La langue en feu

Sur Le Pavillon d'or de Kon Ichikawa (1958)

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le 23 avril 2025

Ressorti en janvier, Le Pavillon d’or est l’adaptation d’un roman de Yukio Mishima, basé sur un fait divers survenu dans le Japon d’après-guerre. La distribution de ce film, jusqu’alors peu connu en France, jette à nouveau la lumière sur le parcours littéraire de Yukio Mishima, écrivain à forte tendance autobiographique, leader d’une milice armée d’extrême-droite la Société du bouclier fondée en 1968 dont  le suicide médiatisé en 1970 après une tentative ratée de coup d’État a popularisé l’oeuvre en Occident. Mais le film permet de redécouvrir la trajectoire de Kon Ichikawa, cinéaste dont la filmographie oscille entre des films de série B peu diffusés en Europe et des classiques comme La Harpe de Birmanie ou Les Feux de la plaine, bien mieux identifiés.

Dans le film biographique Mishima (1985), Paul Schrader séquence la vie de l’écrivain japonais en quatre segments qui correspondent chacun à un moment biographique de l’auteur de Confessions d’un masque associé à l’un de ses romans. C’est ainsi que Schrader accole Le Pavillon d’or avec l’enfance et la jeunesse de Yukio Mishima décrites dans Confessions d’un masque, alors qu’il s’appelait encore Kimitake Hiraoka, explorant sa faiblesse physique, sa découverte de l’homoérotisme sous les traits du Saint-Sébastien de Guido Reni et la Seconde Guerre mondiale après laquelle se déroule l’intrigue du roman à succès. Cette intrigue, basée sur un fait divers qui retentit dans le Japon d’après-guerre, explore la psyché d’un bonze novice, Mizoguchi, hébergé dans le monastère au Pavillon d’or à Kyoto qui finit par incendier le monument national. 

Si Schrader assimile Le Pavillon d’or à la jeunesse de Mishima, c’est à partir d’une vision téléologique de la vie de l’écrivain : le film suit l’écoulement de ses souvenirs biographiques et littéraires alors qu’il prépare la cérémonie de seppuku lors de laquelle il met fin à sa vie après avoir échoué à fomenter un coup d’état nationaliste. Celui qui va devenir « homo-fasciste », jusqu’à devenir le général de la milice de la Société du bouclier (Tatenokai), n’est encore qu’un être chétif lorsqu’il écrit Le Pavillon d’or et Schrader ne se prive pas d’associer Mizoguchi, le personnage du roman, au jeune Mishima, recalé de l’armée du Japon impérial pour ses tares physiques. Dans Mishima, la littérature est le masque que revêt l’auteur pour évoquer ses évolutions, son rapport au corps et à la beauté. 

Le Pavillon d’or de Kon Ichikawa, un temps appelé Le Brasier dans une traduction plus proche du titre japonais Enjō, adapte le roman à succès de Yukio Mishima bien avant que l’auteur devienne la personnalité publique controversée des années 1960. Cela pourrait justifier un écart apparent en termes d’adaptation : le roman de Mishima, écrit à la première personne, est repris ici sans voix over et Mizoguchi n’a pas droit à une voix intérieure. L’ouverture du film, une prolepse, se déroule dans un commissariat où trois inspecteurs tentent d’extorquer des aveux au jeune homme qui reste muet. C’est par la description policière – donc par le fait divers – que le novice est introduit. 

L’entrée dans le récit prend ainsi les atours du souvenir et, parce qu’une coupe associe un gros plan sur les yeux du jeune prévenu et son arrivée au temple, ceux d’un souvenir subjectivé : cette figure devient le vecteur principal de l’intériorité du personnage principal. Si le bégaiement de Mizoguchi retarde les aveux, l’image cinématographique entend se substituer au monologue intérieur du roman en tant que focalisation interne. Ce choix n’a d’ailleurs rien de systématique pour Kon Ichikawa qui, dans son adaptation du roman Le Pauvre cœur des hommes (1955), n’hésitait pas à accompagner la confession du vieux professeur d’une voix over

C’est en usant donc de métaphores visuelles qu’Ichikawa va figurer la subjectivité de Mizoguchi : après le premier mot prononcé par le novice, énervé parce qu’un autre a renversé le riz qu’il portait, Ichikawa s’arrête en gros plan sur le jeune homme et le décor change par un fondu à l’arrière-plan. Les intérieurs sombres du temple cèdent la place à la clarté d’un extérieur où s’assemblent les élèves d’une école navale. Un changement de costume indique le passage à l’ordre du souvenir, souvenir dans lequel après avoir été brimé pour son bégaiement, le jeune homme décide de se venger en dégradant le couteau d’apparat d’un alumni qui fascine ses camarades.

Ce n’est que dans un second temps que le Pavillon d’or apparaît dans sa splendeur à l’occasion d’une nouvelle analepse. Lorsque sa mère rend visite aux moines et leur vend l’autel familial, Mizoguchi se souvient des derniers jours de son père, quand il a visité pour la première fois Shukaku. C’est alors qu’il se décide à briquer les sols du pavillon et en vient à repousser sa génitrice qui voulait s’abriter dans le monument pendant les bombardements. C’est dans la continuité de son bonze de père, et sous sa recommandation, qu’il est accueilli dans le temple et qu’il devient le protégé du Prieur. La correspondance entre l’autel familial et le Pavillon d’or qui l’accueille désormais transfère alors l’héritage familial dans le lieu saint, monument national. Nul doute non plus que l’arrivée de Mizoguchi à Shukaku concrétise en partie le rêve de son père, bonze désargenté, lui aussi fasciné par le temple. D’où la révérence constante de Mizoguchi pour les lieux : en bon transfuge de l’ordre bouddhiste, il n’est pas censé être là, devenir le protégé du Prieur, jusqu’à être envisagé pour le succéder. L’infirme ne voit sa vie qu’à l’ombre des lieux, sous leur domination.

Cela marque un retournement des enjeux du roman. D’une part, le film ne cesse d’imbriquer les souvenirs, dans des montages alternés qui, à force de confondre les époques, dissolvent progressivement le récit linéaire : le parcours de Mizoguchi au sein du temple et sa fascination maladive pour celui-ci est tissé de souvenirs qui, des brimades au drame familial, habitent la psyché du jeune homme. Comme son héros, le film bégaie, se forçant à revenir en arrière pour achever certaines séquences. D’autre part, les personnages, dont les paroles sont rapportées dans le roman par le narrateur, existent ici directement, sans qu’on ait accès aux pensées de Mizoguchi. Cette inversion entoure le jeune homme de mystère mais aussi d’impuissance : son laconisme le montre façonné par les injonctions des autres mais aussi, en quelque sorte, indique que quelque chose leur échappe, qu’un drame se joue dans cette voix intérieure à laquelle nous n’avons pas accès.

Dans Mishima, Paul Schrader fait le choix de planter un décor de théâtre pour adapter Le Pavillon d’or et assume un parti pris théâtral : le temple miniaturisé, peint intégralement en or,  trône au milieu d’un miroir d’eau dans une grande pièce close et Mizoguchi et Tokari, un autre étudiant, boiteux, qui entraîne le novice dans la débauche, déambulent autour. Le roman présentait une analogie entre la découverte de l’érotisme par le narrateur et le Pavillon d’or, Mizoguchi associant mentalement la poitrine des geisha qu’il fréquente à la forme grandiose du temple. Par ses choix d’adaptation du Pavillon d’or, Ichikawa décorrèle le récit de la forte personnalité de Mishima et met en son cœur une dialectique entre l’intérieur (l’ordre immaculé du monastère) et un extérieur en pleine transition. L’incendie du temple, resté intact lors de la Seconde Guerre mondiale, naît de cette contradiction. Dans le film de Kon Ichikawa, le pavillon n’a pas la centralité que lui confère Schrader ou l’érotisme que lui prête Mishima. Si le générique présente une vue de coupe du pavillon, celui-ci est rarement montré intégralement mais par portions. Ichikawa préfère s’aventurer dans les couloirs du monastère mais aussi à l’extérieur de ce monde clos. Le temple n’existe qu’en tant que projection imaginaire qui, à la manière de cette voix intérieure inaudible, n’est jamais concrétisée par une vue subjective. Ichikawa ramène l’intrigue à ras de terre, à ce naturalisme inévitable de l’après-guerre japonais. 

C’est par indices que la guerre et l’histoire interviennent. La rencontre de Mizoguchi avec Tokari –  incarné par Tatsuya Nakadai, future star des films d’Akira Kurosawa et de Masaki Kobayashi – a lieu dans une ville post-marasme où les routes sont faites de terre battue et les grillages mis à terre. Kyoto, ville des temples et capitale du Japon impérial, est frappée par la crise. L’environnement qu’a quitté Mizoguchi s’est effondré. Ce décor naturaliste n’existe pas au temple. La merveille survit aux bombardements et les jardins, les pavillons et les corps restent intacts. Plus particulièrement, c’est cet extérieur que Mizoguchi rejette pour préserver le Pavillon comme lorsqu’un soldat américain des forces d’occupation marche avec une prostituée japonaise dans les jardins. Le novice repousse violemment la geisha alors qu’elle souhaite entrer dans le Pavillon d’or et lui fait perdre l’enfant qu’elle attendait. Il s’en voit félicité par le soldat qui l’accompagnait et qui lui offre deux cartouches de Chesterfield en guise de remerciements. Cette faute n’entraîne aucune conséquence : le Prieur n’écoute pas sa confession, content que Mizoguchi lui ait apporté des cigarettes. 

Si la carrière de Kon Ichikawa alterne entre films de genre et récits romanesques, le bouddhisme occupe une place centrale dans son œuvre. Kaji, ami du maître Nobuchi du Pauvre cœur des hommes (Kokoro), cherche à atteindre absolument la perfection dans ses études théologiques jusqu’à l’acédie. Sa volonté religieuse maladive est couplée à son amour pour Shizu que Nobuchi finit par épouser. Mizushima, héros de La Harpe de Birmanie (1956), devient moine bouddhiste et déserte l’armée impériale pour enterrer les morts japonais laissés sans sépulture sur les champs de bataille. Le bouddhisme se couple avec les changements d’ères politiques du Japon : Kokoro se situe à la fin de l’ère Meiji, période de modernisation du Japon après les intrusions occidentales ; La Harpe de Birmanie marque plus clairement la fin du Japon impérial et la Seconde Guerre mondiale comme rupture radicale d’un ordre ancien. Dans ces deux films, et plus encore dans Le Pavillon d’or, la religion cherche à rétablir une stabilité intérieure pour les personnages pris dans un contexte incertain. Contrairement à certains films de guerre du cinéaste, comme La Harpe de Birmanie, le bouddhisme ne se substitue pas au marasme mais se confronte au désordre de l’époque. Le zen, au cœur de la doctrine bouddhiste, défend un ordre atteint par la quiétude et l’ataraxie que le film s’évertue à déstabiliser. Pour Mizoguchi, le bégaiement empêche de réciter parfaitement les sutras et de devenir, selon lui, prieur de Shukaku, comme sa mère le souhaite. 

La voix intérieure du roman donnait à l’incendie une pleine part de préméditation : la mise à mort de cette beauté hyperbolique permettait au jeune homme d’enfin atteindre une sorte d’ataraxie. Celle-ci revêtait une dimension traditionnelle et le narrateur du roman détaillait les incendies retentissants de certaines merveilles au 16e siècle : la beauté n’est pas un patrimoine, elle appartient à son temps. Chez Ichikawa, la destruction du temple devient davantage la conséquence du bousculement d’un ordre spirituel et politique dans le contexte du Japon d’après-guerre au sein duquel Mizoguchi est ballotté. Éparpillé en petites lueurs dans une nuit noire, le Pavillon d’or en flamme fait écho, quelques années après son terme, aux bombes incendiaires de la Seconde Guerre mondiale. Ce temple, qui avait résisté aux bombardements – bien présents dans le roman comme dans le film –, ne parvient pas à se préserver dans l’après-guerre, moment de subversion des valeurs religieuses. Ainsi l’acte de Mizoguchi suit-il la destruction de l’ataraxie du monastère par la pénétration de l’extérieur en son sein. La quiétude autarcique du monastère est renversée aux yeux du novice lorsque Tokari intime au Prieur de rembourser une dette que Mizoguchi avait contractée pour revenir sur ses terres d’enfance. 

En atténuant la charge érotique du livre mais aussi sa dimension théorique, c’est finalement en moraliste qu’Ichikawa achève son film, lui retirant la subversion de son sujet. L’incendie de Shukaku ne libère pas Mizoguchi. Au contraire, il constitue le seul moment où ce personnage, muré dans un mutisme choisi et subi, a pu s’exprimer. C’est finalement par un geste extrême que l’apprenti bonze marque le monde, lui qui est resté courbé devant toutes les autorités, celle de Tokari, du Prieur et celle, symbolique, du Pavillon d’or. À la fin du film, le retour au commissariat marque aussi celui du silence. Le novice, qui s’était affligé deux coups de poignards à l’estomac, n’a pas réussi à se suicider mais les policiers n’auront pas accès à ses aveux. À l’occasion d’une reconstitution policière, Mizoguchi voit dans le marais qui entoure l’édifice dévasté le reflet du Pavillon d’or – flamboyant dans cette vision – et saute du train qui le ramène à sa prison. Ces ajouts qu’Ichikawa fait au roman excluent définitivement le novice du temple : censé se libérer par la destruction de l’objet qui le fascine maladivement, il est enfermé et, non seulement le temple a disparu, mais il ne pourra plus le chérir, avoir ce contact privilégié avec lui. Sous l’effet d’un remords indicible mais aussi d’une impuissance insoluble, Mizoguchi n’est que la victime de son époque et de son silence. Ce silence sur lequel Ichikawa appuie son adaptation laisse la part belle aux ambiguïtés parce qu’il masque une agitation sur laquelle nous ne pouvons poser de mots et dont l’incapacité du personnage à la verbaliser marque une impuissance.