Pierre Jendrysiak : En voyant le dernier film de Matteo Garrone, Moi, capitaine, je me disais qu’il y a des films qu’on ne peut pas faire, que les conditions historiques à un moment et à un endroit donné empêchent de faire. On ne peut pas, en 2023, faire un film de fiction, avec une production, des effets spéciaux, des acteurs maquillés en méchants ou en gentils, sur la traversée périlleuse de deux jeunes sénégalais, de Dakar aux côtes italiennes. Et, surtout, on ne peut pas faire un film qui s’interrompt au moment où le navire atteint les côtes ; on ne peut pas jouer le pacte de la fiction classique (et même académique) pour montrer la torture, le viol, le trafic d’êtres humains, et finalement clore cette histoire sur un happy end. Nous en sommes trop proches, nous en savons trop, et en même temps un cinéaste qui ferait un film sur ce sujet, dans ce cadre de production mainstream, en serait trop éloigné, en saurait trop peu. Impossible de trouver le bon geste, la bonne distance, le bon récit, la bonne interprétation. Le film est infaisable.
Peut-on faire La Zone d’Intérêt ? Je crois que dans la Pologne de 2023 (avec des dollars et des livres sterling), on le peut. « De l’abjection » de Rivette (passons directement par cette inévitable, sublime et aveuglante tarte à la crème pour vite passer à autre chose) décrivait un travelling précis, dans un film précis, à un moment précis ; et si la plupart des fictions sur les camps de concentration rencontrent les mêmes problèmes, ça ne prouve pas que de tels films sont impossibles. Godard, qui s’intéressa sérieusement à la question des images des camps et participa, non sans provocation, à la fameuse controverse des « Images malgré tout », manifestait son intérêt pour le film inachevé de Jerry Lewis sur les camps, The Day the Clown Cried (1972) – des rushes de ce film devraient d’ailleurs être accessibles cette année –, et les discours promotionnels autour de La Zone d’Intérêt ne manquent pas de rappeler une phrase que le réalisateur suisse avait prononcé en 1963 : « Le seul vrai film à faire sur les camps de concentration, ce serait de filmer un camp du point de vue des tortionnaires avec leurs problèmes quotidien. » La Zone d’Intérêt n’est pas un film « sur les camps » car il n’y a pas de films « sur les camps » : il y a toujours une situation, un film, un réalisateur et ce qu’il veut dire et montrer. Or La Zone d’Intérêt est plus proche de La Passagère (1963) que de Schindler (1993) et autres Fils de Saul (2015) ; aussi ce ne sont pas les mêmes choses qui s’y jouent et le film n’est, à mon avis, pas exactement dans les problématiques de (non-)représentation qui ont entraîné tant de polémiques par le passé.
Donc, si l’on peut, sans indécence, en 2024, payer une place de cinéma pour voir La Zone d’Intérêt, c’est à la fois pour ses qualités intrinsèques (sur lesquelles nous allons pouvoir revenir), mais aussi pour ses qualités, si l’on puit dire, extrinsèques : les qualités du cadre où l’on vit et où sort ce film, ici et maintenant (Monteiro écrivait, au début de son Blanche-Neige, film sans images, que le spectateur était « ici et maintenant transformé en spectacle »). Le film m’intéresse à la limite moins comme un objet esthétique singulier (Glazer, décidément, est un indécrottable formaliste) que comme un objet « culturel », comme le sujet de réflexions non-académiques, de discussions d’après-séance ; que peut-on bien avoir à dire sur un tel film, quand l’extrême droite prend le pouvoir partout en Europe, quand la mémoire du génocide est tantôt oubliée, tantôt instrumentalisée ? Que dire d’un film sur une telle horreur qui fait tout pour résister à l’analyse, à multiplier les fausses pistes et les détails impénétrables (la nausée de Höss à la fin, par exemple) ?
Une direction possible. Glazer répète à longueur d’interview que son film parle « de notre époque » ; sans doute, précisément parce qu’il ne parle pas. Si le film de Glazer nous est parfaitement contemporain, ce n’est pas seulement parce qu’il utilise d’impressionnantes images infrarouges ou parce qu’il filme l’intérieur du camp « aujourd’hui », c’est aussi parce que, précisément, il ne s’intéresse que par détours au processus concentrationnaire et qu’au fond il est fasciné par des bourreaux (non sans les présenter, il est vrai, comme des minables). Il est d’autant plus regrettable que Johann Chapoutot, obsédé par le fait de rappeler que le nazisme est le résultat cohérent de la modernité européenne, ait retiré sa participation au ciné-club de Tsedek! : il aurait pu appliquer sa phrase préférée, « de notre temps et de notre lieu », au film lui-même. [11] [11] Si on ne l’entendra pas s’expliquer au ciné-club de Tsedek!, pour des raisons rappelées précédemment, on peut tout de même lire son entretien dans le magazine TROISCOULEURS, où il commente justement ce « présentisme » dont se revendique Glazer.
Elias Hérody : La Zone d’intérêt bénéficie d’une sorte de trêve et peu font au film un procès en immoralité. Pierre l’a rappelé : depuis Kapo, tout film affrontant l’abject de l’histoire s’accompagne d’un débat théorique lors de sa sortie. Les termes de ce débat tournent finalement autour de la défense ou de la condamnation des dispositifs de fiction tentant d’appréhender la Shoah, la colonisation ou, dans le cas de Moi, capitaine, la catastrophe humanitaire de la migration vers l’Europe. On dresse ainsi une somme d’interdits de mise en scène, de travellings immoraux, tout en oubliant le fait principal qui concerne ces films : il s’agit bien là de fables.
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer a ceci de salutaire qu’il se campe d’emblée dans l’ordre de la subjectivité. Que ce soient ces couches sonores – où l’on entend des cris et des coups de feu venant du camp – ou les fournaises des crématoriums, tout est soumis à la manière qu’ont les personnages d’habiter les lieux. Lorsque Hedwig Höss, la femme de l’Oberlieutenant du camp d’Auschwitz, reçoit sa mère, elle lui présente son jardin sans vraiment parler du camp, de l’autre côté du mur. Sa mère ne finit par le découvrir qu’à la suite d’une nuit d’insomnie, réveillée par les lueurs infernales des crématoriums. Ces lumières nocturnes, qui n’empêchent jamais Rudolf et Hedwig Höss de dormir, dérangent aussi leur fille. De même, l’usage d’un objectif grand angle dans des plans moyens va de pair avec un refus de la perspective et des diagonales. Chaque plan couvre une face d’un cube sans en montrer l’arête. Aussi le cut révèle-t-il les silhouettes marionnettiques de domestiques juifs, ignorés par le couple Höss.
En naviguant entre les subjectivités, Jonathan Glazer donne avant tout corps au modèle de société national-socialiste. Hedwig et Rudolf Höss se vivent comme des pionniers et suivent les préceptes d’une vie authentiquement aryenne : ils se baignent dans une rivière (Glazer n’est pas allé jusqu’au naturisme), ils font de l’équitation, ils régentent la nature. Hedwig le dit : « Cette maison, c’est notre Lebensraum ». Cet idéal de vie se heurte à la mobilité sociale de Rudolf, si efficace dans l’extermination qu’il en est promu inspecteur adjoint des camps de concentration. Il refuse pendant longtemps mais finit par revenir à Berlin.
Le nazi way of life suit deux dynamiques. D’une part, Hedwig est promue socialement dans une vie d’aristocrate et domine une foule de domestiques, elle dont la mère faisait les ménages chez une femme juive dont elle a récupéré les rideaux aux enchères. Le modèle national-socialiste s’est vendu comme un système de redistribution de biens prétendument accaparés par les Juifs à la communauté allemande. D’autre part, ce mode de vie ne vise aucunement à rendre invisible l’extermination des Juifs mais à s’en accommoder. Le décor planté par Jonathan Glazer permet justement de rappeler l’interrelation entre le jardin des délices d’Hedwig et le jardin des supplices derrière le mur. Certes, Rudolf se lave consciencieusement le sexe après avoir couché avec une femme juive, certes, les cendres dispersées dans la rivière contrarient la baignade du dimanche, mais le domicile intact n’invisibilise pas l’extermination, il est purifié.
La fable idéologique détermine ainsi le dispositif de Jonathan Glazer qui peine cependant à la contredire. Les images infrarouges suivant une jeune résistante polonaise qui cache des pommes dans le camp ne parviennent pas à convaincre. En revanche, le contrechamp final entre Rudolf Höss, quittant une soirée mondaine avec l’appareil nazi, et les femmes de ménage du musée d’Auschwitz (80 ans plus tard) saisit absolument. La fiction que se construit Rudolf Höss finira par disparaître avec sa pendaison en 1947. Jonathan Glazer se fait peintre de vanités et dans ce musée d’Auschwitz sans visiteur, l’accumulation d’objets laissés par les déportés rappelle les conséquences de l’exigence de rentabilité du SS Höss. Mais surtout, le modèle de prédation de Rudolf se heurte à l’infimité de sa propre finitude et que, bientôt, son Lebensraum se réduira aux quatre murs d’une geôle alliée.
Hugo Kramer : Tout dans La Zone d’Intérêt convoque la représentation des camps et fait image. L’horreur n’est pas invisibilisée, mais subit une forme de rétention visuelle. Elle habite les plans – au-delà de la dimension sonore –, les gonfle ; sans que les choix de Glazer fassent de lui un formaliste cynique. Un jeu de décalques prend forme, que cela soit avec cet étrange pommeau de douche au-dessus de leur piscine ou par le biais des jeux sadiques entre frères (l’aîné enferme son cadet dans la verrière), qui rappellent ceux des tortionnaires. Mais, comme vous l’avez évoqué, le faire image passe aussi par l’abstraction. Les quelques touches de rouge qui apparaissent dans le film – un short, des maillots de bain, des fleurs – semblent contenir toute la barbarie environnante, qui explose dans ce fondu au rouge, déversement sanguinolent autant que cache visuel sur ces exactions que les Höss ne sauraient voir. Les plans infrarouges de cette jeune polonaise procèdent d’une même logique. Leur apparition – sur la musique de Mica Levi, qui semble recourir à des instruments aborigènes – se fait à partir de la voix de Rudolf lisant à ses enfants Hansel et Gretel, notamment le passage où Hansel libère son frère des griffes de la sorcière. Ce qui échappe à la vision des SS – cette fille qui dispose du ravitaillement en cachette, passe en vélo tout près de soldats – est dès lors irrationnelle pour l’imagerie nazie, celle lisse et surdétaillée de la demeure des Höss, et ne peut que prendre la forme du conte ou d’une image en négatif – de ce qui n’est pas leur réalité.
Quand Hedwig, dans cette séquence évoquée par Elias, apprend la mutation de son mari – lui qui est le maître d’œuvre de la réussite d’Auschwitz –, et refuse de quitter sa maison pour l’accompagner, le cœur du film se dévoile. C’est au nom de cet espace vital que les Höss perpétuent leur propre mise en scène, nécessaire pour banaliser ce qui se déroule autour d’eux, pour simplement ne pas voir. Hedwig oublie ce qui se passe autour d’elle mais se défoule sur sa domestique lorsqu’elle voit les taches d’eau dans le couloir, laissées par ses filles après une baignade. Car son espace vital à elle se joue ici, et il est impossible d’envisager qu’il soit souillé ; seule compte alors la lutte pour le maintenir. Dans le roman éponyme de Martin Amis – dont le film s’inspire plus qu’il ne l’adapte –, une place importante est d’ailleurs donnée à la mise en scène nazie lors de l’accueil des trains, pour rassurer les nouveaux arrivants, et des nouveaux stratagèmes à trouver pour ne pas laisser la terreur se propager. Amis accordait également une grande place aux remontées putrides, sensibles à des kilomètres à la ronde ; odeurs que le couple recouvrait par des fleurs. Glazer, ne pouvant rendre sensible autrement que par le verbe ces problématiques olfactives, n’oublie pas les fleurs, à travers un jardin à la merveilleuse opulence. Hedwig plonge d’ailleurs dans celles-ci le visage de son bébé, comme s’il fallait être à hauteur de fleurs pour ne pas être contaminé par les cendres et leur odeur, second baptême prévenant des germes.
Dans le roman, l’épouse du commandant [22] [22] Dans le roman, Hannah Doll ne se fond pas dans le modèle national-socialiste, elle en attend la chute, presque calmement. Tout comme elle attend celle de son mari, personnage ventripotent et agressif, pour lequel elle n’éprouve qu’un dégoût glacé. du Kat Zet I a ces mots après la guerre : « Imaginez comme ce serait dégoûtant que quelque chose de bien sorte de cet endroit. Là-bas. » Les Höss du film placent précisément au-dessus de tout ce « quelque chose de bien », qui n’est que le délire de ceux voulant sauver leur banalité pastorale. Pour unifier l’œuvre restreinte et apparemment hétérogène de Jonathan Glazer, est revenue l’idée d’une mise en scène se fondant sur des concepts formels ou des dispositifs scénaristiques toujours plus poussés : une imagerie beauf prise dans la vélocité d’un film de gangsters dans Sexy Beast (2000), un enfant qui déclare être la réincarnation d’un époux dans Birth (2004), une partie documentaire conjuguée à des sas outrenoir surnaturels dans Under the Skin (2013), et ici la Shoah qui n’existe qu’à travers une hantise sonore, discrète mais constante. Mais c’est oublier que ce formalisme est le miroir de personnages jusqu’au-boutistes : un sociopathe qui vrille à partir du refus d’un ancien braqueur, une femme qui s’accroche à un mensonge d’outre-tombe, un alien qui répète ad nauseam ses meurtres et enfin les Höss, rivés à l’à côté qu’ils ont construit. Au fond, des solipsismes de l’horreur qui ne tiennent que par l’urgence d’un espace vital à préserver – ou à mettre à sac.
P. J. : Elias fait bien de parler de la fin du film et de ce passage par les femmes de ménage du camp aujourd’hui, mais il faut aussi préciser – c’est ce qui rend cette fin vraiment géniale – que ces plans « au présent » ne sont pas un « retour » mais un « détour ». Le film se clôt en réalité dans les années 1940 pour y recroiser le regard de Höss qui quitte la réception nazie, avant de se mettre à pied d’œuvre pour mettre en marche, on le comprend, les derniers tours de vis, les plus horribles et les plus absurdes, du génocide. Ce qui pouvait passer pour un trick, une surprise chic, un geste qui rappellerait un peu trop directement que « le film parle d’aujourd’hui », nous ramène au trouble du silence et de l’obscurité (Höss plonge dans le même outrenoir incompréhensible que celui d’Under the Skin). Après l’espace vital et le temps que nous vivons, le film plonge dans un troisième espace-temps : le non-espace, l’hors du temps.
Alors que l’espace était régi par l’horizontalité (les travellings), il devient vertical (plongée et contre-plongée) – pendant un instant j’ai même douté que le format du film n’était pas passé du 16/9 au 4/3. Le corps toujours droit se penche (pour regarder la réception nazie puis pour vomir), un escalier prend la place d’un mur, et le bas du corps cherche à remonter par le haut. Je voudrais insister sur l’horreur de cette nausée, ces vomissements vides, hors-champs ou non-figurés eux aussi (tout se passe comme s’il vomissait mais rien ne sort de sa bouche) ; dans ce film saturé de détails sur lesquels on aimerait pouvoir s’étendre à chaque fois (ne serait-ce que les premières minutes et l’étrange scintillement de l’écran-titre), c’est cette limite monstrueuse du corps qui m’obsède comme une scène ininterprétable et impénétrable. Il serait trop naïf d’y voir une angoisse enfouie du personnage qui reviendrait à la surface : le film insiste lourdement sur le fait que les personnages ont parfaitement conscience de l’horreur qui les entoure, seulement pour eux cet enfer est un paradis. Et pourtant, après avoir annoncé sa joyeuse promotion, Höss, au comble de son abject bonheur, doit bien évacuer quelque chose – et même le personnage a l’air de s’en étonner. Mais (une fois de plus c’est la dernière image qu’il faut retenir) rien ne sort, il se redresse, reprend sa marche, plonge avec flegme dans l’obscurité.
Cette fin, c’est la vraie non-image de l’horreur : finalement le camp est bel et bien montré, représenté, et ce de manière « réaliste » (on pourrait presque dire que le film a la main lourde sur la fumée et les cendres), de même que la théorie concentrationnaire (les plans, les discours). Ce qui y est « irreprésentable », c’est une autre horreur, un troisième sens ; ni le passé, ni le présent. L’oubli ? L’absurdité ? Dans un film d’Eyal Sivan, Izkor : les esclaves de la mémoire (1991), l’intellectuel israélien Yeshayahou Leibowitz, disait, à propos de la Shoah, quelques mois avant sa mort : « Il n’y a pas de leçon à tirer. Et l’horreur de la Shoah, c’est peut-être ça. Et beaucoup de gens comprennent aujourd’hui la nature de l’horreur dans l’histoire de l’humanité, et que cette horreur-là n’a aucun sens. » Pour Glazer le génocide juif peut être compris de trois manières différentes : un processus concret, historique, matériel ; une mémoire contemporaine qui cherche à se défaire de difficiles questions morales ; enfin, malgré tous les efforts, un non-sens pour la pensée. Pour chacune, il cherche l’image adéquate, insatisfaisante mais juste.
H. K. : Le raccord, dans l’obscurité et le temps, entre Höss et les camps de nos jours, a de quoi surprendre, en effet, si ce n’est faire peur. Comme si Glazer, en miroir de ceux qui décident de ne plus voir, n’avait d’autre réponse – en forme de conclusion – qu’un travail mémoriel au présent, louable mais schématique, voire empreint de lourdeur. En somme, souvenons-nous de l’horreur et des disparus, dans le calme d’une matinée où le soin des agents d’entretien s’est substitué aux gestes barbares, où le bruit assourdissant a laissé place à celui presque réconfortant de quelques aspirateurs ; regardons les quelques traces qu’il reste d’eux, traversant une Histoire qui boucle sur elle-même. Pour garder en tête, aussi, que tout cela n’est pas si lointain et peut recommencer. Mais Glazer, comme tu l’as bien dit, donne une autre ampleur à ces plans. Il fait d’eux un « détour », transforme l’ellipse en véritable face à face. Höss n’est pas simplement confronté à ceux qu’il a mené vers l’extermination, au souvenir de leurs gestes désespérés ; il a sous ses yeux tout ce qu’il a tenté d’endiguer et qui désormais se déverse dans l’image. Seul face à l’accumulation des vêtements, des valises ou des chaussures des morts, ces biens qui ont désormais une place dans le cadre – au-delà de celui du musée, des vitres d’exposition –, qui prennent l’espace et la lumière, il n’est qu’un corps aux entrailles vides, convulsant sans pouvoir vomir. L’opposition entre « trop plein » et « trop vide » à l’œuvre dans la « zone d’intérêt » (le faste du jardin/l’intérieur invisible des camps) se retrouve d’un coup inversée, et c’est en confrontant Höss à ce renversement des pôles que le film se défait de tout piège mémoriel.
La composition de Mica Levi pour le générique de fin entérine l’échec de la rétention visuelle opérée par les Höss, ou plutôt son impossible mise en œuvre. Elle m’évoque deux choses, à la fois les voix du Dies iræ réarrangé en ouverture de Shining (1980) [33] [33] Mais sans doute plus largement l’arrivée des chœurs dans la musique de films d’horreur, avec la composition de Jerry Goldsmith pour La Malédiction (1976) ; mais aussi, avant cela, la berceuse composée par Krzysztof Komeda, et chantée par Mia Farrow, en ouverture de Rosemary’s Baby (1968). , mais aussi un rire, lyrique, celui de Canio/Pagliaccio dans Pagliacci (1892), l’opéra de Ruggero Leoncavallo. Les hurlements de l’Enfer et/ou les éclats hilares des victimes, qui hantent autant qu’ils se moquent des rêves matérialistes – Rudolf, comme l’a dit Elias, n’est qu’un technicien macabre qui, surplombant les huiles du IIIème Reich, ne pense qu’aux dispositions pour gazer la pièce – et grotesques – faire du canoë et du cheval à deux pas des morts et des cris – de ce petit homme vidé de l’intérieur, auquel il ne reste plus qu’à poursuivre son chemin le long des escaliers, au cœur des ténèbres.
É. H. : Pour penser la relation de La Zone d’intérêt à l’artifice et à la reconstitution historique sans pour autant lui faire un procès en formalisme, on pourrait chercher à élucider le rapport qu’il entretient avec certaines installations, auxquelles il semble se référer. À travers trois exemples, je veux montrer comment Jonathan Glazer cherche à produire des écarts au sein de son récit par l’incursion de régimes d’image différents, observés du côté de l’art contemporain.
En 2019, la diffusion des près de 700 heures de rushes de l’expérience DAU au Théâtre du Châtelet a enflammé le Paris mondain. Le projet de l’expérience, qui s’est déroulée sur près de deux ans, était de réunir 400 figurants pour rejouer une trentaine d’années en régime soviétique. La fascination pour ce dispositif naît du postulat qu’il donnerait à voir une vérité sur l’expérience du monde soviétique qui n’aurait jusqu’alors jamais été transmise. La Zone d’Intérêt partage avec cette installation une volonté commune d’inscrire les idéologies dans leur quotidien et d’y révéler des différences anthropologiques. Par ailleurs, DAU voulait comme cadre à son expérience un décor monumental, celui-là même que La Zone d’Intérêt veut factice. Le domaine des Höss dénote avec les toits des blocks et des miradors du camp qui jouxtent la maison. Ces indices du camp semblent sortir tout droit d’une visualisation numérique, comme collés sur la moitié haute de l’image, surtout lors de deux travellings qui suivent Hedwig avançant dans son jardin. L’hyper-visibilité de la collure entre ces matériaux hétérogènes (une visualisation numérique et un décor filmé en prise de vues réelles) donne au film le sentiment de gonflement dont parlait Hugo.
De même, le choc du contrechamp avec le musée d’Auschwitz se produit dans l’écart entre une image de fiction (la reconstitution de Berlin en 1944) et une image documentaire (les femmes de ménage du musée). D’ailleurs, l’amoncellement de vêtements filmé à travers une vitre rappelle l’installation Personnes de Christian Boltanski qui, lui-même marqué par les chaussures du magasin d’Auschwitz, a exposé des collines de vêtements et des casiers monumentaux en 2010 dans le cadre de MONUMENTA au Grand Palais. Des vêtements disposés au sol y étaient entourés par des fils à linge qui ressemblaient à des barbelés. Une grue soulevait et jetait certains de ces vêtements. Dans La Zone d’Intérêt, l’extermination n’est jusqu’alors jamais concrétisée que par l’environnement sonore et les fumées du camp et prend pour la première fois une forme physique effective. Pourtant, ces objets, chez Boltanski et chez Glazer, signalent la disparition, l’effet (presque au sens littéral) de l’extermination. De fait, Glazer ne dévoile son hors-champ que par ses effets : des cendres et des os dispersés dans la rivière, par exemple. Le fait de signifier la disparition par les objets et les indices qu’elle laisse renvoie à la réification à l’œuvre dans le génocide juif, où les déportés sont appelés « Stück » (pièce) par Rudolf Höss.
Par ailleurs, l’usage d’images infrarouges, dont Hugo a détaillé les ressorts, se rapproche aussi de l’art vidéo. Dans l’installation Incoming exposée au Lieu unique à Nantes en 2019, Richard Mosse présente en triple-écran des images filmées en caméra thermique retraçant le trajet d’immigrés africains vers l’Europe. À cette projection vidéo s’ajoute l’exposition sur des cimaises de photographies documentaires présentant des camps de migrant. L’exposition a donné un livre, coécrit avec Giorgio Agamben. Dans l’usage de la caméra thermique par Richard Mosse, deux couches se superposent : en s’appropriant une technologie de surveillance, Mosse veut montrer ce que la caméra ne peut pas voir. Si les caméras thermiques ont pour effet de rendre illisibles les traits du visage, elles donnent pourtant à voir des phénomènes invisibles à l’œil nu. Dans La Zone d’Intérêt, l’obscurité concrète de ces images s’oppose à la clarté et l’exhaustivité de celles tournées chez les Höss. D’une part, le dispositif de surveillance s’étiole face à ce point mort. Rudolph Höss ne cesse de surveiller, même chez lui, en éteignant méticuleusement toutes les lumières de sa maison comme une dernière ronde. D’autre part, comme l’expliquait Hugo, ces images finissent de définir l’altérité au foyer en négatif d’elle.
À l’aune de ces installations, les partis-pris formels de La Zone d’Intérêt n’ont rien d’arty. Le film ne cesse de développer, par des outils empruntés à d’autres, une étrangeté qui contredit sans cesse le projet de la famille Höss. Face à l’existence réglée de la petite noblesse nationale-socialiste, ces passages par l’art expérimental sont des lignes de fuite.