Moscou, 1894. Au milieu d’une pièce sombre et miteuse, déjà presque entièrement vidée, un piano quart de queue recouvert d’un drap blanc est difficilement soulevé par une bande de gaillards qui s’échinent à le faire passer par l’embrasure d’une fenêtre. Soudain une femme éplorée jaillit du hors champ, se précipite sur l’instrument – « Attendez ! » – en relève juste assez le couvercle du clavier pour jouer, sur une seule touche, la mélodie inarticulée de son tourment pendant que les dix porteurs maintiennent le piano comme en lévitation, à un mètre du sol. Dans cette suspension entre deux états, on pourrait reconnaître une image de la mise en scène toujours affairée de Kirill Serebrennikov, d’ailleurs physicien de formation ; c’est surtout celle du destin dévolu au personnage féminin, Antonina Milioukova devenue « Tchaïkovska », et demeurée envers et contre tout désespérément mariée à un homme qui la répudie, « veuve d’un homme encore vivant » comme le dira sa propre mère. Ruminé par son auteur depuis 2013, le scénario a en effet changé le point de sa focale originale : le générique n’annonce plus un Tchaïkovski mais un Tchaïkovski’s Wife dont le génitif marque toute la tension de ce portrait féminin dans une société tsariste pour laquelle « une femme n’est qu’une ligne dans le passeport d’un homme ». Charge au nouveau scénario, donc, de lui prodiguer une existence autonome ?
Jeune femme pieuse, aussi dévouée à sa foi qu’à celui qu’elle embarrasse de son amour « idolâtre », Antonina est surtout de ces personnages mi sainte mi folle qu’affectionne la littérature romantique. Habitée d’une flamme inextinguible pour celui qui, rapidement, ne peut plus nous apparaître que comme un distrait bourreau, Antonina est toujours accompagnée dans le cadre d’une lumière, celle de la veilleuse qu’elle tient à la main (quand elle ne vient pas se superposer à son visage dans le plan) dans les nombreuses scènes d’intérieur étouffantes parfois dignes du ténébrisme d’un Albert Serra. Celui qu’on qualifie déjà quant à lui de « soleil » du peuple russe, et bientôt peut-être de l’humanité tout entière, est d’un autre type, celui du génie contrarié. Son caractère irascible envers celle qui est parvenue miraculeusement à devenir son épouse (l’échange de lettres, au début du film, est l’un des moments-clefs de cette dévotion : Antonina se signe devant ses lettres comme devant les autels) et son refus de la vie de famille tient certes, on le comprend rapidement, d’une préférence marquée pour la solitude créatrice ou la camaraderie homoérotique. Mais, de fait, le portrait n’est pas tendre pour le compositeur qui, s’il n’est pas vraiment intéressé par les tracas quotidiens de l’alliance conjugale, qu’il juge incompatibles avec l’exercice de son art, semble tout à fait disposé à profiter des avantages que le mariage confère aux hommes (la dot d’Antonina redonnerait un peu d’air à ses affaires peu reluisantes). Cette lâcheté du grand homme de musique (dont Todd Field avait fait le sujet de Tár il y a quelques semaines, quoique de manière retorse) ne lui sera cependant jamais reprochée : on ne s’en prend pas au soleil quand on n’est soi-même qu’un être banal, on le contemple avec respect, et si possible, en prenant ses distances.
Antonina, après avoir été l’objet du marchandage de la dot, est donc celui, symétrique, du divorce qu’on veut lui extorquer, et de la pension qu’on consentirait à lui accorder, pour peu qu’elle accepte de libérer le compositeur de sa passion trop triviale et de le rendre à ses plus hauts devoirs. Mais ce serait faire insulte à sa foi matrimoniale – et Antonina refuse de défaire l’union qu’elle a nouée devant Dieu, dans un mouvement illuministe que ses contemporains peinent à comprendre, et sur lequel le scénario fonde ses espoirs. Un bon miracle n’est-il pas le meilleur moyen, et à peu de frais, de rehausser un personnage autrement bien terne ? Le film poursuit son cours dans une succession de scènes hagardes, éclairées par des lampes vacillantes qui rappellent le précédent film de son réalisateur, La Fièvre de Petrov, et qui semblent toutes décliner à la ville l’atmosphère étouffante et enfumée du rituel matrimonial orthodoxe. Un trop bref répit viendra d’une courte séquence, baignée d’une lumière douce et presque édénique. Dans un gynécée dévoué à l’éducation de jeunes enfants et réuni autour de la sœur de Tchaïkovski, jeune mère héroïnomane prête à reconnaître les torts de son frère, mais pas à le blâmer pour sa conduite, Antonina passe les seuls moments de bonheur de son existence de femme. Ce sera trop peu pour brosser le portrait d’un personnage dont le destin – dont Serebrennikov peine à la sortir (le voulait-il vraiment ?) – n’était que de refléter la nimbe du compositeur.
Le film, évoquant ouvertement l’homosexualité d’un grand artiste du patrimoine russe, a souvent été mis au crédit de l’ethos d’artiste engagé, voire dissident de Serebrennikov, malgré des prises de positions contre le régime en place pour le moins discrètes (certains le décrivent comme le protégé de Vladislav Sourkov, le conseiller historique de Poutine ; d’autres ont relevé son soutien vocal, et renouvelé au générique, pour l’oligarque Roman Abramovitch, dont le réalisateur assure qu’il est le sauveur du cinéma indépendant russe). De fait, La Femme de Tchaïkovski a pour lui, malgré le portrait apparemment écorné qu’il brosse du compositeur national, une théâtralité slave appuyée : comme si ses reviviscences de la grandeur de l’art russe s’efforçaient de faire oublier un présent bien plus terne. Inspiré, on l’a dit, des plus grandes heures de la littérature romantique et fin de siècle – le nom de Pouchkine est évoqué par Tchaïkovski lors d’une séance de pose chez un photographe – le film de Serebrennikov ne se prive jamais d’appuyer sur les contrastes accusés qui ont fait les délices des publics de jadis. Que l’on songe aux différentes étapes de la passion quasi spirituelle d’Antonina jetée dans la misère, aux surprenantes scènes hallucinées d’animation des morts sur leur linceul qui ouvrent et clôturent la fiction, jusqu’à la conclusion dansée qui offre au film un final clipesque au milieu de bodybuilders dans leur plus simple appareil, le réalisateur russe n’est ainsi jamais autant à l’aise que dans l’adaptation chorégraphique des scènes de bravoure topiques du romantisme (ou du kitsch contemporain). D’un autre côté, le « présage tragique » de cette histoire lu dans la crise de nerfs d’une mendiante sur le parvis de l’église évoque les personnages de fol-en-Christ du folklore national, et achève de replacer de manière appuyée le film dans la veine des romans dostoïevskiens. Au risque assumé de forcer son « truc » : mais n’était-ce pas là déjà la source de la force émotive des ballets tourmentés de Tchaïkovski ? Quelques semaines après un Babylon pachydermique, qui dévoilait de quelle opération de farcissure relevait le divertissement à Hollywood, la théâtralité empesée de La Femme de Tchaïkovski compose à l’unisson sa propre petite musique du maniérisme d’hier et d’aujourd’hui.