Après ses errements dans les couloirs d’un manoir au gothisme kitsch, Guillermo Del Toro revient au sujet qui faisait l’originalité de ses deux Hellboy, la vie affective des monstres. Rejeton satanique invoqué par des nazis de carnaval, le démon écarlate, entre deux bières et trois mandales, se limait les cornes pour atténuer sa différence. Hellboy et sa bande d’agents extraordinaires ne rêvaient rien tant que d’être ordinaires. La force de la norme, tel est encore le thème abordé par La forme de l’eau. Sous ses abords de fable folklorique des fifties, le film ne cesse en effet de renvoyer ses personnages à la pression de conventions sociales qui dictent à chacun ce qu’il est ou non en droit de désirer et de juger bon pour lui. Dès les premières minutes, Elisa, l’héroïne muette, apparait engluée dans une routine lui laissant tout juste le temps d’une séance de masturbation aquatique mécaniquement réglée sur le minuteur de la cuisson des œufs. Ce quotidien inlassablement répété se verra néanmoins déréglé par l’apparition d’un épigone de la créature du lac noir, et avec lui d’une potentielle idylle libératrice.
Le premier intérêt du film est qu’il ne se prive pas de nous rappeler cette évidence trop souvent oubliée que le désir est une affection éminemment sociale. Plus précisément, celui-ci est porté par des structures qui dictent à chacun, selon sa position, les pôles normatifs du désirable et de l’exécrable. Ces structures se manifestent ici à travers les nombreuses images, de la publicité au péplum biblique, qui colonisent les imaginaires des personnages, orientent leurs désirs et les font agir en conséquence.
Giles, voisin et ami d’Elisa, est lui-même un de ces faiseurs d’images. Lorsqu’il présente à son patron une épreuve peinte à la main d’une famille idéale s’apprêtant à manger de la gelée, il souligne que le père a « l’air heureux d’un homme qui vient de découvrir le missionnaire ». Un peu plus tard, le peintre tombe sous le charme d’un vendeur de tartes, dont il croit gagner les faveurs quand celui-ci ne fait que réciter la partition marketing d’une franchise. La conduite du jeune vendeur, dictée par l’entreprise, fait naître un désir charnel, censé motiver un achat pâtissier. Strickland, le bad guy joué par un Michael Shannon possédé, proche de son rôle d’intégriste religieux de Boardwalk Empire, succombe pour sa part aux dithyrambes d’un vendeur de Cadillacs, qui lui promet qu’acquérir le dernier modèle le transformera en homme important. La publicité donne sa teinte à l’ère du temps – « le vert est la couleur de l’avenir », dit-on à plusieurs reprises. Et être de la bonne couleur, c’est être soi-même désirable. Après avoir acheté sa voiture, Strickland a enfin le sentiment d’être vu comme un homme : doublé par un groupe de jeunes sur l’autoroute, ces derniers lui adressent un signe d’admiration. Pourtant, qu’un couple noir cède à son tour à l’envie d’une tarte Dixie et il se fera mettre à la porte manu militari. Idem pour Giles une fois son homosexualité révélée. Plus tôt, des émeutes raciales sont durement réprimées à la TV – news rapidement zappée et recouverte par un énième show musical. Il n’est pas anodin que dans l’un d’eux, le Noir est un majordome qui fait des claquettes tout sourire, tenant Shirley Temple par la main. L’imaginaire informe des places que chacun doit tenir.
Au-delà de la hiérarchie des désirs, Del Toro montre avec une grande clarté comment ces images normatives distribuent inégalement la puissance dans la société, et partant comment cette puissance opère ou cède selon les circonstances. Strickland fait figure de cas d’école. D’où ce chef de la sécurité tire-t-il sa puissance, sinon d’être investi par l’imaginaire de trois structures – armée, consommation, religion – qui lui lèguent une partie de leur autorité respective, lui permettant d’ordonner et d’être obéi en retour ? Dimitri, le savant russe, suit le protocole de Strickland après qu’un général lui a fait compter ses galons ; à sa demande, son épouse fait silence quand il la prend brutalement en missionnaire (plus tard, on voit cette femme au foyer manger la fameuse gelée verte) ; Brewster, le mari de Zelda, collègue noire d’Elisa, obtempère à l’injonction du chef de la sécurité une fois que celui-ci en a appelé à l’épisode biblique de Samson faisant écrouler le Temple sur les Philistins, image qui donne à ses menaces une légitimité, une efficacité supérieure. Auparavant, il faisait remarquer à Zelda qu’il était probablement plus proche qu’elle de l’image de Dieu.
C’est donc à travers cet imaginaire que se dessinent les désirs et les capacités des personnages. Pour pouvoir faire plus, pour désirer d’autres joies que des orgasmes au rabais et des tartes insipides, il fallait à Elisa un affect qui remettent en cause son obéissance. Un affect si puissant qu’il puisse perturber le pli de l’habitude. Cette émotion qui transporte la muette, c’est un regard, posé par une créature radicalement extérieure au monde des hommes, par des yeux non-informés par les normes en vigueur[11] [11] Certes, le mutisme du personnage, en la plaçant déjà à l’écart, la prédisposait, plus que Mme Strickland par exemple, à être sensible à un tel affect extra-ordinaire. . Un tel regard sort un temps Elisa de sa condition de dominée, suffisamment pour lui faire tenir tête à l’autorité, et l’envoyer « se faire foutre », en silence certes, mais fermement. L’anormalité d’Elisa lui confère alors une supériorité sur Strickland qui, tout en ne comprenant pas ce qu’elle dit, sent bien que son autorité est remise en question, et ne peut le supporter.
Que se passe-t-il alors ? Au fur et à mesure que la situation lui échappe, le Samson est gagné par la putréfaction progressive de deux doigts arrachés et recousus. Sa virilité apparente, sa puissance ne dépendait en réalité pas d’autre chose que de l’observance de sa norme. Son attirance irrépressible pour Elisa n’était pas induite par la beauté physique du personnage, mais par le fait que son mutisme lui conférait un surcroît de puissance. Que celle-ci se rebelle sous l’effet d’un désir séditieux, qu’elle cesse de croire à la fiction du pouvoir et celui-ci s’étiole, lentement mais sûrement.
Cesser de croire aux dogmes, ou mieux encore, se les approprier, les reprendre à son compte. L’utilité des fables, c’est d’être sans cesse réinterprétées, semble nous dire Del Toro, subtilisant lui-même son amphibien à Jack Arnold. Lorsqu’elle souhaite avouer son amour à la créature, Elisa s’imagine chanter et danser les claquettes dans une séquence tout droit sortie des comédies musicales qu’elle regarde avec Giles. L’image d’une grande production hollywoodienne se trouve subvertie par la présence d’un monstre d’une modeste série B. Cette belle séquence se conclut de façon assez bouleversante, quand le fantasme se fracasse sur les capacités limitées du corps privé de larynx. Qu’importe, il donnera au personnage la force nécessaire pour poursuivre et mener à bien son propre projet d’évasion.
Certes, l’émancipation finale du couple improbable s’apparente à une fuite en avant, les personnages se réfugiant dans l’hétérotopie des profondeurs maritimes : un milieu où le silence devient la norme, où les cicatrices qui étouffaient Elisa s’inversent en branchies par où l’air passe. La conclusion sonne comme une réponse à la première séquence : le désir n’est plus minuté par les structures humaines, il se réalise à l’infini dans un temps immémoriel – tout le récit se fait sur le ton d’un souvenir lointain, dans un temps inassignable. Peut-être est-ce une limite du film que de laisser son monde intact, ses autres personnages en plan. Mais en nous montrant, par l’entremise de la fable, la fragilité des Samson, il fait peut-être lever chez les muets les désirs politiques de les renverser.