La Leçon de Stevenson

Sur le triptyque de Nicolas Philibert

par ,
le 12 juin 2024
Sur l’Adamant, Nicolas Philibert, 2023

L’an dernier, quand sortait Sur l’Adamant, mon frère, A., était, comme les patients montrés dans le film, « stabilisé », et ce depuis plusieurs années. Parfois, quand il a un problème de consommation ou de santé, il se fait hospitaliser à sa demande. Les choses ne vont pas trop mal. Je le vois aux fêtes de famille, je le croise occasionnellement.

Fin mars, quand sort Averroès & Rosa Parks, qui donne à voir l’intérieur des hôpitaux psychiatriques du Pôle Paris Centre, A. est une fois de plus hospitalisé, mais cette fois les choses vont un peu plus mal. Il « décompense » complètement – c’est à cette occasion que j’entends, pour la première fois, des membres de ma famille utiliser cette expression, que je ne connaissais pas et qui désigne le moment d’une rupture dans l’équilibre de la personne psychiatrisée. Signe que ça ne va pas du tout : alors que A. a toujours maintenu une distance entre sa maladie et moi, il m’appelle pour que je lui amène des cigarettes.

Début avril, je vois La Machine à écrire et autres sources de tracas en présence de Nicolas Philibert. Il parle bien de ses films, avec la douceur qu’on lui connaît. A. est sorti de l’hôpital et reçoit, comme dans le film, des visites à domicile. Il est sorti à sa demande, mais trop vite, trop tôt – le temps que le film sorte en salles il était à nouveau hospitalisé. 

La sortie de ce tryptique documentaire de Nicolas Philibert coïncide donc étrangement avec la situation de A. par rapport à la psychiatrie. Quand Philibert présente le film j’hésite presque à aller lui en parler, je renonce. Je me dis – c’est le reproche qu’on lui a toujours fait, déjà à propos de son film sur la clinique de La Borde, La moindre des choses, sorti en 1996 – qu’il s’intéresse aux personnes psychiatrisées avec un drôle d’œil : il s’intéresse aux artistes, il s’intéresse à celles et ceux qui vont le mieux, il s’intéresse à celles et ceux que l’on n’attache pas aux brancards. Il se défend toujours de la même manière : si vous vous rouliez par terre, vous ne voudriez pas que je vous filme. Réponse souvent jugée insuffisante en tant que telle et qui ne correspond pas tout à fait aux films (Averroès et Rosa Parks, notamment, donne à voir et à entendre des situations de grande souffrance), mais qui me suffit. Ses films me plaisent, me touchent, et j’apprends à faire avec leurs quelques limites (celles du rapport au sujet, disons).

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Dans un texte intitulé Ecrivains Populaires, Robert Louis Stevenson imagine un marin qui raconterait un souvenir de lecture exalté, affirmant que tel livre d’un écrivain de seconde zone serait « une image véridique de la vie de marin » ; or ce roman, dit Stevenson, est au contraire un récit parfaitement naïf et « puéril » de cette vie. Ironiquement, Stevenson finit par inverser la logique de lecture des récits : peut-être le marin a-t-il lu le roman populaire avant de devenir marin, et peut-être attend-il seulement que l’aventure romanesque commence – ce qui n’arrivera jamais. Stevenson fait ici, comme à son habitude, un plaidoyer pour le rêve, la fiction, l’action romanesque : il célèbre autant qu’il craint la littérature comme lieu du fantasme et de la liberté donnée à l’imagination, à la libération de la vie intérieure. L’écrivain populaire amène « là où on le désire », et pas ailleurs – et c’est là, aussi, une lourde responsabilité.

Dans Sur l’Adamant et La Machine à écrire et autres sources de tracas, Nicolas Philibert s’intéresse à Frédéric Prieur. C’est un des visiteurs à peu près quotidiens de L’Adamant, ce centre de jour parisien situé sur une péniche flottant sur la Seine. Prieur y erre, parle de sa voix hésitante, compose et joue de la musique. Son appartement est un bric-à-brac d’objets accumulés, de livres, de disques, de peintures, d’instruments de musique ; il accumule. Il parle beaucoup de ses obsessions artistiques, sans doute pour ne pas avoir à parler de sujets qui le dérangent un peu plus – sa santé, la nécessité de faire du tri dans ses disques et ses livres. On l’entend notamment parler de Jean Cocteau, et surtout de Jim Morrison, sa vie dissolue dans Paris, la drogue, la mort, si jeune ; Prieur, qui vit dans le centre de Paris, affirme à demi-mots être une sorte de réincarnation de l’esprit des poètes maudits, que Morrison réactivait déjà tardivement. Il réaffirme, ou plutôt remurmure le souvenir d’un imaginaire romantique complètement fabriqué. Il le réactive, il vit dedans, en intérieur, en appartement. C’est certes un imaginaire à des lieues de la réalité de la folie, de la toxicomanie et de la fabrication artistique, de sa réalité donc, mais auquel il tient terriblement, et dont, on le sent bien, il a besoin pour vivre. Et qui n’est pas ainsi ?

La Machine à écrire et autres sources de tracas, Nicolas Philibert, 2024

A. aussi est musicien. A. aussi accumule. A. aussi se sent proche de cet imaginaire des poètes maudits du rock’n’roll. De tous les fous filmés par Philibert – car il y a des malades, des psychiatrisé·e·s, mais aussi des fous qui sont fous et auxquels on ne fait pas nécessairement un affront en les appelant ainsi – Frédéric Prieur est celui dont A. est le plus proche. Quand je le vois dater ses vieux dessins, raconter ses souvenirs de disques, délirer légèrement et doucement sur la vie de Pamela et Jim, je vois ce que mon frère pourrait être un jour : cela me rassure sur lui, c’est un avenir possible, drôle et douillet. La Machine à écrire se termine d’ailleurs sur un plan de Prieur qui lance un disque de bruits d’animaux, s’allonge sur son lit – on a compris dans les conversations précédentes que le lit était, quelques semaines plus tôt, inaccessible tant l’appartement était désordonné – et s’endort paisiblement.

Dans Averroès & Rosa Parks, une psychiatre en discussion avec un patient utilise le mot « stabilisé » avant de se reprendre, en expliquant qu’elle n’aime pas beaucoup ce terme. Le simple fait d’entendre cette réserve, alors que j’utilise moi-même depuis des années ce terme en parlant de A., m’a fait prendre conscience de la simplicité, voire du manque d’empathie avec lequel j’ai pu prendre sa maladie. Voilà une chose que le film m’a appris : que « stabilisé » est un terme utile, mais qui ne suffit pas. Une autre, que j’aurais dû savoir pourtant : qu’il y a une souffrance de la maladie psychique, souffrance que Philibert filme tout de même, qu’il parvient à filmer, et que c’est d’abord vis-à-vis cette souffrance qu’il faut apporter une aide.

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Je ne sais pas si, ces dernières semaines, j’ai plus appris sur mon frère en le côtoyant et en faisant mon possible pour, disons, aider ma famille à l’aider, ou en regardant les documentaires de Philibert. Car ses documentaires donnent à voir une version idéale de la psychiatrie : le Pôle Paris Centre, qui regroupe les 1er, 2ème, 3ème et 4ème Arrondissements de Paris (ce que les films soulignent), est un des lieux les mieux doté de la psychiatrie française, le plus riche des « parents pauvres ». L’hôpital où se trouve mon frère est un bel endroit, grand, neuf, qui n’a pourtant pas si mauvaise réputation, mais je vois bien les infirmiers débordés, le suivi approximatif, le manque d’activités. A., qui est d’habitude plutôt satisfait de l’accompagnement qu’il y reçoit, s’en plaint beaucoup, cette fois-ci.

Comme me le disait un ami cinéphile, Philibert n’est pas Wiseman, et d’une certaine façon, pour moi, c’est tant mieux. Sur le délabrement de la psychiatrie j’en sais déjà beaucoup, je le vois quand je rends visite à A. – et encore, je n’en vois que ce que voit un proche en visite, c’est-à-dire presque rien (je ne suis d’ailleurs pas aveugle à mon biais de « proche qui veut bien faire », et au fait que les proches ne sont pas toujours les alliées des psychiatrisé·e·s). Et je crois que le film de Wiseman sur la psychiatrie, Titicut Follies, franchit la ligne que Philibert décrit comme sa limite, en filmant des individus dont on peut douter qu’ils sont capables d’accepter de donner leur image – des individus, aussi et surtout, physiquement restreints, nourris par un tube, et enfin tués par l’institution psychiatrique. Il faut, certes, montrer ces choses et ne pas les taire, et il était peut-être encore plus nécessaire de les exposer en 1967 [11] [11] Le dispositif de Wiseman visait explicitement une forme provocation, forçant les autorités à réagir au film. À propos de ces réactions, on peut lire ce texte de Lucie Garçon et Stéphane Zygart. – mais il faut les deux, les films qui vont trop près et ceux qui restent un peu trop loin.

Je sais cependant que ces trois films de Philibert m’ont aidé à mieux comprendre quel serait le monde idéal pour A., qu’est-ce que l’on pourrait faire de mieux pour lui. Prendre le temps, par exemple ; le temps incroyable que prennent les psychiatres à domicile, dans le troisième film, pour s’assurer que le fonctionnement d’une télécommande est bien compris, pour boire un café. Construire l’écoute, aussi : comprendre qu’écouter, cela ne va pas de soi, c’est un dispositif, qui exige du temps une fois de plus, mais aussi l’attention, un certain rapport (les contrechamps sur les médecins sont aussi importants que les plans sur les patients, insuffisants en eux-mêmes). En prenant les films de Philibert comme utopiques, comme des créations presque imaginaires, et donc comme ce qu’ils sont, je vois l’utopie, l’imaginaire dans lequel mon frère pourrait vivre, un monde à sa mesure ; je vois en sortant de la salle, en lui rendant visite, en l’aidant à ranger son appartement, la différence avec le monde dans lequel nous vivons, tranquillement cruel, austère, qui ne lui laisse pas la place, le temps, qui ne l’écoute pas. Même dans les films les plus rêveurs il y a des leçons.

Averroès et Rosa Parks, Nicolas Philibert, 2024