Interdit aux chiens et aux Italiens se présente comme une enquête, à la fois intime et sociologique, dans laquelle le cinéaste remonte aux origines de sa famille, partie d’un petit village du Piémont pour s’installer en France. D’emblée, Alain Ughetto se confronte à une vaste question historiographique : comment raconter la vie de celles et ceux qui ne laissent pas de traces ? Et même, des invisibles au carré : en Italie, d’abord, qu’ils ont quitté sans bruit, et avec la bénédiction des pouvoirs en place ; en France, ensuite, où leur accueil n’a pas été des plus bienveillants.
À ce blanc laissé dans l’histoire s’en ajoutera vite un second, dans la géographie. En se rendant au pied du Mont Viso, d’où ses aïeux ont émigré, Ughetto ne retrouvera rien : maison effondrée, nature qui a repris ses droits. Rien, si ce n’est des matériaux ordinaires, qui vont alimenter le dispositif original du film. En effet, l’animation en volume permet d’abord de compenser l’absence de reliques tangibles par un univers sensible composite, où des choses du quotidien sont détournées de leur usage premier : brocolis, châtaignes et citrouilles deviennent des arbres, des pavés ou des chaumières.
Le tout façonne ainsi une ode au bricolage, dans laquelle décors, marionnettes ou costumes apparaissent avant tout dans leur qualité d’objets ouvragés. Le choix de la pâte à modeler rappelle le caractère malléable et fluctuant de la mémoire, de l’imaginaire, comme si les souvenirs émergeaient de la glaise. D’autant que la main du réalisateur apparaît régulièrement dans le cadre, comme pour réaffirmer sa subjectivité, ainsi que l’héritage qu’il a reçu de cette filiation prolétaire : un savoir-faire, un goût pour le travail manuel, pour la manipulation du monde. L’objet-film devient alors le produit de cette histoire, la trace de ce passé qui vit en nous et n’en finit pas de nous constituer.
Cette main humaine ne produit jamais tant d’effet que quand elle échange avec celle de Cesira, poupée de 23 cm représentant la grand-mère du réalisateur. Lorsqu’elle tend un café à son réalisateur de petit-fils, elle n’est plus une marionnette entre ses mains, mais un être à part entière, autonome, et capable de raconter sa vie. Et de fait, aux gestes se joint la parole, puisque le récit s’organise autour d’un dialogue imaginaire entre Ughetto et sa grand-mère, qu’il accompagne à tous les âges de la vie. La forme dialoguée permet judicieusement de mettre en scène une transmission fictive et, en donnant la parole à celle qui ne l’a pas eue, d’approcher les perceptions, les affects, la vision du monde d’une communauté face aux aléas de l’histoire.
Récemment, la trilogie Bella Ciao de Baru (Futuropolis, 2022) a adopté un parti pris similaire[11] [11] Les auteurs étaient d’ailleurs tous deux les inviter de l’émission de Tewfik Hakem, « Affinités culturelles », sur France Culture, le 22 janvier dernier. . Dans cette semi-autobiographie en bandes dessinées, Baru retrace l’installation d’un clan italien dans la sidérurgie lorraine. Comme Ughetto, pour faire croître son arbre généalogique imaginaire, le dessinateur s’est inspiré d’entretiens réalisés auprès de ses proches. Entre deux chapitres dédiés à différentes branches de la famille, l’auteur se met en scène avec les témoins, passant de la couleur et du lavis pour le trait et le noir et blanc, et ne craint pas de montrer sa propre perplexité face aux oublis ou aux erreurs de sa propre mémoire. Le récit est ainsi amendé par les précisions apportées par tel ou tel autre témoin ou historien. De même qu’Ughetto s’est largement nourri d’une investigation du sociologue Nuto Revelli pour reconstruire l’ordinaire des paysans piémontais après le « Risorgimento »[22] [22] On y retrouve presque mot pour mot la description du marché aux enfants de Barcelonette, par exemple. Cf. Nuto Revelli, Le monde des vaincus, 1977, Maspéro, 1980. Pour une recension synthétique de l’ouvrage, on pourra se reporter à Charles Avocat, « Nuto Revelli, Le monde des vaincus », Revue de géographie de Lyon, vol. 58, n°1, 1983. pp. 77-78. , Baru convoque Emmanuel Todd pour invalider l’une de ses hypothèses sur l’individualisme des Italiens du Sud, en opposition à ceux du Nord, syndicalistes et solidaires. Enfin, le dessinateur n’hésite pas à signaler ouvertement ses glissements dans l’imaginaire, comme lorsqu’il décide de donner un visage aux dix ouvriers lynchés par la populace lors du massacre d’Aigues-Mortes en 1893. Mais même alors, la référence historique n’est jamais loin, puisqu’une note nous renvoie au maître-livre de Gérard Noiriel sur le sujet[33] [33] Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens, Aigues-Mortes, 17 août 1893, Paris, Fayard, 2010. .
Notons que chez Baru, c’est la cuisine qui métaphorise le processus de création de l’écrivain, qui mélange allègrement les souvenirs des uns et des autres comme ses témoins mélangent des ingrédients pour confectionner les plats traditionnels qu’ils tiennent de leurs parents. Sans doute s’agissait-il de faire sentir les ruptures et les brèches inhérentes à la parole testimoniale, mais aussi, comme Ughetto, la part active de l’auteur dans la création d’un lieu de mémoire. Le geste de création est aussi geste d’inscription dans l’histoire, pour une communauté dont la participation a été aussi essentielle qu’elle reste méconnue.
Le titre du film renvoie à une pancarte accrochée à la porte de quelques bistrots, en Belgique puis dans le Sud de la France. Manière de casser le mythe de l’assimilation exemplaire, et de rappeler l’italophobie galopante qui a sévi en France durant des décennies, de la fin du XIXe à la moitié du XXe siècle – et dont Aigues-Mortes a été l’un des tristes paroxysmes. Pour ce faire, Ughetto place intelligemment sous les yeux de ses personnages des journaux, insistant par là sur le rôle déterminant de la presse, qui connaît alors son âge d’or, dans le développement d’un nationalisme xénophobe, à l’Assemblée comme dans les couches populaires. La dialectique de l’immigration apparaît dans toute sa clarté : à la fois nécessaire à l’industrie et à l’économie – les politiques de grands travaux, comme la construction des barrages dans le film, ne trouvant pas de main d’œuvre dans les régions rurales où elles s’implantent, ont largement fait appel aux immigrés –, et victime de préjugés attisés par une presse pour qui le fait divers est un bon moyen de vendre du papier, et qui défend des intérêts de classe en troquant le clivage bourgeoisie/prolétariat contre une opposition nationaux/étrangers[44] [44] Noiriel rappelle à ce propos qu’avec le recul de l’illettrisme, consécutif au développement de l’école républicaine, le lectorat des grands quotidiens s’est étendu aux classes populaires. Il devenait alors nécessaire de changer de cible : d’une peinture au vitriol des mœurs populaires, la presse s’est reportée vers les faits divers criminels – parfois outrageusement surinterprétés -– mettant en scène des immigrés, et notamment les Italiens, première communauté étrangère en France du second XIXe siècle jusqu’aux années 1960. C’est ainsi que seront popularisés les mythes de l’Italien au couteau, par exemple, ou de l’indolence méridionale. .
Néanmoins, et c’est là un autre choix fort, le thème de la migration intervient tardivement dans le film : le passage d’une migration saisonnière à un départ définitif est moins l’introduction que la conclusion d’une première vie misérable, fruit d’une accumulation de désastres historiques et de hasards tragiques. (La migration vers la France provient même d’un événement contingent : le naufrage du navire qui devait emmener les Ughetto en Amérique.) Le stop motion onirique permet de raconter ces tragédies (guerres, famine, épidémie, mortalité infantile) avec un mélange d’empathie et de distance, sans atténuer la réalité des faits.
Finalement, l’acquisition d’un logement digne et d’un lopin de terre, un « paradis » en devenir, rappelle que cette famille nomade n’aspire à rien tant qu’à la sédentarité. L’une des phrases-clés du film prend alors toute sa signification : « On n’est pas d’un pays, on est de son enfance… », dit Ughetto. Parmi les sept enfants de Cesira, la première est née en Suisse, trois en Italie et trois en France. Toutes et tous auront pourtant les mêmes références, symbolisées par la caravane du Tour de France qui passe devant la maison : les décors construits avec les denrées piémontaises du début laissent alors place à une caravane composée d’artefacts issus de la publicité ; la culture et les traditions rurales s’effacent au profit des passions médiatiques et des loisirs de la société de consommation.
Signe ultime de l’intégration, le film se clôt sur une photographie de la famille Ughetto. Ce portrait aura donné lieu à plusieurs tentatives infructueuses auparavant, et n’adviendra que quand Luigi sera définitivement embauché, qu’il aura pu au préalable se construire une situation. Comme si, pour imprimer la pellicule, pour être vu dans son pays d’accueil, il fallait paradoxalement y passer inaperçu. De même, à la fin de Bella Ciao, l’alter ego de Baru, une fois adulte, se sent devenir transparent dans une foule au sein de laquelle personne ne peut deviner ses origines transalpines. Ce n’est pas le moindre mérite des images d’Ughetto et de Baru que de révéler le passage d’une frontière, moins géographique tel ce col du Mont Viso que gravissent Luigi et les siens – que sociale et symbolique : celle qui sépare « l’étrange étranger » de son descendant normalisé. Entre les deux, le temps et le travail ont certes fait leur œuvre, mais il était nécessaire de garder en mémoire le vertige de la traversée.