Commandé par une production spécialisée dans l’adaptation des romans de la collection « Série Noire » pour le compte de la première chaîne de télévision, jadis publique, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma [11] [11] Ce téléfilm de 1986, longtemps invisible, était ressorti en salles en 2017. Débordements avait, à cette occasion, publié deux textes : 1, 2. (NDLR) est basé sur le roman noir Chantons en chœur de James Hadley Chase. Or, le film n’est pas une adaptation. Du livre, il ne conserve que des éléments génériques du genre, son ambiance nocturne, le mystère d’une femme et une corruption délétère en toile de fond. Plutôt que de suivre une intrigue romanesque, Godard montre une recherche d’acteurs pour un film qui aurait pu être le sien, s’il avait répondu aux critères de la production. Ce détournement éclaire le vrai dessein du film. Il veut mettre au jour les conditions – aussi bien physiques que morales – où les acteurs postulent à un rôle pour être transformés en images.
La petite société de production que Godard met en scène a pour producteur Jean Almereyda, joué par Jean-Pierre Mocky, et pour réalisateur Gaspard Bazin, joué par Jean-Pierre Léaud. Ces deux grands artistes brillent ici par la maîtrise de leur jeu – très facial et sonore chez Mocky, fort gestuel et oral chez Léaud – donnant la part belle à un art perfectionné de l’acteur, autant que les amateurs qui jouent les candidats aux essais vidéo exaltent cette part du réel donné au cinéma, inéluctable même dans la stylisation dramatique. Comme l’indique clairement son titre complet – Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma révélées par la Recherche des Acteurs dans un film de Télévision publique – le (télé)film place au centre de son opération l’acteur. Il met en scène des essais pour un rôle comme si le destin de la création d’un film résidait en puissance au cœur de ce défilement de candidats qui a tout l’air d’un travail à la chaîne.
Les essais d’acteurs fondent leur idéal dans le hasard qui place sous les yeux du cinéaste une créature imaginaire s’incarnant dans la vie. Dans Grandeur et décadence, c’est hors la foule anonyme à l’essai pour le rôle, hors du commerce, qu’un nouveau visage apparaît en douce, dans une rencontre du hasard en lieu et place d’un coup de foudre. Eurydice (Marie Valera), la femme (cachée) du producteur veut elle aussi tenter sa chance, passer les essais. Sortant de l’ombre dans la nuit, elle aborde Gaspard, le réalisateur possédé par une singulière folie que les procédés commerciaux semblent à la longue avoir provoquée. Mais sa rencontre avec Eurydice lui fait l’effet d’une distraction incongrue, voire suspecte, tant son apparition lui paraît déroger à la règle des essais disciplinés, où chacun attend son tour pour poindre dans le flux des visages. Serait-ce le signe que le commerce a anéanti cette relation mythique entre le cinéaste et son modèle, sa muse, son actrice ? Ou, plutôt, qu’une autre création se profile dans l’univers du cinéma occupé par les lois commerciales ? Celle où l’actrice en première aurait l’idéal artistique, et viendrait trouver le cinéaste dans l’espoir d’un renouveau. Or, la rencontre inespérée entre deux artistes s’est déjà révélée être le rendez-vous précurseur de ce qui constitue toute l’originalité d’un film ; l’annonce et la promesse d’une création composite où fusionne un style visuel original avec des talents dramatiques singuliers.
En effet, il y a le cinéma classique. Sa beauté originale a souvent été le fruit d’une rencontre, dont le germe était à l’origine la captation d’une actrice par un cinéaste. La période classique du cinéma, où Hollywood brille par son parachèvement stylistique, marque toujours la mémoire avec ces couples inventifs : Lillian Gish et D. W. Griffith, Marlene Dietrich et Josef von Sternberg, Lauren Bacall et Howard Hawks etc. Ces rencontres, qui procédèrent autant de l’essai organisé que du hasard inopiné, supplantent l’intention de faire un film par l’intention de faire le film de cette actrice. Sternberg choisissant Dietrich, c’est déjà le désir de l’illuminer. L’actrice est la promesse de son cinéma rêvé, son regard posé sur elle invente déjà. Certes, c’est un rêve fécond, un fantasme stimulant, bien que purement idéal. Par-delà ce mythe du créateur et de sa créature, qui défendrait d’abord la dimension artistique du seul réalisateur au sein des studios, tenterait de lui donner un statut suprême de plasticien dans son atelier, il existe plutôt une synthèse artistique qui rend mieux compte de l’impureté propre à l’art du cinéma. Entre le cinéaste et son actrice, dans un grand art impur tel qu’était celui d’Hollywood, la création est double et réside dans une tension, au sein de la mise en scène entre deux artistes ; un échange tendu dont la résolution engendre l’art du film. Dans le star-system américain, le film est fait pour l’actrice et non pas l’actrice pour le film, quoique cela ne nie pas, bien au contraire, le regard organisateur du cinéaste. Si Hawks veut s’accaparer Lauren Bacall, si Sternberg fétichise le visage de Dietrich, leur mise en scène brille d’abord parce qu’elle forme le réceptacle de leur jeu, par la quête de la netteté chez l’un, par la voie d’un sublime chez l’autre. D’autant plus que jadis, la star hollywoodienne imposait son régime iconique à la représentation, faisant du film le piédestal de son jeu. De plus, provenant souvent de la scène musicale – Dietrich et Rita Hayworth pour prendre deux brillants exemples – enrichissaient le film de leur spectacle. Ainsi dans L’ange bleu ou Blonde Vénus, les chansons de Dietrich font l’effet d’une œuvre originale à l’intérieur du film de Sternberg. Et si Gilda n’est pas le film d’un grand artiste – mais cela est une autre question – la danse de Rita Hayworth hausse indiscutablement le film au niveau de l’art. Les films reçoivent, enchâssent – avec plus ou moins de style et d’unité selon l’art du cinéaste – ces œuvres d’actrices qui engendrent et subliment avec leur spectacle in filmo l’impureté même du cinéma.
Ainsi, l’actrice peut être une muse, mais cela reste une intuition avant la création proprement dite, dans les prémisses d’un film, quand les essais ouvrent le champ à une rencontre décisive où l’actrice peut faire l’effet d’une révélation merveilleuse, fantasme hors des réalités de la création collective. Cet idéal, Gaspard Bazin ne semble pas ou plus l’avoir, et même de s’en défier. Serait-ce une (auto)critique de la part de Godard ? Critique paradoxale en vérité : Godard opère avec Grandeur et décadence un sabotage. En mettant en scène des essais, il fait symboliquement du film ce temps même du fantasme, et joue plus librement de son idéal de créateur sur sa créature Eurydice – celle qui, dans le mythe, les yeux fermés, suivait dans l’Enfer les sons de la lyre d’Orphée. C’est une manière d’évacuer – entendu dans la virtualité d’une fiction – la création traditionnelle d’un film où collaborerait plus activement l’actrice, et de la faire jouer pour son ravissement de cinéaste. Cependant, le désir créateur n’est pas ici le fait de Gaspard Bazin. L’idéal s’inverse et change de camp : il est présent chez le personnage d’Eurydice. Ce n’est plus le cinéaste qui voit dans une créature son idéal mais l’actrice qui, fascinée par les mythes du cinéma d’antan, a la première un désir fantasmatique de cinéma.
Quand Eurydice aborde dans le bar Gaspard, elle lui demande ce que sont les classiques, tant évoqués comme des légendes, relégués au loin dans le passé. Le cinéma classique lui apparaît comme les ruines d’une civilisation mythique ; c’est son désir de cinéma d’en connaître la vie passée, vie qu’elle pressent en elle. Elle a l’intuition d’un art et, à travers celle-ci, c’est l’art lui-même qui se réveille. Gaspard reconnaît qu’elle a un visage classique, elle a un air de Dita Parlo. Elle est comme prédestinée au cinéma, et probablement est-elle le cinéma classique s’incarnant après sa chute. Donc elle veut passer un essai, clandestinement, sous les radars de son mari, le producteur. C’est la situation de Godard – réalisant son film de commande très librement pour la télévision – qui se dédouble dans la fiction. L’art en douce s’immisce dans le commerce, comme un défi lancé à un idéal artistique réduit à l’état de chimère dans la production du petit commerce de Jean Almereyda. La crise profonde que vit sa société de production est en vérité une disparition de l’idéal. Dans le passé, il était producteur du néo-réalisme, ainsi que des premiers films de la nouvelle vague, ces nouveaux cinémas ayant échappé à l’industrie, inconcevables hors les aspirations d’artistes indépendants. Or, cela participe ici à une fiction – celle du film – où joue un passé devenu légendaire, une modernité changée en classicisme et rendue ainsi impossible au présent. Ce qui avantage le commerce. Maintenant, Almereyda, par auto-destruction et désespoir, détourne des fonds. Gaspard, jadis grand maître pour trouver le meilleur acteur lors des essais, dorénavant trafique les corps. Face au désir d’Eurydice de faire du cinéma, Gaspard et Almereyda se trouvent tous les deux embarrassés, ne veulent pas y croire. Le rêve leur est devenu étranger.
Toutefois, devant le défilement des candidats pour le rôle, une intuition d’artiste arrête brusquement le mouvement inexorable des essais, transperce le regard désemparé que pose Gaspard sur ces acteurs à la file. Le visage d’une jeune femme brune arrête son attention. Dès lors, c’est l’image qui s’arrête, rembobine et ralentit, comme pour prendre en douce le temps de travailler l’expression de son visage, faute de ne plus pouvoir le faire lors de réalisations arides de films commerciaux. Dans ces manipulations visuelles, le visage de l’actrice laisse alors percer dans ses traits figés une douleur, une affliction visiblement inhérente aux essais qu’elle passe, et tels qu’on les organise dans ce petit commerce.
« Des essais, c’est bien. On voit du monde »
JLG
Dans le premier film, La sortie de l’usine, c’est avec les ouvriers des frères Lumière qu’on essaye la nouvelle invention. On les met en scène, on les essaie – les deux se fondant ici dans une même recherche expérimentale – quand, après le travail, ils sortent de l’usine, ils retournent à leur vie. À l’opposé, le premier plan de Grandeur et décadence propose, lucide, son négatif. C’est, dans un cadre qui a la fraîcheur d’une image du muet, l’entrée en rang des acteurs pour faire leurs essais dans le petit commerce pour le tournage du téléfilm. On nommerait volontiers cette image Le retour dans l’usine. Ainsi, le destin du cinéma peut dépendre de la façon dont on envisage les essais d’acteurs.
En parallèle de l’essai d’Eurydice, il y a le défilé des candidats, procession qui tourne en rond et se mord la queue devant l’objectif de la caméra qui les vise. Au croisement de ces deux essais, il y a un texte en désordre ; des extraits de la nouvelle Sépulture sud de Faulkner qui narre les dernières heures avant des obsèques. Ainsi, ses mots font délibérément chanter une oraison funèbre aux candidats ; les essais procèdent d’un deuil. Gaspard Bazin demande à Eurydice de reconstruire le texte pour ensuite le jouer – proposition hautement symbolique qui place le personnage de la comédienne au cœur des ruines à soulever. Tandis que du côté des acteurs défilant devant la caméra, le même texte reste tel qu’il est : un amas de lambeaux. Mais ce désordre s’organise. Une composition musicale, proche du sérialisme, se fait jour ; une variation subtile qui, dans l’apparente pagaille d’un texte confus, de la ronde des amateurs fait percer un chant unique de voix diverses. Chacun a sa partie à réciter, qui varie et s’échange comme réglée par une série infinie. À terme, dans la durée de cette longue scène hypnotique, les acteurs à l’essai forment le chœur d’une rapsodie brisée. La scène s’étire. Elle fait advenir dans la durée ce qui échappe à la précipitation des essais courants qui s’enchaînent ; les acteurs, progressivement, révèlent leur identité particulière qui alors a le temps de se dévoiler. Une voix devient cette voix, une démarche devient sa démarche…Cependant, si ces essais étendus témoignent bien de leurs qualités inexplorées, ils accusent aussi, dans cette mise en scène distanciée, le système de domination dans lequel ils tournent en circuit fermé.
Si dans son dispositif même, l’essai d’acteurs ressemble à un travail à la chaîne, Godard prend pour jouer ses acteurs désœuvrés – non sans une ironie révélatrice – des chômeurs de l’ANPE, l’actuel Pôle Emploi. L’idée est forte et lucide. L’essai est un entretien d’embauche, il faut porter à nouveau, pour paraître, les masques de l’emploi, grimaçant autant que ceux du théâtre antique. C’est donc cela qu’il faut montrer, leur travail. Caroline Champetier, la directrice photo du film, derrière sa caméra joue son propre rôle, se représente à la tâche, comme les chômeurs se représentent dans leur mouvement en chaîne inexorable, mouvement semblable dans sa forme à celui des essais d’acteurs. L’amateur joue et représente sa propre situation politique. La mise en scène des essais nous montre des candidats qui ne sont plus que des chiffres. À l’entrée du commerce, ils ne donnent pas leur nom mais leur numéro de sécurité sociale. À la sortie, le comptable compte ce qu’ils valent et ce qu’ils coûtent en charge sociale. C’est l’art directement qui en prend un coup : dans un tableau du Tintoret, Gaspard compte les figures comme on compte les figurants pour le budget d’un film.
Mais en proposant une interprétation critique de son rôle, le jeu de l’acteur est un geste politique. On pense à Brecht. Le film commence avec lui. Léaud proclame son fameux principe du jeu de l’acteur, qui doit s’étonner et se contredire sur la scène pour exprimer le conflit politique dans lequel il se représente. Le titre complet du film de Godard est en lui-même brechtien. L’essai d’acteur est donc doublement révélateur. Là où d’abord il révèle la sublimité propre de chaque personne, il révèle en même temps sa situation dans le système économique de la production des images.
Par ailleurs, le cinéma est devenu vidéo. Grandeur et décadence en montre le tournant et, surtout, la double conséquence qu’opèrent ses images sur le jeu même de l’acteur. D’une part, l’intense marchandisation des images qui semble avoir (dés)orienté à cet usage la technique vidéo doit faire du jeu d’acteur, en toute logique, un aspect de la marchandise. D’autre part, au contraire, la vidéo, en tant que nouveau procédé formel de création visuelle, doit envisager sous un nouveau jour l’acteur, son jeu et son corps.
En lieu et place du petit commerce de cinéma de Jean Almereyda est apparue une nouvelle société de production spécialisée dans la publicité. Ici, l’essai d’acteur consiste, dans une apparente bonne humeur, au défilement des candidats personnalisant eux-mêmes un slogan creux, sous l’approbation systématique d’un réalisateur. Dans l’objectif de la caméra, chacun imite un bonheur hystérique et surenchérit l’extravagante fausseté de son prédécesseur. Ce n’est plus les premiers essais montrés au début du film, où les candidats, quoiqu’amateurs, avaient chacun un jeu singulier et un texte différent. Avec la vidéo envisagée comme instrument du commerce, l’acteur est souvent sommé de jouer une forme d’imitation, comme des produits fabriqués à la chaîne ont surtout pour qualité de se ressembler. L’idéal du commerce, c’est l’identique.
En outre, l’image vidéo à visée commerciale se rassasie d’un jeu naturaliste, où l’acteur jouerait sa propre personne, dans une visée « réaliste » et mimétique qui est, on le sait, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui encore le principe cardinal du théâtre commercial. C’est une figuration au naturel où l’acteur joue son personnage comme une vraie personne et, pour ce faire, paye de sa personne. Par le biais de cet excès de naturel, l’image semble vampiriser l’acteur. Dans Grandeur et décadence, lors des premiers essais, poussant à bout les candidats, leur faisant répéter leur texte avec un surplus de violence, Gaspard les fait sortir d’eux-mêmes et exaspère leur jeu. Il n’attend pas d’eux une expression singulière mais un surmenage qui les pousse à se donner plutôt qu’à jouer. Il en ressort non pas plus de maîtrises mais une spontanéité excessive et démesurée qui est le propre du jeu naturaliste, consistant en l’épuisement intentionnel de l’acteur. Eurydice elle-même est menacée par ce « jeu » du débordement. S’abandonnant à son désespoir devant la caméra, elle reste attachée aux barreaux d’une fenêtre, prisonnière de son émotion, tandis que Gaspard lui donne l’indication de jeu de se retourner – et on se demande à quoi elle tourne le dos. Ainsi, poussé à l’extrême, la finalité du jeu naturaliste est une impasse car, in fine, c’est le lien rompu entre le cinéaste et son acteur, submergé sous l’émotion. L’art du jeu est brisé. L’acteur n’est plus qu’un reflet piégé au lieu d’être le rayonnement même de l’image. Son art, qui n’est pas d’imiter la vie mais de l’interpréter, est manifestement aliéné par l’injonction naturaliste.
Il serait intéressant d’évaluer les ressorts de la dialectique entre image vidéo et jeu mimétique. Quoiqu’il ne s’agisse en partie que d’une conjoncture, c’est surtout, en toute logique, un principe de facilitation économique où les images ne s’encombrent plus d’une recherche artistique avec l’acteur mais de sa seule manifestation physique. Quoi qu’il en soit, on peut déduire de ces brèves remarques qu’un art dramatique fait défaut, que l’image vidéo n’a pas eu sa nouvelle technique de jeu d’acteur. L’image numérique, après elle, ne semble pas en avoir produit une non plus. Et pourquoi pas ? Ne devrait-on pas savoir réinventer la représentation de la figure humaine autant qu’on invente les nouvelles technologies de l’image ?
À l’opposé de sa pratique commerciale, l’image vidéo peut inventer à partir de l’acteur des formes nouvelles. Elle fait de lui l’objet de son art et son modèle. Les possibilités plastiques de la vidéo orientent, dans Grandeur et décadence, le désir de Godard de faire avec le cinéma de la peinture. L’acteur est sa véritable matière picturale. Il veut retrouver l’art du chef-d’œuvre dans un visage. Le zoom chéri des caméras vidéo lui permet d’aller au plus proche du visage, avec une mise au point fluide. Il use du zoom vidéo, où la matière de l’image s’altère, comme une touche visible de l’art. Ailleurs, la technique de la superposition de deux images ouvre un espace irréel de composition picturale, dédoublant le personnage en plusieurs temps et en différents jeux superposés. La vie intérieure du personnage transparaît dans une image complexe à plusieurs dimensions. Ces essais vidéo, ces tentatives plastiques, sont la recherche de Godard pour insérer l’art de l’acteur dans une nouvelle profondeur ouverte par l’image vidéo, qui l’intègre dans une nouvelle composition visuelle, plastique et dramatique. Par conséquent, le visage de l’acteur retrouve ici le primat qu’il avait autrefois dans la figuration des stars à Hollywood, où il était le substrat même de l’image. Ces expériences vidéo, proche de l’expérimental, se donnent pourtant un idéal classique. On voit l’image vidéo tentée de retrouver par des moyens neufs la beauté classique de la peinture. Mieux encore, dans les manipulations quasi scientifiques que fait Godard de l’image, décomposant les mouvements imperceptibles d’un visage et faisant apparaître les états successifs de son émotion, l’image vidéo retrouve l’origine scientifique du cinéma. À travers ses analyses du mouvement qui évoquent les recherches optiques du XIXème siècle, Godard fait la tentative idéale de plonger aux racines de son art, d’y revenir, de rejoindre nostalgique la pensée pionnière d’où procèderait logiquement, fruit de ses recherches, un nouvel art. L’image vidéo a été prise par Godard comme une seconde origine possible du cinéma. Comme le cinématographe des Lumières avait ses nouveautés techniques (vitesse de défilement, projection…), la vidéo analogique en donnait autant d’inédites, voire plus (durée d’enregistrement, retour direct de l’image, nouveau montage…). Dès lors que la figure humaine reste l’objet suprême de l’image en mouvement, la création avec les acteurs se voit modifiée au sein d’une nouvelle réalité technique. L’acteur doit-il en conséquence réinventer lui aussi son art ?
Ces expériences ne font pas de l’acteur une bête de laboratoire. Faire de lui le modèle à partir duquel on fait sa recherche ne signifie pas le contraindre à endurer passivement la pose, bien au contraire. Godard manifeste son désir de confondre l’art dramatique avec celui de la peinture au nom de la noblesse qu’il désire faire atteindre à ses acteurs. Il souhaite toucher ce qu’il y a de plus beau dans les deux arts : devant la reproduction d’un autoportrait de Rembrandt, Jean-Pierre Léaud dit qu’il ressemble à Molière. Modèle de peinture et acteur de cinéma ont en effet l’art commun d’être l’objet même de la création d’une image. De surcroît, Godard veut faire jouer ses acteurs comme les figures dans les peintures. Ici, il y a cette scène magnifique entre Léaud et Caroline Champetier, entre le cinéaste et sa directrice photo, mari et femme dans le film. Leur jeu est une harmonie de gestes expressifs et symboliques, à l’équilibre classique ou à la tension baroque. Dans leur succession, sans paroles échangées, on comprend tout de leur amour contradictoire, entre union et discordance, envie et répulsion. Mais il ne s’agit pas d’un tableau vivant ; accompagné d’une musique, leur jeu devient chorégraphie, un art musical comme la danse dans les ballets. Avec l’acteur au croisement du théâtre, de la peinture et de la musique, le cinéma se fait art total. À l’issue de la scène, Léaud repousse définitivement la chef opératrice. Symbole pur de la tension du réalisateur, entre son désir de faire des images de l’art et son impossibilité de les créer au sein du commerce. Dans la création des images, le directeur photo a une place déterminante et cruciale. Il est, ou l’assistant de l’artiste, ou le technicien du commerce ; ou un complice, ou un poids. Dans le cinéma classique, encore, les couples cinéaste/chef opérateur sont aussi légendaires et ont autant façonné la beauté du cinéma que les couples cinéaste/acteur. Mais aujourd’hui, et ce depuis au moins quinze ans, les petites caméras numériques offrent au réalisateur un contrôle total sur la création de ses images.
Si l’art du cinéma a un futur, peut-être réside-t-il dans l’amour de l’acteur retrouvé dans les manipulations libres et infinies propres à cette image numérique, technologie de notre temps. Avec Grandeur et décadence, Godard montrait que l’essai du comédien et l’essai de l’image vidéo – analogique à l’époque – se fondaient sûrement dans une seule et même recherche de l’art.