
Pour bâtir La Voix de Hind Rahab, Kaouther Ben Hania déborde de documents, dès l’ouverture du film : sur un écran noir, apparaît peu à peu une ligne blanche floue qui figure en fait un oscillogramme de bandes sonores. C’est sur elles que s’appuie la cinéaste pour mettre en scène le récit d’une équipe de bénévoles dans un call center du Croissant Rouge Palestinien aux prises avec l’urgence extrême de sauver la vie d’une enfant de 6 ans dont la famille a été décimée par l’attaque d’un tank israélien à 80km de là, à Gaza. Un intertitre précise la démarche que mène la cinéaste tunisienne : les bandes enregistrées au cours des événements décrits apparaîtront in extenso, et la voix de la petite Hind Rajab ne sera pas rejouée par une comédienne. Parallèlement à ce récit d’action en huis clos où la tension ne cesse de monter, le versant documentaire du film se rend donc progressivement visible. Cette reprise du document brut au cœur du film, qui comprend l’intégralité des 70 minutes de matériaux confiés par le Croissant Rouge à Kaouther Ben Hania, entend attester de la véracité du projet, celui du reenactment, procédé qui consiste à rejouer des moments historiques et des événements.
La réalisatrice s’est auparavant illustrée à plusieurs reprises dans la reconstitution de faits réels : dès La Belle et la Meute, elle adaptait en neuf plans séquences Coupable d’avoir été violée, le livre-témoignage de Meriem Ben Mohamed, une jeune femme tunisienne violée par des policiers. En 2023, elle s’était essayée au long-métrage documentaire avec Les Filles d’Olfa où le reenactment de scènes de famille par des comédiennes était réalisé devant les protagonistes elles-mêmes, à commencer par Olfa, dont les deux filles aînées étaient parties faire le jihad. Le procédé donnait alors naissance à une réflexivité où la fiction venait rétablir un dialogue entre la mère et ses deux cadettes – qui rejouaient leur propre rôle aux côtés des comédiennes. Il ne s’agissait pas seulement de rejouer l’événement, mais d’en produire un nouveau en mettant face à face personnage documentaire et alter ego de fiction.
Dans le cas de La Voix de Hind Rajab, cet enjeu semble se dissiper devant la puissance des archives sonores et visuelles qu’emploie Ben Hania. Non seulement quatre personnages-comédiens donnent la réplique à Hind mais leur voix est dupliquée par des enregistrements des bénévoles le soir du 29 janvier 2024, au moment où se sont produits les événements décrits. Au final, le décor et les comédiens eux-mêmes finissent par disparaître derrière les archives : des téléphones placés devant la caméra retransmettent des vidéos prises le jour du drame. Comme si les images documentaires prenaient le pouvoir, pirataient la fiction et s’imposaient sur les comédiens. Par là, Kaouther Ben Hania entend peut-être inverser les représentations médiatiques mainstream des conflits et donner à entendre Hind Rajab, martyre du génocide à Gaza, « telle qu’elle était ».
Les personnages de Ben Hania sont toujours des figures médiatiques : Meriem Ben Mohamed et Olfa sont apparues à la télévision tunisienne. Dans le cas d’Hind Rajab, la cinéaste a découvert les enregistrements en même temps que tout le monde, sur les réseaux sociaux du Croissant Rouge Palestinien qui entendait alors alerter la communauté internationale sur la situation de la petite fille. Présentes dans le film, ces données ont pour fonction d’attester de sa genèse : c’est à partir de ces documents et seulement d’eux que Kaouther Ben Hania souhaite édifier son œuvre, comme si elle consistait avant tout à donner à entendre cette voix pourtant directement accessible. C’est le paradoxe des archives qu’emploie la cinéaste : celles-ci sont à la fois complètement libres d’accès et noyées par le flux. Aussi en vient-on à se questionner sur l’opportunité de la mise en fiction de cette matière documentaire. Par ailleurs, le film ne s’achève pas par la fiction mais par les images bien réelles du camion plein de cadavres sous lesquels Hind s’est cachée avant de mourir elle aussi. En un sens, le film vient se ranger auprès de ces quelques adaptations littérales qui jalonnent l’histoire du cinéma en ce qu’il déploie un reenactment sans apport critique, une simple mise en fiction du réel en apparence.
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Le récit de Kaouther Ben Hania prend pour décor le huis clos d’un call center le jour de l’évacuation de Gaza-City par Tsahal. Là, Omar, bénévole du Croissant Rouge Palestinien reçoit et oriente depuis la Cisjordanie les appels de Gazaoui·es fuyant le marasme. C’est alors qu’un homme appelle : à l’étranger, l’inconnu, inquiet, se présente comme l’oncle d’une petite fille qui aurait survécu au massacre de sa famille par l’armée israélienne. Après un premier appel expédié, la petite fille est présentée comme morte, se rangeant au nombre de ces victimes dont les bénévoles accrochent le nom et la photo une fois qu’ils ont éclairci leur identité. Omar, plutôt nonchalant, se heurte alors à son premier décès en direct.
Ce qui surprend dans le décor choisi par Kaouther Ben Hania, c’est qu’il constitue le lieu impersonnel par excellence. Rapproché du kafkaïsme par le philosophe Mark Fisher, les centres d’appel synthétisent un mode de service sans interaction et, en cela, concrétisent l’idéologie du capitalisme :
L’expérience du centre d’appel distille la phénoménologie politique du capitalisme tardif : l’ennui et la frustration ponctués de relations publiques joyeusement diffusées, la répétition à plusieurs reprises des mêmes détails mornes à différents opérateurs mal entraînés et peu informés, la colère constante qui doit rester incontinente parce qu’elle ne peut pas se porter sur un objet légitime, puisque – comme cela apparaît très clairement au démarcheur – personne n’est en mesure de savoir, et personne ne pourrait rien faire même s’il le pouvait. [11][11] « The call center experience distils the political phenomenology of late capitalism: the boredom and frustration punctuated by cheerily piped PR, the repeating of the same dreary details many times to different poorly trained and badly informed operatives, the building rage that must remain impotent because it can have no legitimate object, since – as is very quickly clear to the caller –there is no-one who knows, and no-one who could do anything even if they could. » Mark Fisher, Capitalist Realism : Is There No Alternative ?, Londres : Zero Books, 2009.

Dans ce cas, le centre d’appel concentre le paradoxe de la situation que donne à voir Kaouther Ben Hania : comment devenir empathique dans un système qui met tout à distance ? L’image du visage photographié, signifiant la mort et l’embaumement symbolique des victimes inconnues, synthétise les enjeux qui traversent les personnages de La Voix de Hind Rajab : d’un bout à l’autre de la ligne, l’entraide émerge contre un système déshumanisant.
Refusant l’aide psychologique qu’on lui propose, Omar se remet au travail, affecté par la mort supposée de l’enfant qu’il vient d’avoir au téléphone. Il a pourtant « été formé pour ça », comme par ailleurs sa superviseure Rana qui, sur le départ, reprend Hind au téléphone lorsqu’elle rappelle le centre. Rana finit par retirer son manteau en fourrure, comme pour signifier son engagement. C’est que le problème d’Omar est progressivement investi par l’entièreté du call center et révèle les limites structurelles de cet espace dont il épuise les ressorts, à commencer par les relations humaines en son sein. Tout le système de hiérarchie et de désengagement, construit pour éviter d’affronter la réalité du génocide, s’écroule.
Derrière Omar, séparé de lui par une vitre, il y a Mahdi. Il est celui en charge du déplacement des ambulances et ses intérêts se situent à l’exact opposé de ceux de ses collègues : à chaque fois, il cherche à élaborer un trajet sécurisé pour éviter de perdre des ambulanciers, la plupart ayant déjà été tués par l’armée. Mahdi reçoit, à de multiples reprises, les accès de colère d’Omar, accès qui prennent parfois la forme de violences physiques. La colère, sentiment principal du fonctionnement d’un centre d’appel selon Mark Fisher, met ici en exergue l’enlisement d’une situation, pourtant simple en apparence. C’est d’ailleurs toute l’ambiguïté de leur scène de réconciliation où Mahdi, caché dans les toilettes pour ne plus avoir à subir les remontrances d’Omar, commence à jouer avec lui à un jeu de guerre à la première personne. La scène a ceci de surprenant qu’elle offre un moment en suspens lorsque la tension du film s’accélère. Son aspect paradoxal découle de l’opposition entre la réalité de la guerre et sa virtualité, certes, mais aussi entre le care, au cœur de la profession des deux hommes, et la violence, leur divertissement. Cet écart paraît d’autant plus insoutenable qu’au même moment Hind s’est réfugiée sous les cadavres de ses proches pour éviter les tirs israéliens. C’est toutefois ce jeu qui réunit les deux hommes et les réconcilie, comme si la guerre virtuelle leur offrait enfin la possibilité d’agir et de se sortir de cette situation de stagnation.
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Sur la vitre qui les distingue, Omar dessine une ligne droite, indiquant l’apparente facilité du processus, et un décompte heure par heure, affichant le retard accumulé. Mahdi en vient, lui, à tracer un huit inversé, symbole d’infini, pour expliquer la difficulté des enjeux. Un trajet de huit minutes sépare l’ambulance de Hind mais, pour que les soignants puissent prêter secours à la petite fille, il faut passer par une chaîne de commandement immense : Mahdi doit demander l’aval de la Croix Rouge et de responsables de l’Autorité Palestinienne qui transmettent les informations à Tsahal qui avalise la mission. Cette chaîne infinie vient résonner avec l’image du centre d’appel : elle témoigne d’une hyper-bureaucratie imposée, un labyrinthe d’ordres et de contre-ordres mis en place par l’armée israélienne pour empêcher les soignants de prêter assistance aux victimes. Le centre d’appel n’est pas uniquement le reflet du capitalisme mais aussi celui de l’impuissance face au génocide, une impuissance imposée et non choisie. Le langage symbolique du film se déploie sans cesse dans des symboles abstraits : outre le signe infini, l’oscillogramme des bandes sonores et les visualisations satellites de Google Maps constituent les principaux documents visuels par lesquels on connaît la situation à Gaza. Ces documents sont pourtant partiels : en ce qui s’agit d’Hind, l’absence de visibilité sur sa situation contraint les bénévoles à sans cesse lui demander des précisions. L’enfant, sous le choc et principalement concernée par le fait d’être secourue, distille les informations. Ce rapport à l’enfance est d’autant plus perturbant qu’il révèle les a priori des aidants qui lui assurent que sa famille est endormie et que les corps autour d’elle ne sont pas des cadavres. La petite fille révèle par la suite savoir que sa famille est décimée et que son tour viendra. Ce procédé n’a pas pour unique but de protéger l’enfant : il sert aussi aux humanitaires à se cacher la réalité qu’ils affrontent comme pour éviter d’eux-mêmes sombrer.
De même, les images satellites, prises avant l’intervention israélienne, montrent une Gaza encore intacte. Lorsque les ambulanciers finissent par se mettre en route, leur trajet pourtant simple dans l’itinéraire sur Google Maps, se fait plus chaotique : des bâtiments se sont effondrés et ce trajet supposément sécurisé aboutit finalement à la mort des deux ambulanciers à cause d’un tir de tank. Ces voix des secouristes ou de Hind au téléphone ne concrétisent pas uniquement un hors champ mais une contradiction entre l’espace projeté par les Palestiniens de Cisjordanie et celui vécu par les gazaouis. C’est sans doute là que l’intervention des images prises le 29 janvier 2024 dans les locaux du Croissant Rouge Palestinien trouvent leur sens. Les écarts entre le décor réel et celui du reenactment, entre les comédiens et les vrais bénévoles, servent aussi à mesurer l’inactualité de nos représentations de Gaza. L’effort collectif pour sauver Hind consiste du même mouvement d’aveuglement, celui de retarder la mort certaine.
Par ailleurs, l’insertion des images tournées en janvier 2024 passe par un effet de surcadrage où des écrans de téléphones se superposent aux comédiens, accentuant par là une illusion persistante de Verfremdungseffekt au sein du film. Mais ici, le processus est d’autant plus mis à l’épreuve que l’invasion de sa propre matière le plonge dans un état de crise. Un esprit taquin pourrait faire le rapprochement entre le générique de fin de Warfare d’Alex Garland et l’ex-Navy Seal Ray Mendoza – une sorte de making of de dix minutes où les personnages réels visitent le tournage du film – et les dernières minutes de La Voix d’Hind Rajab. Ces deux films sur l’héroïsation de personnes en proie à une tension extrême en temps de guerre finissent par non seulement présenter longuement les personnages réels sur lesquels s’appuie leur fiction mais aboutissent, en définitive, à valoriser le lien des auteurs du film avec ceux dont ils adaptent la vie – en l’occurrence sa propre escouade dans le cas de Ray Mendoza. Certes, d’un côté il y a les sauveteurs et, de l’autre, des soldats américains qui n’ont rien à faire là. Mais la mise en scène du processus filmique consiste dans les deux cas à renforcer plutôt l’univers de fiction, l’interprétation du monde des cinéastes.
Toutefois, contrairement aux précédents films de Kaouther Ben Hania, La Voix de Hind Rajab semble guidé par une sorte de littéralité qui empêche la cinéaste de se poser des questions de mise en scène. Elle y semble en effet délaisser la mise en fiction, le reenactment, pour se focaliser sur les documents qui ont servi à l’édifier. Une sorte d’écart, en somme, entre une reconstitution classique et des idées documentaires modernistes – à tout le moins, son attention accrue portée sur la manière de présenter ses archives. Cette inégalité pourrait traduire l’opposition de représentations que nous avons décrite précédemment mais elle est en fait le reflet d’une intention naïve, celle d’alerter le grand public par les moyens du cinéma hollywoodien. Certes, Ben Hania oppose fiction et documentaire mais sa fiction obéit tout à fait aux critères de narration hégémoniques. La cinéaste reprend évidemment à son compte ce très repérable pathos qu’elle accole à un récit tout en suspense, sans se déprendre d’un certain sadisme : son film, illusion d’une fiction, cherche à développer assez classiquement ses personnages dans un langage des émotions en maintenant constamment le doute sur la mort, pourtant inévitable, de Hind et des deux sauveteurs. En somme, Ben Hania s’évertue à créer une empathie pour accentuer l’effet de la mort. Ce type de forme soulève deux problèmes. D’une part, la dramatisation – ou plutôt l’illusion de fiction – déplace les émotions sur le plan d’une empathie artificielle. Faut-il cette mise en récit pour être préoccupé par le sort des Gazaoui·es ? D’autre part, cette dramatisation sous-entendrait qu’il faut prêter à l’empathie pour que sa vie compte. En quelque sorte, la volonté de Kaouther Ben Hania de déjouer le dénombrement morbide des morts palestiniens par les médias mainstream échoue en se laissant rattraper par une autre forme hégémonique : celle de l’empathie hollywoodienne.
