Jocelyne Saab

Le Proche-Orient n’est pas à vendre

par ,
le 29 novembre 2023

« Et pourtant il est des images que j’ai tellement vues, semblables à des images que j’ai tellement revues, qu’il me semble parfois que c’est moi qu’elles regardent, et qu’elles me reconnaissent. Les rues et les murs des quartiers dévastés de la ville de Beyrouth. Des murs qui n’abritent personne, répandus dans des rues qui ne mènent nulle part. Messages sans nuances aux errants de chez nous. Ni chemin ni demeure, tout leur est refusé. La preuve par le vide de leur inexistence. Et quand les bulldozers parferont le travail, on pourra dire chaque fois qu’on le voudra : Ici, il n’y avait rien. »

Roger Assaf, commentaire de Beyrouth, ma ville, 1983

Tournage de Beyrouth, ma ville, 1982
Collection Nessim Ricardou-Saab/Association Jocelyne Saab

Quelle émotion que de redécouvrir aujourd’hui les films de la réalisatrice libanaise Jocelyne Saab, alors que la guerre frappe à nouveau un Proche-Orient qui n’en finit pas de souffrir du poids des dominations externes et de représentations déphasées. Les images en lutte de Jocelyne Saab sont un éclairage nécessaire et sa poésie un remède vital à l’abattement. L’œuvre de la cinéaste libanaise sera projetée en région parisienne du mois d’octobre au mois de décembre dans le cycle de la Cinémathèque du documentaire « trésors du doc » et à l’occasion d’une grande rétrospective débutée au Festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec et se poursuivant à Paris à partir du 30 novembre[11] [11] Les programmes sont disponibles sur le site jocelynesaab.org .  

Cette redécouverte a été impulsée par Mathilde Rouxel, chercheuse en cinéma qui s’est donnée pour mission, avec l’Association Jocelyne Saab, de ramener ce patrimoine à la vie et de le diffuser le plus largement possible, y compris au Liban où les films – jusque-là censurés – ont été projetés pour la première fois dans leur version restaurée en janvier dans le cadre du Festival The Second encounter[22] [22] De nombreux films inédits de Jocelyne Saab ont été présentés à Beyrouth lors du festival de films restaurés The Second encounter organisé par Cinematheque Beirut du 20 au 26 janvier 2023. .

« Jusqu’à aujourd’hui, l’histoire du cinéma libanais est caractérisée par un manque de visibilité et, dans quelques cas, la disparition complète de certains films qui ont ainsi acquis le statut de légendes urbaines au Liban, sujets de discussions mais jamais vraiment rencontrés[33] [33] Ghada Sayegh, « On representing the war as a rupture: Jocelyne Saab and the New Lebanese Cinema (1975-90) », dans ReFocus : The Films of Jocelyne Saab, sous la direction de Mathilde Rouxel et Stéphanie van de Peer, Edinburgh University Press, 2023. Traduction personnelle.  ». Ce mythe qui entoure les films de plusieurs réalisateurs libanais ayant tourné pendant la guerre – dont Jocelyne Saab – Ghada Sayegh l’explique par l’absence de moyens et de structures au Liban destinées à préserver les films et les distribuer, obligeant les cinéastes à prendre soin eux-mêmes de leurs pellicules. Une mission délicate, à plus forte raison dans un pays qui a connu peu de répit depuis 1975. Mathilde Rouxel raconte que c’est dans une malle en dessous de son lit que Jocelyne Saab conservait une partie de ses bobines, mais qu’elle n’avait elle-même pas accès au quart de ses propres films, dont il n’existait pas toujours de copie de diffusion et dont la plupart du matériel original – du positif inversible 16mm très fragile et endommagé – avait été déposé au CNC. Depuis sa mort en 2019, Mathilde Rouxel et l’Association Jocelyne Saab se sont chargées de collecter les films dans leur version originale, de les restaurer et de les réunir dans un coffret DVD [44] [44] Coffret DVD à paraître aux Mutins de Pangée le 31 décembre 2023. pour qu’ils soient (re)découverts dans leur ensemble et afin d’épouser le parcours de Jocelyne Saab qui est aussi celui du Proche-Orient.

C’est d’ailleurs à Beyrouth qu’a été mené le gros de la restauration. Comme l’explique Mathilde, « Personne ne comprend rien au Liban, ni à la Palestine, si tu ne fais pas travailler des gens qui savent de quoi ils parlent, tu n’es plus dans le politique, tu crées juste du patrimoine muséal et ce n’était pas l’objectif ! [55] [55] « Archive vive », entretien de Mathilde Rouxel avec Mathilde Derain, dans Le livre pour sortir au jour de Jocelyne Saab, Marseille, Éditions Commune, 2023 ». Comme il n’était pas encore possible de restaurer des films sur place, du matériel a été livré et des équipes ont été formées à cette occasion [66] [66] Notamment grâce à l’aide d’associations comme le Polygone étoilé et de fonds d’aides comme ceux de la FIAF et de la Cinémathèque Suisse. , celles-ci pourront ensuite continuer à restaurer des films au Liban dans un système indépendant destiné à remettre les archives en circulation. Une manière de faire on ne peut plus ancrée dans l’héritage de Jocelyne Saab.

Car la carrière cinématographique de Jocelyne Saab est bel et bien marquée par l’engagement. Née à Beyrouth en 1948, l’année de la Nakba, (« la catastrophe », c’est-à-dire l’expulsion forcée des Palestiniens), elle suit des études d’économie politique qui posent les premiers jalons d’une lutte existentielle contre l’injustice. Arrivée à Paris pour finir sa formation, elle est ensuite embauchée comme reporter par des chaînes françaises et envoyée dans différents pays. Égypte, Libye, Syrie, Irak, Palestine… Jocelyne Saab est sur tous les fronts jusqu’en 1975, année où éclate la guerre civile libanaise. Elle retourne alors au Liban pour filmer son propre pays en tant qu’indépendante et diffuse ses films sur de nombreuses chaînes européennes. Devant le malheur de sa terre d’origine, ses films deviennent de plus en plus personnels et son engagement sensible. Cette période libanaise est cependant entrecoupée de moments d’accalmie pendant lesquels Jocelyne Saab quitte le pays pour filmer d’autres luttes : d’abord au Sahara avec le front Polisario (Le Sahara n’est pas à vendre, 1977) puis au Caire (Égypte, cité des morts, 1977) et plus tard en Iran (Iran, l’utopie en marche, 1981). Après l’effroyable siège de Beyrouth par l’armée israélienne en 1982 – qui donnera quelques-uns de ses plus beaux films – Jocelyne Saab se détourne du documentaire pour trouver de nouveaux moyens narratifs et mettre à distance le réel, devenu trop insupportable. Une Vie suspendue, tourné à Beyrouth en pleine guerre, est sa première fiction. Viendront ensuite des formes plastiques avec l’installation Strange Games and bridges exposée à Singapour : ce travail émerge face au retour de la guerre au Liban en 2006, alors que le pays est une nouvelle fois bombardé par l’aviation israélienne.

Engagement et poésie

Photogrammes de Beyrouth, ma ville, 1982
Dans Zones de guerre, Jocelyne Saab,
Les Éditions de l’œil, 2018

La caméra monte un escalier et l’on découvre en même temps Jocelyne Saab et la carcasse d’un bâtiment calciné. « Voilà, c’est ma maison, c’est ce qu’il en reste… ». Ainsi commence Beyrouth, ma ville, tourné en 1982 pendant le siège de Beyrouth par Israël. « L’essentiel c’est de survivre, de vivre… C’est vrai que cette maison c’est la tradition, que ça me fait quelque chose au cœur, que c’est 150 ans d’histoire… C’est mon identité aussi » et Jocelyne Saab a ce geste, ce geste déchirant de la main qui se crispe sur sa poitrine et qui porte en lui l’essence de son travail : à la fois témoignage et perception personnelle, à la fois trace et hommage. C’est face à la guerre de son propre pays que la cinéaste développe ce langage si particulier, en tension entre information et expérience vécue ; langage de création et de poésie capable à la fois de raconter la guerre et chanter l’amour des Libanais en lutte pour la vie.

Cette tension caractérise bien l’originalité du « Nouveau Cinéma Libanais » des années 70, appellation qui regroupe les cinéastes pris dans le tourbillon de la guerre et qui apportent à la fois une histoire très personnelle et un témoignage historique. Cette position à la fois au-dedans et au dehors mène nécessairement à un brouillage entre réalité et image, témoignage et engagement, des termes pas forcément contradictoires mais dont la superposition donne naissance à un nouveau langage cinématographique. Celui de Jocelyne Saab est éminemment poétique et elle n’hésite d’ailleurs pas à faire appel à des poètes comme la mémorable Étel Adnan lorsqu’elle estime ne plus avoir les mots pour dire l’indicible.

Montage et images au secours de l’ineffable

Il ne s’agit pas seulement de dire mais bien de révéler le désastre. Pour cela Jocelyne Saab s’éloigne des canons du reportage pour adopter un dispositif cinématographique beaucoup plus artistique dont le montage est la clé. L’équilibre aussi. Ses films montrent évidement des images frappantes de bombardements, combats et victimes. Pour autant, ces images mortifères sont utilisées avec discernement. Leur simple juxtaposition empêche l’esthétisation et leur parcimonie évite l’anesthésie. Elles sont les traces nécessaires et bouleversantes de la folie humaine. Ainsi sont exposés au regard les corps qui jonchent le sol de Beyrouth après les combats urbains dans Les Enfants de la guerre tandis que les corps meurtris de Beyrouth, ma ville témoignent des armes inhumaines utilisées par Israël : corps pétrifiés pour les bombes thermiques et corps calcinés à la chair rongée pour les bombes au phosphore.

Il n’y a pas cependant de surenchère dans les images d’effroi. Rares, elles sont entourées d’images plus discrètes de la vie ordinaire dont l’assemblage révèle le désastre en créant une constellation de points de vue subjectifs et de traces poétiques de l’existence. Ces traces sont aussi la dernière prise d’un monde qui disparaît. Pour qu’on ne puisse pas dire « Ici il n’y avait rien [77] [77] Roger Assaf, commentaire de Beyrouth, ma ville, 1982.  », pour montrer aussi la disparition à l’œuvre. Ainsi le spectateur du Front de refus sur Antenne 2, le 22 juillet 1975 sait que les kamikazes dont est filmée la dernière soirée ne sont déjà plus. Ces traces sont aussi celles du carnet intime de Jocelyne. Dans Beyrouth, ma ville on retrouve les lieux de Lettre de Beyrouth déjà filmés quelques années plus tôt : le café, vidé ; l’hippodrome, détruit ; mais surtout l’ami Karim qui discutait dans le salon en 1978 et qui est mort, maintenant. « Karim, le doux et tendre Karim. Karim le bienfaisant. Tué par la guerre. Rien ne lui ressemble moins que la violence de sa mort », ces quelques plans repris du film antérieur, ordinaires mais rendus si singuliers par l’absent, sont parmi les plus émouvants du film.

Corps vivants corps meurtris : la figure de l’enfance

L’antagonisme entre la vie et la mort est omniprésent dans les films de Jocelyne Saab. Sa pratique même est celle de la survivance dans l’univers funeste de la guerre. La figure de l’enfance qui parcourt ses films cristallise justement cette tension entre énergie vitale et inconcevabilité des morts prématurées. Leurs corps et leurs visages manifestent cette dualité : tantôt joueurs – ce ne sont que des enfants – tantôt souffrants, victimes d’une violence implacable et contraire à l’ordre naturel des choses. L’enfanceest bien l’illustration la plus frappante du tragique d’une guerre civile. En arabe, cela se dit harb ahliyé, c’est-à-dire littéralement une guerre de parents. C’est donc d’une guerre fratricide dans laquelle ils ne peuvent choisir leur camp que les enfants sont les premières victimes : les victimes les plus passives et pourtant les plus durement impliquées. Dans Les Enfants de la guerre, Jocelyne Saab montre les survivants du massacre de la Quarantaine exorcisant par le jeu violent les horreurs dont ils ont été témoins. Armes en bouts de bois, égorgements, oreilles coupées… Seulement jouent-ils vraiment ? « Certains détails, certaines attitudes, certains gestes trop précis finissent par faire oublier qu’il s’agit de jeux, et d’enfants » nous dit Saab. Plusieurs films font aussi apparaître leurs dessins : chars, obus, kalachnikovs, cadavres constituent un nouveau langage et leur représentation un moyen d’extérioriser des pulsions morbides ainsi que dompter la crainte de mourir à leur tour. 

Lutte pour la vie au Proche-Orient éclaté

Consciente de sa liberté et la chance de pouvoir être entendue, Jocelyne Saab documente sans relâche les injustices dont sont victimes les populations minoritaires dont elle se fait la voix. Mais le brouillage des lignes dont nous avons beaucoup parlé se manifeste aussi dans une absence d’inscription militante définie. Jocelyne Saab est résolument indépendante. Ses films ne sont ni commandités par la télévision ni produits par des groupes militants. Dans un entretien avec Martine Derain, Mathilde Rouxel explique très justement que Jocelyne Saab « ne suit pas une ligne, de parti ou politique, ni même celle de son groupe d’amis d’extrême gauche, elle évolue avec la guerre… [88] [88] « Archive vive », entretien de Mathilde Rouxel avec Mathilde Derain, ibid. ». C’est ce qui l’amène à discuter avec des personnes aussi différentes que Yasser Arafat et Pierre Gemayel, mais aussi à poser non pas « des questions militantes hyperdirigées [99] [99] Id. » mais des questions humaines plus vastes qui interrogent notre rapport à l’existence et notre modèle de société. Elle s’engage pour les minorités souvent victimes d’intérêts extérieurs : en Algérie pour Le Sahara n’est pas à vendre, au Caire où elle filme la Cité des Morts, veste cimetière où se sont réfugiées des populations pauvres désireuses de préserver leurs modes de vie sous les coups de l’urbanisation et la mondialisation…

Toujours vigilante aux rapports de force et l’injustice qu’ils engendrent, les films de Jocelyne Saab ont la particularité notable de ne pas uniquement regarder la guerre du Liban sous le prisme confessionnel mais également celui de la lutte des classes. Déstabilisé comme d’autres pays de la région par l’afflux de pétrodollars et une situation géopolitique instable amplifiée par des ingérences étrangères multiples (Voir G.Corm et F.Trabulsi [1010] [1010] Voir Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté, Paris, Gallimard, 2012 et Fawwaz Traboulsi, A History of Modern Lebanon, Londres, Pluto Press, 2007 ), le Liban connaît à partir des années 1950 une forte proéminence du système bancaire aux dépends d’un développement de l’industrie. En résulte une population lourdement fracturée sur un plan économique auquel vient se superposer une dimension communautaire. Il se trouve en effet que la majorité de la classe pauvre ouvrière est musulmane, principalement chiite. Ce télescopage favorise l’émergence de mouvements sociaux et religieux comme celui des déshérités qui deviendra plus tard le parti Amal. L’intérêt de Jocelyne Saab pour les plus démunis s’exprime par exemple dans ses images du quartier de la Quarantaine où sont réfugiées des populations musulmanes pauvres fréquemment victimes d’attaques des chrétiens phalangistes. Le film Les Enfants de la guerre, tourné à Karantina après un massacre sanglant, lui vaudra de nombreuses menaces de la part des milices chrétiennes.

Cette lutte contre l’injustice et pour la liberté, c’est aussi la lutte palestinienne que Jocelyne Saab a soutenu tout au long de sa vie et de sa carrière. Depuis 1948, année de sa naissance et de la Nakba, la Palestine a été rongée par l’occupation, ses habitants expulsés, tués et pourchassés jusque dans les camps où ils avaient trouvé refuge. La région tout entière a souffert de cette profonde déstabilisation, à l’image de Beyrouth-ouest assiégée puis pilonnée par l’aviation israélienne en 1982. Jocelyne Saab dit à la fois la désolation et la colère du peuple arabe. Elle filme l’amertume sur Le Bateau de l’exil qui exfiltre Arafat et ses hommes vers la Grèce. Elle filme la détermination des Femmes palestiniennes, à la fois combattantes et passeuses. Elle filme la radicalité du Front du refus, résolu à batailler face à l’impossibilité de la paix. Jocelyne Saab fait commencer ce film sur l’image d’une jeune enfant pour raconter qu’en 1948, tous les habitants d’un village palestinien ont été massacrés, à l’exception d’une petite fille [1111] [1111] Massacre de Deir-Yassine. Voir V. Cloarec et H. Laurens, Le Moyen Orient au 20ème siècle, Paris, Armand Colin, 2000, p. 215 . Qu’importe si la petite fille de l’image n’est pas la même, le principal est qu’ensuite – et ce n’est probablement pas une coïncidence – le premier soutien du Front du refus à s’exprimer est une jeune femme, en 1975. L’utilisation étonnante de dessins d’enfants dans ce film sur les commandos de la résistance s’inscrit peut-être dans la même démarche, faire comprendre que la Nakba, les bombardements et les deuils sont des traumatismes ancrés chez les Palestiniens depuis l’enfance au point d’en faire, plus tard, des militants radicaux. Si le film peut prophétiser l’opération récente d’Al-Aqsa, Jocelyne Saab montre surtout que la lutte Palestinienne ne s’épuisera pas en ce qu’elle est nécessaire à la survie d’un peuple et sa culture. On retrouve dans cette lutte pour une Palestine libre l’esprit indépendant de la cinéaste, engagée pour la vie et contre l’injustice, s’inscrivant toujours du côté de la résistance et de la liberté.

Jocelyne Saab et Yasser Arafat en 1982
Collection Nessim Ricardou-Saab /Association Jocelyne Saab
Pour aller plus loin, je vous conseille l’excellente monographie Jocelyne Saab, La Mémoire indomptée écrite par Mathilde Rouxel en 2015 ainsi que le nouveau Livre pour sortir au jour de Jocelyne Saab aux Éditions Commune qui regroupe différents textes libres ainsi que de nombreuses archives numérisées et un DVD de deux films.