psychiatrie institutionnelle menée entre autres par Félix Guattari), il fit de sa vie un travail, en marge de tout mode de pensée contemporain.
Après la Révolution des Œillets, le couple António Reis et Margarida Cordeiro entreprennent un travail cinématographique auprès des habitants du Trás-os-montes, la région « au-delà des montagnes » au nord-est du Portugal. La vie au quotidien et la complicité qu’ils acquièrent auprès des habitants révèlent les mêmes gestes immuables, et simultanément des récits et mythes ancestraux qui rattachent l’humain à ses ancêtres. Pour en arriver là, le couple a vécu en dehors d’un système cinématographique déjà quasi-inexistant au Portugal, ainsi qu’aux marges du monde intellectuel qu’ils connaissaient pourtant bien. Leur scepticisme vis-à-vis des formes modernes de l’Art et sa soumission au monde bourgeois, les a rendus à la fois indépendants et de plus en plus en résistance à mesure que les bons-penseurs et politiques critiquaient leur travail.
Reis émet cette idée puissante, à la fois constat et programme : ne pas séparer l’homme de ses ancêtres est un acte révolutionnaire. La mise en parallèle avec le travail, écrit et cinématographique, de Fernand Deligny, n’est pas tant une comparaison ou un rapprochement thématique, qu’une tentative de dialogue ayant pour objectif de dialectiser le moindre geste silencieux, à la parole circulaire, prophétique, léguée par les aïeux transmontains : mémoire récalcitrante inscrite dans un commun transcendant le temps historique. Dans ce désir de réconciliation de l’homme avec son origine, de l’enfant à l’aïeul, chemine une voie vers l’homme de Lascaux, son œuvre éternelle qui nous touche encore aujourd’hui, fait balbutier le langage et glisser notre attachement au monde social. Ce mystère, empli de résistance au temps chrono-logique et à l’histoire de l’homme, est sans doute le nœud de cet acte révolutionnaire de réconciliation dont parle Reis.
Où penser le monde et faire un film comme l’homme des grottes peignait une peinture rupestre, qui s’intègre à une Nature où les mythes ne sont pas désolidarisés de leur milieu ; où l’homme marche et construit le territoire avec ses yeux autant qu’avec ses jambes et, revenu de sa marche diurne, dessine sur les parois de la grotte des formes en mouvement ; où l’on arrive à ces formes qui cheminent vers la parole, ces formes qui pensent, ces pensées qui forment[11] [11] Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Gallimard-Gaumont, Paris, 1998, pp. 54-55. .
3. Dans la dimension politique de la marche précédemment abordée, nous pouvons distinguer trois aspects, qui s’ouvriraient à la création artistique et en particulier à l’art cinématographique – en supposant ainsi le rôle des cinéastes comme arpenteurs de territoires ; la marche, comme le dit Francesco Careri dans son ouvrage Walkscapes, étant « simultanément une lecture et une écriture de l’espace, se prête à l’écoute et à l’interaction avec les changements de ces espaces. »[22] [22] Francesco Careri, Walkscapes, Éd. Jacqueline Chambon, Paris, 2013 (trad. J. Orsoni), p.30. :
La marche pèlerine: Tout d’abord, il y a la marche religieuse, dont l’effort physique exprimerait une ode, une consécration symbolique de l’acte ; la marche pèlerine, pourrait-on dire, reliant chacun des pas foulés à la finalité de son action, son but unique, précis et inébranlable. Y aurait-il un équivalent au cinéma ? Des cinéastes qui, sans être pour autant religieux, seraient marqués d’un symbolisme issu de l’expérience religieuse, des représentations des pèlerins, des icônes ou martyrs partis en quête. Sans doute trouverait-on des exemples significatifs dans les films d’Emir Kusturica ou de Tony Gatlif ; mais ceci ne nous intéresse pas et nous allons à l’envers de cette marche.
La marche géopolitique : Il existe des cinéastes dont la motivation est autre qu’une quête têtue : au lieu d’une avancée linéaire vers un point précis, qui fend la carte géographique d’un trait définitif, des cinéastes voyageurs iraient rattacher des points, ouvrir des espaces, baliser le territoire en nommant, imageant les lieux traversés. La marche géopolitique pense le monde dans un rapport intérieur-extérieur constant, un ici et là qui s’ancre à chaque instant dans le présent. À l’origine, Dziga Vertov, puis Joris Ivens, ont démontré qu’être un homme à la caméra signifiait filmer avec ses jambes, sans que cela prenne nécessairement forme dans les travellings, panoramiques ou caméra portée. Le temps du tournage, de la « prise » d’image vue comme une chasse, doit simuler une omniprésence attestant l’ici et là, l’actualité du film et sa nécessité sine qua non d’être vu par le peuple.
Ces cinéastes qui « bourlinguent », proches du cinéma dit « direct » ou du reportage d’actualités, ne sont pas forcément des documentaristes : pensons à Jean Rouch et à sa « tentative » ethnologique en Afrique ; à Robert Kramer et à son militantisme géopolitique, intervenant de près ou de loin dans ses films ; à Pier Paolo Pasolini et à son exploration et actualisation des mythes dans les terres où ils eurent lieu. Wang Bing, par sa marche endurant la durée et l’espace, demeure aujourd’hui l’exemple le plus vivant de cette marche géopolitique.
La marche errante: Une autre marche existe enfin, tout aussi géographique, mais comme sans souci des frontières, plus proche de l’idée de désert, de région ou de localité : la marche errante. Ici le degré de grandeur importe peu, ainsi que le suggère Jean-Daniel Pollet dans Dieu sait quoi, où le cinéaste, filmant inlassablement l’intérieur de son salon par des allers-retours sur travelling, qualifie cet espace de « territoire très vaste ». Rendus à leur état de désert, les milieux de l’errance offrent au marcheur la pratique de la circumnavigation, autorisant l’arrêt, le retour, la digression, l’évasion. La marche la plus dénuée de quête, la plus sensible à tout ce qui peut se percevoir comme présence physique du monde – sa musicalité, son mystère indicible et ses jaillissements de beauté ou de douleur. D’où naît une image immuable, souterraine et aérienne, une image qui n’est pas l’image communicante ni l’imagerie qui en découle. C’est une marche errante qui arrive, sans la chercher, par coïncidence miraculeuse, vers l’image dite autiste, comme le propose Deligny.
Acheminement vers l’image : à l’origine, les lignes d’erre
Deligny veut contrer l’idée prégnante de l’Acheminement vers la parole de Martin Heidegger, celle qui dit que « la parole est la maison de l’être. »[33] [33] Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, Éd. Gallimard, 1976, p.150.
« L’être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole. […] L’homme est homme en tant qu’il parle. […] la parole a sa place au plus près de l’être humain. Partout se rencontre la parole. »[44] [44] Ibid., p.13.
Deligny, en réponse, va écrire en 1982 Acheminement vers l’image, décentrant la proéminence du langage dans l’être humain vers l’image, dont il a une conception qui a peu à voir avec celles plus couramment admises. Mais tout en contrant l’idée de Heidegger, Deligny emprunte dans l’exposé la « pratique » théorique de l’acheminement :
« Le chemin vers la parole – voilà qui sonne comme si la parole se trouvait bien loin de nous, quelque part vers où nous aurions d’abord à nous mettre en chemin. Mais faut-il un chemin vers la parole ? […] nous sommes avant tout dans la parole et auprès de la parole. Un chemin vers elle est inutile. […] Nous risquons ici quelque chose d’étrange, que nous aimerions circonscrire de la manière suivante : porter à la parole la parole en tant que parole. […] La formule emploie trois fois le mot « parole » – les trois fois, ce mot dit quelque chose d’autre et pourtant il dit le Même. »[55] [55] Ibid., p.228.
Dans le croisement et la réitération de la dernière formule, dans le dessin d’un chemin « intérieur », disons plus transcendantal qu’historiquement linéaire, Deligny va substituer le Même du langage au Même de l’image. À la différence du parler[66] [66] Comme le souligne le traducteur au début du texte de Heidegger, « Unterwegs zur Sprache », signifie plus exactement « acheminement vers le langage », mais le nom Sprache a la qualité de devenir verbe. N’ayant pas d’équivalent verbal en français – « languer » n’existe pas – le traducteur a choisi parole et parler. , imager ne serait pas d’ordre volontaire, mais viendrait d’un lieu et d’un temps invoulus :
« une image ne se « fait » pas dans mon jargon. Une image arrive, elle n’est que coïncidence… Or coïncidence, l’image au sens où je l’entends, l’image propre, est autiste. Je veux dire qu’elle ne parle pas. L’image ne dit rien ! »[77] [77] Fernand Deligny, « Deligny et les enfants sauvages », propos recueillis par Serge Le Péron et Renaud Victor dans Les Cahiers du cinéma n° 428, Paris, 1990, p. 50-51.
Il paraît évident, dès lors que l’on considère un enfant dans son mutisme comme l’a fait Deligny, que quelque chose dans le « regard du monde » change. De cette formule croisée, volontairement vague, on ne saurait dire si le regard vient de nous ou du monde.
Tout d’abord, Deligny nous dit que voir ne procède pas du regarder, comme l’agir du faire. Cette distinction articulée, qui est une forme de dialectisation et non d’opposition, tente de saisir ce quoi dans le langage nous amène à « lire » une image, un événement, un geste, comme chose à interpréter, à doubler l’image ; une fois ce quoi repéré, il s’agit d’y bannir le trajet menant à l’interprétation. Il est important de parler ici de trajets, de détours dans et hors le langage, car c’est bien dans un espace silencieux, un vide positif que Deligny désigne son éthique du voir :
« Par longs moments, ces enfants-là ne regardent pas. ILS voient. Rien (ne) les regarde. « Ne » change tout, qu’on l’y mette ou qu’on l’enlève. Qu’on l’enlève, et voilà écrit que rien n’est pas l’absence de quelque chose, comme le silence n’est pas (que) l’absence de langage. Ce rien peut dire pourquoi la terre tourne, et ce silence ce pour quoi nous parlons : pour nous donner fin. »[88] [88] Ibid., p.699.
Donner fin : dessiner quelque chose par ses contours, c’est-à-dire, très exactement, créer une forme. Deligny a toujours eu un goût et un plaisir du dessin (voir le très beau livre Les Enfants ont des oreilles) et un souci de faire « tableau »[99] [99] Propos de S. Alvarez de Toledo, lors de la journée d’études sur F. Deligny, le 24 mai 2014 à l’INHA. . Jacques Lin, alors qu’il voyait les enfants se cogner la tête contre les murs, vint tout décontenancé demander à Deligny ce qu’il y avait à faire, comment réagir. Celui-ci lui répondit qu’il n’y avait rien à faire, mais qu’il pouvait prendre un papier et un crayon, se poser et dessiner les trajets qu’ils feraient dans le quotidien de leur journée. De cette étrange circonstance naissent les cartes, et les lignes d’erre qui les parsèment.
« Erre : le mot m’est venu. Il parle un peu de tout, comme tous les mots. Il y va d’une « manière d’avancer, de marcher » dit le dictionnaire, de la « vitesse acquise d’un bâtiment sur lequel n’agit plus le propulseur » et aussi des « traces d’un animal ». Mot fort riche, comme on le voit, qui parle de marche, de mer et d’animal et qui recèle bien d’autres échos : « errer : s’écarter de la vérité…aller de côté et d’autre, au hasard, à l’aventure ». J.-J Rousseau le dit : « voyager pour voyager c’est errer, être vagabond ». C’est aussi « se manifester ça et là, et fugitivement, sur divers objets, sourire aux lèvres ». »[1010] [1010] Fernand Deligny, « Cahiers de l’Immuable » in Œuvres, Éditions L’Arachnéen, 2007, Paris p.811.
Erre, dans sa forme non verbalisée, ce mot rare mais puissant comme les aime Deligny, apparaît dans deux récits de mer : Le Miroir de la mer de Joseph Conrad et Moby Dick d’Herman Melville (dans la traduction d’Armel Guerne). Rajoutons cette définition tirée d’un autre genre de dictionnaire, wikipedia : « L’erre d’un bateau désigne sa vitesse résiduelle lorsqu’il n’a plus de propulsion ». La vitesse résiduelle correspond bien à l’idée d’involonté, l’invouloir qui travaille Deligny : ce qui reste, persiste. Au gré du vent, du mouvement des flots, du silence de la mer, l’on continue à traverser l’océan. L’erre n’est pas la dérive, qui contient en elle le sentiment de perdition, d’échouage inéluctable, et surtout de direction contrariée. L’erre d’un corps dessine des lignes libres de tout projet, de toute destination, irriguant l’espace de détours aléatoires, pourtant mus par un rythme têtu.
L’emploi du tracer a toujours été présent chez Deligny, et s’il se concrétise si pleinement avec les cartes, c’est avec Yves Guignard, « héros » du film Le Moindre geste, qu’il a l’idée de « calmer » ses excès de langage en le faisant dessiner. C’est par le dessin d’un bonhomme, à la tête et ventre ronds, aux jambes et bras maigrelets, que s’ouvre et se ferme le film.
« [Yves] délirait, à deux cent mètres de là, en répétant tout ce qu’il avait entendu à la radio, dans la journée, chez lui ou chez quelqu’un d’autre. Alors tracer était une manière de dévaloriser complètement ce langage là, cette manière qu’il avait de parler pour ne rien dire. Les cartes viennent aussi de là. »[1111] [1111] Fernand Deligny, « Cahiers de l’Immuable » in Œuvres, op.cit., p.929.
Les dessins d’Yves, très ressemblants les uns des autres, résument jusqu’au plus sommaire la figure de l’humain. Ses « bonhommes », comme ceux des enfants, sont figés dans une sorte de flux tendu entre l’inexpressif et le sur-significatif. Dans le film, on le verra en quelque sorte incarner un de ces bonhommes, à la fois vif et rond, mais cette fois figure évadée du champ du film, toujours en mouvement vers l’avant ou les côtés, sa voix vitupérant un monologue absurde mêlant actualités politiques, jurons et élans poétiques loufoques, faisant dire à Cyril Béghin qu’« Yves est une sorte de Don Quichotte sans roman »[1212] [1212] Cyril Béghin, « Le héros du dehors » in Les Cahiers du cinéma, nov. 2004, p20. .
« Se peut-il qu’à force de les suivre, ces « erres » là, trajets ou gestes dont le projet nous échappe, de les suivre de l’œil et de la main, se fraye un voir qui percerait cette taie langagière dont notre regard hérite dès notre naissance et certains disent bien avant. »[1313] [1313] Fernand Deligny, « Cahiers de l’Immuable » in Œuvres, op.cit., p.812.
L’image « autiste » fait acheminer la lecture des lignes d’erre vers un voir ancré dans le territoire. Ce trajet de la ligne au lieu, du dessin à la marche, explicite mieux l’idée d’acheminement, mouvement qui amène à un lieu, qui canalise, irrigue. Le lieu devient le point nodal de la tentative car il est « bien en effet ce que le savoir cherche toujours à subvertir, mais qui toujours échappe »[1414] [1414] Fernand Deligny, « Nous et l’innocent » in Œuvres, op.cit.,p.769. . Avoir lieu contre savoir être. Où se précise la nécessité d’initier des circonstances : l’espace choisi, l’espace habité ou arpenté par l’enfant autiste, prime sur le temps donné à un traitement, le savoir et la connaissance du « sujet », son diagnostic. Françoise Ribordy-Tschopp, qui a écrit le premier ouvrage sur les tentatives de Fernand Deligny, en fait la remarque :
« chez Deligny, il est aisé de constater que le temps semble être conçu en termes sociologiques tandis que l’espace semble être conçu comme une catégorie fondamentale de l’homme. »[1515] [1515] Françoise Ribordy-Tschopp, Fernand Deligny, éducateur « sans qualités », Les éditions I.F.S, 1988, p.84.
Le Moindre geste s’ouvre sur une suite de cartons retardant le film par une succession d’informations ou de citations : « faîtes le point »… ; un fait divers relatant l’évasion de vaches retrouvées en plein Paris ; le générique personnalisé : « Yves est Yves dans le film – Richard est Richard – les Cévennes sont les Cévennes », etc… ; et enfin, alors que l’on voit la première image d’Yves dessinant son bonhomme, l’auteur entame son texte adressé au spectateur : « Ici Deligny ». Cette indication spatiale trouve un revers naturel dans le titre du film suivant, réalisé par Renaud Victor : Ce gamin, là. Deligny, qui écrit, dit, est ici ; le gamin-là, qui n’est pas le gamin-lui, est vu ici par Deligny. D’ici à là, trajet tout naturel : deux marques de présence qui contournent l’emploi du sujet, le je et le tu, ou le je et l’il.
C’est à l’époque de Ce gamin, là (1975) que Deligny rencontre le jeune Renaud Victor, alors plombier pour gagner sa vie et étudiant à Vincennes quand il peut. Après avoir vu Le Moindre geste, il était parti à la rencontre de Deligny. Ensemble, ils vont partager une amitié cinéphile (Deligny, dans ses années du « Nord », avait animé des ciné-clubs, et rencontré plusieurs fois André Bazin). Cette complicité maître pensant / apprenti manuel s’accomplira aussi dans l’essai de 1987, Acheminement vers l’image, resté inédit jusqu’à la parution des Œuvres en 2007[1616] [1616] Compilation des principaux textes de Deligny par Sandra Alvarez de Toledo éditée à Paris par L’Arachnéen. . Pour ce livre, Deligny prend appui sur ses échanges avec Victor, ou sur les « enseignements » qu’il lui donne – enseignements que l’on retrouvera d’ailleurs énoncés de manière directe dans un autre film de Victor, Fernand Deligny, à propos d’un film à faire (1989). Il nomme Victor « le preneur d’images », et critique sans détour, comme par souci pédagogique, chaque mouvement qu’il fait. Il le regarde aller et venir dans le réseau des Cévennes : « Au détour de ses trajets, le preneur d’images passe par ici. […] Nombreux et divers sont les trajets du preneur d’images. »[1717] [1717] Fernand Deligny, « Acheminement vers l’image » in Œuvres, op.cit., p.1665. Et tout au long du texte, il s’adresse indirectement à lui : « Et c’est ce que je dis au preneur d’images… », comme pour donner une sorte d’enseignement général à toute personne souhaitant créer « de l’image ».
Ce texte est autant celui d’un penseur que d’un cinéphile – étrangement, peut-être moins d’un cinéaste-pratiquant que d’un cinéaste-critique, comme Jean-Luc Godard a pu l’être tout au long de son œuvre. Au fond, s’y déploie la même chose que dans ses textes relatant l’expérience des tentatives (Deligny y fait d’ailleurs très souvent allusion) : une remise en cause direct du langage (contre lequel il oppose l’image), une recherche de ce qu’il y a d’Humain dans l’homme, de Nous dans nous.
Pour commencer son Acheminement vers l’image, il utilise longuement la métaphore des oies domestiques et des oies sauvages. Les oies domestiques étant prises par l’homme, engraissées, ne sont pas libres ni ne peuvent le devenir, là où les oies sauvages, qui sont d’espèce, échappent à tout pouvoir extérieur, et se déploient dans le ciel dans un mouvement commun qui leur est propre :
« Or c’est ce que je dis au preneur d’images, je ne vois aucune différence entre les oies et les images. S’agit-il de les prendre ? Une oie prise n’est plus une oie ; c’est un volatile éventuellement comestible et domesticable à souhait, quitte à en perdre son aspect et sa vigueur. Il est fort courant qu’on les engraisse, quitte à entonner la nourriture de force. L’homme-que-nous-sommes a une habitude fort ancienne de cette pratique qui est torture. Il n’y a aucune raison de penser que les images soient quittes de cette pratique qui affuble l’espèce domestiquée de caractéristiques que nous connaissons bien à voir les animaux familiers. […] il est vrai que les images sont chargées d’êtres significatives, chargées c’est peu dire, surchargées, gavées de signification et alors elles se traînent, lourdes de sens, grasses de symbole, saturées des intentions grossièrement allusives qui passent, comme on dit, sur l’écran. Elles en sont malades, ce dont tout un chacun se réjouit d’avance. Que passe dans le ciel un vol d’oies sauvages et les oies qui traînent battent des ailes et tendent le cou, désespérément, hantées par une frénésie fugace. »[1818] [1818] Ibid., p.1667.
L’image autiste, à laquelle on ne prête aucune intention, n’est pas créée. Elle est quelque part, tapie ici, ou volante là, n’attendant « que les circonstances opportunes pour se déployer comme avant, mais avant quoi ? Cet avant risque fort d’être un leurre, qu’il se dise avant ou ailleurs. C’est maintenant, là, et dorénavant qu’il s’agit d’image. »[1919] [1919] Ibid., p.1671.
Deligny ne parle donc pas d’une chose venant du passé, un commun des mortels historique, mais un tréfonds toujours là, qui émane encore et encore.
« Que les images ne s’imaginent pas, tel est le clou, le coin qu’il va falloir enfoncer et non pas une fois pour toutes mais sans cesse. Il faudra y revenir. Les images imaginées sont domestiques et ne volent pas loin.
Il nous faut partir à contresens de la démarche qui s’achemine vers la parole. À la parole, tous les chemins y mènent pour la bonne raison qu’ils en viennent. »[2020] [2020] Ibid., p.1671.
Le chemin à l’encontre de la parole – qui, on peut le deviner, est elle-même créatrice des images domestiquées –, se situe bien dans une recherche d’images non voulues, non imaginées. Imager (tout) contre imaginer, peut-être est-ce là la fine distinction dans laquelle se sont glissés le langage et sa conscience. Tout comme d’apparence les oies domestiques ou sauvages se ressemblent, nous pouvons insister sur la promiscuité de l’imager et de l’imaginer, qui d’un point de vue éthique sont pourtant radicalement dissemblables.
Pour alimenter sa métaphore générale, Deligny cite les origines de « l’invention » du papier. C’est à partir des abeilles (qui forment une matière faite de boue et de brindilles pour créer des galeries dans la terre), que les Chinois, il y a presque 2000 ans, auraient inventé le papier. Mais qui alors a « inventé » le papier : les Chinois ou les abeilles ? Cette vérité taboue, qui démet l’homme de sa place d’initiateur ou de créateur, trouve maints exemples dans la science, l’agriculture ou la construction ; elle est l’erreur fondamentale et originelle que Deligny lie à son exposé :
« Les images ne s’imaginent pas, pas plus que les oies n’ont été imaginées par l’homme et pas plus que les Chinois n’ont inventé le papier.
C’est qu’il ne s’agit pas d’images libérées d’avoir à être significatives ; elles n’ont cure de cette liberté que nous leur donnerions de noble intention. […]
Les images, comme les oies, ne sont qu’images en troupe et donc en formation, l’une ricochant de l’autre et d’une autre encore, ricochée. Elles ne peuvent exister que d’accord et cet accord est entr’elles ; c’est d’entre qu’il provient.
D’ailleurs, il en est de même pour cet être humain des origines dont il nous semble qu’il nous ressemble. »[2121] [2121] Ibid., p.1672.
Il s’agit donc de non-vouloir les images, les invouloir, processus déplaçant la création vers un champ de non-création.
Les images entr’elles, montées, assemblées dans le temps du film, sont images à la seule condition d’être accordées, raccordées. La ricoche des images, voilà aussi ce qui agit le texte (et encore une fois, c’est une affaire d’eau et de pierre). Si l’on peut bien parler ici de montage, ce n’est pas tant dans la netteté de la coupe entre deux images – le raccord purement physique –, que dans la nature même de ce qui constitue chacune des images ricochées. La « troupe » d’images (toujours celles, autistes, qui sont d’espèce) volent d’un même mouvement dans l’air, en formation : elles sont ordre et forme à la fois.
Dans le cours du montage, les images en pleine forme génèrent leur propre présence, dans le sens à la fois temporel et spatial du mot. Comment alors penser dans une temporalité filmique ces images sauvages, semblables, allant en troupe commune ? Il y a dans Le Moindre geste une réponse claire : la réitération, la répétition. On peut avoir souvent l’impression très vague, d’avoir vu la même image auparavant, mais c’est dorénavant, dans le présent de chaque image du film, que la réitération se réalise : dans le corps d’Yves Guignard, dans chacun de ses moindres gestes répétés dans le tissu d’un seul plan. Cet effet d’étrangeté, cette répétition à l’intérieur du plan et non pas la répétition des plans eux-mêmes, peut trouver un bel écho dans ce commentaire de Jean Louis Schefer sur le corps burlesque au cinéma :
« La durée des passions (ce que Kierkegaard nommait le caractère de l’homme alternatif) n’est donc mesurée qu’à la rémanence des images, non à leur durée cinématographique propre, à leur pouvoir de rémanence, d’itération, de récurrence : bien près de ce qui définit la transformation d’une image en son double mnésique, c’est-à-dire en cette manière de trace ou de sauvegarde qui serait intérieure à un lent mouvement de disparition ou d’effacement des phénomènes. »[2222] [2222] Jean Louis Schefer, L’homme ordinaire du cinéma, Éd.Cahiers du cinéma, Paris, 1997, p.11.