Qu’est-il arrivé au mari de Jeanne Dielman ?

Contre-enquête

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le 28 février 2024

Le propre d’une œuvre classique est de n’avoir jamais fini de dire ce qu’elle peut encore nous dire. Du moins est-ce l’un des critères pertinents (le sixième) avancés par Italo Calvino dans son éloge de la lecture des classiques[11] [11] Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques [2002], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2018. . Le classement de la revue Sight and Sound plaçant en décembre 2022 Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1976) au rang de meilleur film de tous les temps, et de manière plus essentielle la curiosité et la ferveur que son cinéma ne cesse de susciter plusieurs années après sa disparition témoignent de manière éloquente du fait que Chantal Akerman a désormais acquis un statut indéniable de référence, qui sera certainement amplifié par la valorisation des archives déposées à la Cinémathèque royale de Belgique. Si Jeanne Dielman… a été abondamment analysé et célébré depuis sa sortie au milieu des années 1970, la remarque de Calvino ne peut qu’inciter à faire fructifier davantage des ressources internes au film qui ne sont pas encore épuisées malgré sa réputation. Ce texte sera ainsi consacré à un détail à ma connaissance peu ou pas commenté, et en tout cas négligé par le discours critique, ce que l’on peut d’ailleurs comprendre car il concerne un individu laissé presque entièrement dans l’ombre : le mari de l’héroïne, Georges Dielman. Pour dissiper le moindre malentendu sur le choix d’un tel sujet, je prends soin de préciser que cette interrogation sur un personnage évanescent n’est en aucune façon une réaction visant à revaloriser la place d’une figure masculine dans un film caractérisé par son engagement féministe, aussi bien dans son processus de création que dans sa dénonciation de certains aspects de l’aliénation domestique. Comme on l’aura compris, il s’agit avant tout de rendre justice à la richesse d’une œuvre dont la contribution à l’émancipation des femmes est évidente. Par ailleurs, en questionnant la quasi absence de cet époux décédé, sa relégation aux marges du film, on voudrait aussi explorer d’autres pistes de lecture pour contribuer de la sorte à l’approfondissement autant qu’au renouvellement du commentaire sur Jeanne Dielman… et sur l’œuvre de la cinéaste de manière plus large, plutôt que de se cantonner à la répétition d’un discours sédimenté, selon un phénomène inévitable lors de tout processus de canonisation d’une personnalité artistique ou de ses productions. Rares sont les éléments permettant de construire un portrait, forcément lacunaire, de cet individu fictionnel, mais il serait regrettable de ne pas s’attacher à ceux que le film, et plus largement par comparaison le corpus akermanien, laissent affleurer.

Première esquisse de Georges (hors-film)

De manière chronologique, le premier document pouvant apporter un éclairage sur le défunt est fourni par le synopsis, ou premier état du scénario, soit un document de quatre pages (une page de garde suivie de deux pages et demie de texte) tapé à la machine par la cinéaste[22] [22] Ce document est consultable sur le site de la Fondation Chantal Akerman. Il n’est pas fait mention de date, et le titre (qui sera bien celui du film) est alors indiqué comme étant provisoire. .

Malgré sa brièveté et le laconisme de son style, cette présentation a le grand intérêt de fournir quelques informations sur la diégèse, et en particulier sur le contexte historique plus ou moins récent expliquant la situation de l’héroïne – moins d’un tiers du synopsis évoquant le déroulement du film prévu.

Qu’apprend-on à sa lecture par rapport à ce que nous livre le film achevé ? Le mari est bien doté d’un prénom : Georges (prénom mentionné par Jeanne lors de la lecture de la lettre écrite par sa sœur et, une autre fois, dans le dialogue) et bénéficie d’une très rapide description physique (un « homme plutôt laid ») complétée par des précisions qui sont d’ordre à la fois moral et social. Il est désigné comme un homme « moyen » (on peut supposer qu’il ne s’agit pas de la taille de l’intéressé mais de l’indication d’une certaine banalité, éventuellement d’une condition sociale assez médiocre). Il est également décrit comme « un bon mari » puisqu’ « il ne la [Jeanne] trompait pas, ne buvait pas etc… ».

Plus intéressant encore, ce synopsis mentionne de façon un peu moins succincte un enrichissement temporaire du personnage, suivi d’une décadence (« un contre coup malchanceux où il a tout perdu »). On peut regretter que l’activité momentanément lucrative ne soit pas précisée, pas plus que n’est évoqué un éventuel travail qu’il aurait dû accepter après cet échec. Il faut retenir en tout cas l’indication sur la période concernée puisque le synopsis évoque l’Après-guerre. Quelles affaires pouvaient être rentables pour décliner aussitôt dans une époque de reconstruction d’un pays marqué par les années de conflit et l’occupation allemande ? Spéculation immobilière ? Fraude aux indemnisations de guerre ? Commerces divers ? Ou toute autre raison plus triviale qui n’est pas suggérée par le document préparatoire rédigé par la cinéaste ?

Il faut ajouter que ce bref synopsis met en avant un trait du caractère de l’héroïne : la brusque déchéance sociale de Georges, et la condescendance alors exprimées par ses tantes (seuls membres de sa famille encore en vie) envers un parti devenu peu avantageux auraient conduit Jeanne à épouser cet homme envers lequel le sentiment amoureux ne semblait pas très prononcé. Faut-il y voir alors un goût pour le sacrifice, dont les multiplications des tâches domestiques seraient les symptômes visibles dans le film, ou bien une attirance pour un individu soudain déclassé et victime des circonstances ? Si l’on privilégie la seconde possibilité (plus séduisante en effet), en deçà d’un penchant amoureux, une solidarité serait ainsi née entre deux individus marqués par leur isolement social et familial (il n’est fait aucune mention de la famille Dielman).

Portrait de Georges en jeune marié

Quelles sont ensuite les (rares) traces de Georges repérables dans le film ? On peut penser que s’imposerait dans l’appartement d’une veuve la présence d’une ou de plusieurs photographies du défunt, si l’on songe aux usages sociaux dominants du médium – commémorer les morts, célébrer les vivants, constituer une mémoire familiale – en particulier dans le milieu et à l’époque où se déroule le récit. Or il est frappant de constater que l’appartement plutôt austère habité par Jeanne et son fils, s’il contient plusieurs toiles ou reproductions, ne présente qu’une seule photographie[33] [33] Si l’on reste dans le cadre du corpus akermanien, par contraste, on relève de nombreux portraits photographiques, très probablement familiaux, dans l’appartement de Natalia Akerman filmé dans No Home Movie (2015). , une photographie à laquelle il convient de faire un sort puisqu’il s’agit très manifestement de la seule image accessible de Georges.

Dans la chambre de Jeanne, on distingue en effet sur l’imposante coiffeuse, disposée à gauche du grand miroir, la photo d’un couple (Jeanne et Georges selon toute vraisemblance). Le double portrait semble d’ailleurs correspondre de manière directe à la description vestimentaire de la jeune mariée proposée dans le synopsis : « Jeanne portait un tailleur gris et vaait [sic] une gerbe de fleurs blanches dans les bras. ». Cette occurrence initiale de la photographie de mariage intervient au terme de la première journée, lorsqu’après avoir déplié le canapé-lit de Sylvain dans le salon-salle à manger, un plan montre Jeanne dans sa chambre, se coiffant en face de son miroir : dans une position oscillant entre profil et trois quarts-face, en chemise de nuit blanche, elle se brosse lentement et longuement les cheveux pendant plus d’une minute (la durée totale du plan est d’une minute 36 secondes), puis enfile une robe de chambre bleu pâle, et après avoir replacé diverses affaires de toilette sur le plateau de la coiffeuse quitte la pièce par la droite du cadre. La photographie reste alors peu visible : on distingue bien un couple, et le bouquet de fleurs mentionné dans les bras de la femme, mais sa distance par rapport à la caméra comme l’absence de mise au point sur la photographie ne permettent pas d’en distinguer davantage. Son importance n’en est pas moins soulignée par la composition même du plan. Située dans la partie droite du champ, bien que décentrée elle participe en effet fortement à la dynamique spatiale en indiquant une tension en forme de « V » partant des deux extrémités du cadre pour arriver à la jonction des genoux de l’héroïne, tout en bas du plan, à la base d’un axe central. L’insistance sur ce détail paraît d’autant plus évidente que, si on ne voit pas dans ce plan le reflet de Jeanne dans son vaste miroir, la photographie est le seul élément qui y est reflété – avec, plus anecdotique, le bouchon d’une bombe de laque pour les cheveux.

La deuxième apparition de la photographie, au cours de la journée suivante, se fait sur le mode de la variation car si le cadrage est quasiment identique, Jeanne est vêtue différemment. Elle porte alors une jupe noire, avec un chemisier fleuri associé à un gilet d’un bleu comparable à celui de la robe de la chambre portée la veille. Elle se coiffe, se maquille avant de reprendre son peigne puis de se vaporiser de la laque pour parfaire sa coiffure. La composition d’ensemble de ce plan est tout à fait similaire au premier évoqué, et sa durée quasi identique (1 minute 28 secondes). L’on peut remarquer en outre un geste de l’actrice qui vient souligner la présence de la photographie : pour évaluer puis atténuer l’éclat de son rouge à lèvres, Jeanne utilise un miroir à main alors même qu’elle se tient face à une glace imposante. Sa gestuelle et sa position par rapport à la caméra font qu’on ne voit pas son reflet mais uniquement l’envers de ce petit miroir dont la forme rectangulaire peut rimer avec celle du cadre photographique, mais un cadre dont elle offrirait la version abstraite et opaque. Et par contraste, on peut ainsi y déceler une invitation à faire un sort à cette photo, quant à elle bien visible même si ses deux figures restent encore floues.

C’est au cours de la troisième journée qu’apparaît vraiment, en trois temps et selon une logique d’enchaînement qui paraît signifiante, la photographie de mariage. Cette troisième occurrence est en fait dédoublée : en revenant de ses courses, Jeanne a également récupéré dans le hall de son immeuble le cadeau envoyé par sa sœur Fernande, qu’elle déballe ensuite dans sa chambre. La familiarité du décor prévaut : la coiffeuse reste en amorce sur la droite du cadre, le miroir est laissé presque entièrement hors champ, et l’angle de prise de vue demeure toujours orthogonal par rapport au mur principal de la pièce. Le cadrage est un peu plus large puisque l’armoire, à gauche, est plus visible, et surtout le lit qu’on ne soupçonnait pas aussi proche fait son apparition dans le champ, à gauche également. Ayant besoin d’un objet coupant pour ouvrir le paquet, Jeanne quitte sa chambre pour aller chercher une paire de ciseaux dans la cuisine (une action nécessitant trois plans), puis on la retrouve dans le même lieu, avec un cadrage rigoureusement identique[44] [44] Le premier plan dans la chambre de Jeanne, tout juste décrit, dure 34 secondes ; le second, une minute 33 secondes. . Ce qu’on ne peut manquer de relever alors, si on connaît la suite du film et qu’on est attentif à cet objet, est la contiguïté spatiale établie entre la photographie et les ciseaux : ceux-ci sont en effet déposés sur la coiffeuse, à droite et juste derrière le cadre de la photo, avec une certaine précipitation puisque Jeanne est allée ouvrir la porte à son client du jour qui vient de sonner.

Le plan suivant est particulièrement frappant puisque de manière inédite il dévoile soudain le grand miroir devant lequel l’héroïne ôte alors son chemisier de manière méticuleuse – avec un changement d’axe d’à peu près 90° par rapport aux plans antérieurs sur lesquels on vient d’insister. En bas à gauche, la photo est cadrée presque frontalement permettant enfin de mieux distinguer le couple par rapport aux insertions précédentes. Le reflet du miroir ne laisse entrevoir aucune présence sur le lit, mais on entend tousser hors champ le client dont on comprend ainsi qu’il se trouve dans la chambre. La cinéaste montre ensuite le rapport sexuel entre Jeanne et cet homme dont ne voit pas alors le visage ; puis on retrouve Jeanne au miroir en train de se rhabiller tandis que le client moustachu d’abord assis sur le lit, s’allonge avec une certaine nonchalance. Le plan est en légère plongée et avec un axe décalé sur la gauche par rapport au plan précédent montrant le cadre photographique (et qui de ce fait est un peu moins visible). Presque par hasard, Jeanne semble repérer les ciseaux placés derrière le cadre photographique, les saisit en quittant le champ (comme si, ayant constaté qu’ils n’étaient pas à leur place, elle allait les ranger), puis réapparaît soudain pour asséner un coup fatal dans la veine jugulaire de l’homme reposant sur son lit.

Compléments dialogués

Quelques fragments du dialogue apportent également des informations, certes limitées mais qui aident à enrichir un peu le portrait de Georges. Lorsque, le premier soir, Jeanne entre dans le salon-salle à manger, et que Sylvain est installé dans le canapé, alors déplié et lui servant de lit, elle lui fait la remarque suivante : « Tu lis comme ça tout le temps sans t’arrêter tout à fait comme ton père. » Si le propos peut paraître banal, il esquisse une figure plus intellectuelle du défunt, d’autant plus appréciable que presque aucun livre n’est visible dans l’appartement du quai du Commerce. À la suite de cette remarque de sa mère, Sylvain lui demande comment elle a rencontré son père. Elle commence par évoquer Jack, le mari (canadien) de sa sœur Fernande : « Il est venu en 44 nous délivrer ; ils jetaient des chewing-gums et du chocolat ; et nous on leur jetait des fleurs. » Puis elle se lance dans le monologue suivant qu’on peut retranscrire intégralement[55] [55] Il s’agit d’une notation du texte proféré sans prise en compte rigoureuse du tempo propre à la diction de Delphine Seyrig.  :

« Et ton père je l’ai rencontré quand les Américains étaient déjà partis ; moi j’habitais chez les tantes parce que mes parents étaient morts ; et un jour, j’étais allée au bois de la Cambre avec une amie, c’était un samedi ; j’me souviens plus quel temps il faisait. Mon amie le connaissait. Tu sais bien quelle amie, je te l’ai déjà montrée sur des photos. On s’est revus un peu, je faisais les factures en face ; mais j’étais très mal payée, et chez les tantes c’était triste, j’savais pas si j’avais envie de me marier, mais de toute façon ça devait se faire, tout le monde le faisait ; c’était dans l’ordre des choses comme on dit. Et puis les tantes disaient : c’est un brave garçon. Il a de l’argent, il te rendra heureuse. Mais j’hésitais encore un peu ; mais j’avais vraiment envie d’avoir un chez-moi, de partir de chez les tantes, et d’avoir un enfant. Et puis, je sais plus ce qui s’est passé, du jour au lendemain il a fait de mauvaises affaires alors je l’ai épousé. Tu sais ça arrivait après la guerre. Les tantes ne voulaient plus. Elle disait qu’une belle fille comme moi pouvait tomber mieux ; que si j’attendais un peu je trouverais un homme qui me ferait une belle vie. Elles ont commencé à dire qu’il était laid, qu’il était si…, qu’il était lâche. Et je n’écoutais personne. »

La tirade achevée, Sylvain questionne alors sa mère : « Et s’il était laid, tu avais envie de faire l’amour avec lui ? » Jeanne ajoute : « Laid, pas laid, tu sais ça n’avait aucune importance ; ça ne faisait rien. Et tu sais faire l’amour comme tu dis, c’était un détail, et puis je t’avais. Et puis il n’était pas si laid que ça. »

Outre les confirmations de certains éléments du synopsis, on peut tirer plusieurs informations utiles du propos de Jeanne[66] [66] Commentant ce même passage, Corinne Maury insiste pour sa part sur le tableau historique ou « sociologique » qu’il brosse de la condition féminine : « Dans cette histoire conjugale que les mots de Jeanne étrillent sans désillusion aucune, l’amour, le sexe, le mariage participent d’une obligation au quotidien, d’une fatalité consentie, où la résignation règne sur l’intégrité du désir […] » C. Maury, Jeanne Dielman…, Crisnée, Yellow now, coll. « Côté film », 2020, p. 62. . D’abord, il est question de photographies – au pluriel –, ce qui ne peut manquer de surprendre dans un lieu qui leur accorde aussi peu de places comme on l’a noté. Mais peut-être les albums sont-ils finalement bien rangés et les occasions de les montrer restent-elles rares ? La profession des deux personnages reste vague en tout cas : celle de Jeanne (est-ce une place de comptable ou de secrétaire ?), et celle de Georges encore plus. Que pouvait-il bien faire « en face » ? À part en tirer la conclusion qu’il s’agissait d’un travail sédentaire – bureau ? commerce ? atelier ? voire administration ? – l’anecdote n’est guère éclairante.

Plus loin, au terme de la deuxième journée, alors que comme la veille, Jeanne est venue éteindre le chauffage et souhaiter une bonne nuit à son fils, Sylvain lui explique comment vers dix ans, éclairé sur la nature des relations sexuelles entre adultes par un camarade, il les imaginait comme un acte particulièrement violent, ce qui aurait engendré une haine tenace pour son père accusé alors de brutaliser son épouse, et un sentiment de culpabilité liée à cette motion hostile : « J’ai eu envie de mourir, et quand il est mort, j’ai cru que c’était une punition de Dieu. » Il lui précise que ses cauchemars lui permettaient de l’appeler pour qu’elle puisse se soustraire au désir de son mari.

Hypothèses

Si ces quelques ajouts restent parcellaires, ils peuvent néanmoins inciter à formuler quelques suggestions afin de compléter le portrait de Georges Dielman. Concernant sa situation sociale, la nature de l’activité de cet époux reste un mystère. Comme on l’a rappelé précédemment ses affaires ont dû se dérouler dans le contexte de l’épuration et de la reconstruction de la Belgique sortant de la Seconde Guerre mondiale. Jeanne insiste d’ailleurs en parlant à son fils sur la singularité de cette époque (« Tu sais ça arrivait après la guerre »). Faut-il y voir une piste pour comprendre le déclin rapide de ses revenus ? À défaut d’autres précisions, la moindre hypothèse suppose un fort degré d’arbitraire qui pourrait éventuellement être tempéré par une connaissance précise de l’histoire sociale belge au sortir de la guerre – ou bien il faudrait laisser libre cours à la fabulation et avoir les aptitudes d’un romancier. Il est pour le moins troublant en tout cas que Jeanne indique qu’elle ne se souvient plus des circonstances qui ont conduit Georges à la ruine – je reviendrai pour terminer sur cette question de la déchéance sociale.

De façon tout aussi frappante, un autre élément crucial fait défaut dans l’évocation lacunaire de ce personnage : la cause de son décès. On peut certes l’expliquer par la liberté de la créatrice, et par une méthode de travail qui n’a pas besoin de s’encombrer de tels détails[77] [77] Il est probable qu’un cinéaste comme Alain Resnais aurait rédigé une fiche sur ce personnage absent, ou demander à l’actrice incarnant sa veuve de le faire. Comparaison n’est pas raison (mais souvent occasion de spéculations fertiles), et une confrontation avec l’intertexte fourni par Muriel (1963) pourrait offrir des pistes de recherche. . Mais il reste tout de même déroutant qu’aucune allusion ne soit faite aux circonstances de la mort de Georges. Serait-ce alors l’indice d’un secret bien gardé ou d’une gêne qui conditionnerait une telle mise sous silence ? Ou, justement, d’un lien entre cette disparition, qui semble prématurée, et ses activités d’Après-guerre ?

Soupçonner un événement dramatique constitue une piste risquée à n’en pas douter. Toutefois, la présence de la photo, qui demeure la seule trace visuelle du défunt, se trouve fortement associée à la paire de ciseaux, et par voie de conséquence au meurtre qui clôt le film. Dans une logique psychique propre au déplacement et à la condensation, n’est-il pas possible de voir une association ainsi suggérée entre les deux décès, celui de Georges, hors champ, et celui du dernier client brutalement assassiné ?  Et quel pourrait être alors le coupable de ce premier crime ?

Comme on l’a rappelé, Sylvain énonce de manière directe l’hostilité qu’il a pu ressentir envers son père. Si l’explication freudienne reste assez banale, elle indique surtout une dimension entièrement fantasmatique. Il semble difficile de soutenir en effet que le film épouserait le point de vue du fils, et que celui-ci pourrait être alors le responsable effectif de la mort de son père. Mais son discours ne peut-il apparaître comme un moyen de couvrir alors celle qui pourrait en être l’instigatrice, Jeanne elle-même ? Le meurtre du client sur lequel se termine le film serait-il alors une répétition d’un crime antérieur ? La structure tout en variations du film, et sa logique formelle, pourrait appuyer cette lecture. Et à n’en pas douter une telle interprétation à rebrousse-poil peut sembler séduisante en raison justement de son caractère excessif. Elle souffre toutefois d’un défaut rédhibitoire. Les quelques informations apportées sur le personnage vont plutôt dans le sens d’un relatif accord ou d’une affinité, ou du moins d’une solidarité avec Jeanne. Sauf à considérer que l’héroïne est une serial-killeuse ayant échappé aux investigations de la police belge, on peut donc l’innocenter de la mort de son mari.

À titre d’hypothèse inédite, j’en proposerais plutôt une autre qui aurait alors le mérite de faire un lien avec le point aveugle portant sur la réussite financière puis le déclin de Georges. La proximité spatiale entre les ciseaux meurtriers et la photo de mariage serviraient alors d’indice potentiellement révélateur. Moins qu’un acte suscité par la soudaine découverte du plaisir sexuel (interprétation officielle si on peut dire car formulée par la cinéaste, mais problématique en termes politiques, et même figuratifs), il s’agirait d’une vengeance délibérée envers un homme qui aurait été responsable, à un niveau ou à un autre, de la faillite des diverses entreprises de son mari. Le caractère obsessionnel de l’héroïne serait alors le paravent d’une froide et patiente détermination qui aurait attendu des années avant d’arriver à ses fins.

Faute de pouvoir en imaginer davantage, on peut donner un peu plus de consistance à cette conjecture en prenant appui sur un autre film de la cinéaste, La Folie Almayer (2011). Que montre en effet cette adaptation si mal comprise de Conrad ? Sans nul doute le récit filmique est-il orienté par deux pôles, l’un tourné vers Almayer, l’autre vers sa fille métisse, Nina. Le premier insiste sur la déchéance physique et sociale du protagoniste, en partie trompé par un homme peu scrupuleux, Lingard, et dont les affaires périclitent – affaires très vagues dans le film contrairement au roman, où elles n’en sont pas moins tout aussi lamentables. La résurgence du désir illusoire de trouver des filons d’or, associé à son abandon par sa fille, conduit Almayer à une débâcle à peu près totale qui trouve une incarnation saisissante dans le dernier plan du film. Ce plan de conclusion, qui s’attarde sur le visage épuisé du personnage en de longues minutes, peut être compris comme une variation sur la fin de Jeanne Dielman… : certes le cadre n’est pas fixe puisqu’on se rapproche lentement du visage de Stanislas Mehrar interprétant Almayer, mais la cinéaste donne à voir, en imposant une même concentration à notre regard, l’effondrement d’un personnage et son impuissance à s’extraire d’un état de prostration.

Pierre Bayard a récemment proposé l’expression d’œuvre-repentir pour analyser le cas où un créateur « donne le sentiment de revenir, pour la critiquer, sur la solution d’une énigme contenue dans l’une ses précédentes œuvres[88] [88] Pierre Bayard, Hitchcock s’est trompé, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2023, p. 172. . » On pourrait déceler un phénomène comparable entre La Folie Almayer et Jeanne Dielman… même s’il s’agit moins sans doute d’un repentir que d’une double opération de clarification. En effet, on peut dire d’abord que La Folie Almayer apporte un complément au film le plus ancien, en rendant plus concret ce qui y restait hors champ : la déchéance sociale d’Almayer apparaît ainsi comme un moyen de représenter, à plusieurs années de distance, et dans un autre environnement, celle de Georges Dielman[99] [99] La thématique coloniale propre au roman de Conrad et reprise, avec de fortes différences, par Akerman pourrait-elle jeter un éclairage sur les activités de Georges Dielman ? . La cinéaste en évoquant le personnage d’Almayer retrouve d’ailleurs de manière troublante le même genre d’expression qu’elle utilisait dans le synopsis de Jeanne Dielman… : « Je l’aime dans toute sa faiblesse, j’ai mal au cœur pour lui. Il a été manipulé par Lingard, il n’a fait que les mauvais choix et a tout perdu[1010] [1010] « Entretien avec Chantal Akerman », par C. Béghin, dossier de presse du film, non paginé, 2011. . » Ensuite, il apparaît de la sorte une parenté entre Jeanne et Almayer ce qui est aussi une façon de confirmer la singularité, et la valeur, du lien qui pouvait exister entre l’héroïne la plus célèbre du cinéma d’Akerman et ce mari qui semble voué à une existence uniquement spectrale.